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Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

30 août 2012
Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

Pour les lecteurs du 21e siècle, la différence entre un roman de science-fiction, un essai philosophique et un article de physique semble évidente. Mais, au delà des classifications rassurantes se dessinent aussi de nombreux points de convergence, assumés ou non par les auteurs, selon les époques et les enjeux. Ainsi, au 17e siècle, certains penseurs ont intelligemment usé de la fiction pour faire vivre des hypothèses contraires à la science officielle, avant que la science-fiction ne reprenne progressivement à son compte bon nombre des questions soulevées par la science et autrefois dévolues à la philosophie. Pour autant, aujourd’hui, le dialogue entre philosophie et science-fiction est souvent teinté de méfiance ou d’indifférence : le fructueux mélange des genres pratiqué par Kepler, Godwin ou Cyrano de Bergerac a peut-être, en ce sens, valeur d’inspiration à jouer.

De Duracotus à Dyrcona

johannes KeplerPar une nuit de 1608, Johannes Kepler (portrait ci-contre) se couche après avoir observé les étoiles et rêve qu’il lit dans un ouvrage découvert par hasard cet étrange récit : un certain Duracotus, jeune Islandais, fils d’une femme un peu sorcière, acquiert d’excellentes connaissances en astronomie en séjournant pendant plusieurs années auprès de Tycho Brahé, dans l’île danoise de Hveen – ce qui a été, comme on sait, le cas de Kepler lui-même. Par l’intermédiaire de sa mère, Duracotus rencontre l’un des démons capables de transporter les hommes sur Levania (le nom hébreu de la Lune). Le voyage, très risqué, dure quatre heures et ne peut avoir lieu que pendant une éclipse de Lune. Tout au long du trajet, les démons réchauffent les voyageurs qu’ils transportent pour leur permettre de supporter le froid intense qui règne entre la Terre et la Lune et leur font respirer des éponges humides pour pallier le manque d’air. Levania est divisée en deux hémisphères : Subvolva, dont le ciel est sans cesse occupé par une grosse « lune » nommée Volva (notre terre) et Privolva, d’où l’on ne voit jamais Volva (Privolva est pour nous la face cachée de la Lune). Pour ses habitants, Levania est immobile au centre de l’univers, et ce sont tous les autres astres qui tournent autour d’elle. Le jour de Levania est aussi long que l’un de nos mois. Du côté de Privolva, une nuit équivaut à deux de nos semaines : glaciale, chacune de ces nuits est suivie d’une journée torride qui dure également un demi-mois. Le climat de Provolva est moins hostile, car la présence perpétuelle de Volva, qui réfléchit la lumière du Soleil, tempère quelque peu les écarts de température. Levania est couverte de montagnes, de crevasses et de cratères, naturels ou artificiels, où les habitants se réfugient pour se protéger du froid et de la chaleur. Ses mers connaissent d’énormes marées, qui résultent de l’action conjointe de Volva et du Soleil. Les êtres vivants que l’on trouve sur Levania sont d’une taille monstrueuse, ce qui leur permet de se déplacer à grande vitesse. Ils connaissent une croissance rapide et ont aussi une durée de vie très brève, qui n’excède généralement pas un jour.

À la même époque, Francis Godwin nous conte l’aventure de Domingo Gonsalez. Ce gentilhomme sévillan se fait entraîner jusqu’à la Lune par un attelage d’oies sauvages. Dès lors qu’il est suffisamment éloigné de la Terre, celle-ci devient pour lui « un nouvel astre », sur lequel il observe « une tache à peu près semblable à une poire, dont on aurait mordu l’un des côtés et emporté le morceau » (l’Afrique), une autre tache « à peu près en ovale, et justement telle que l’Amérique dans la carte du monde », et ainsi de suite. Si bien que, conclut Gonsalez « tout ceci me semblait être quelque grand globe de mathématique lentement tourné devant moi ; où pendant vingt-quatre heures, furent successivement représentés à ma vue tous les pays de notre terre habitable ».

dyrconaQuelques années plus tard, Cyrano de Bergerac rédige l’Autre monde. Malgré les sarcasmes de ses contemporains, Dyrcona est persuadé que la Lune est un monde semblable au nôtre et décide donc de s’y rendre afin de s’en assurer. Arrivé à destination, il est rapidement capturé par les Séléniens, des géants à figure humaine qui se déplacent à quatre pattes. L’infortuné Dyrcona aura toutes les peines du monde à faire reconnaître son humanité – juste retour des choses, lui fait-on remarquer : « si quelqu’un de cette terre, avait monté dans la vôtre avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feraient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable ». Sur la Lune, Dyrcona sera traité à son tour comme une sorte de singe, que l’on tentera d’accoupler avec un animal de la même espèce capturé précédemment – et qui n’est autre que Domingo Gonsalez, le héros de Godwin ! Ayant réussi à apprendre le langage des habitants de la Lune, Dyrcona sera finalement considéré comme un homme, avant d’être aussitôt condamné à mort par des prêtres pour avoir osé dire que leur monde n’était que la lune du monde d’où il venait... Il sera finalement gracié, mais contraint d’abjurer cette abominable hérésie. Après bien des aventures et des rencontres au cours desquelles il aura de multiples occasions de méditer sur la relativité de toute chose, Dyrcona sera renvoyé sur la Terre. Dès son arrivée, il y est accusé de sorcellerie et emprisonné. Il construit alors une machine volante dans le but de s’échapper et de se rendre jusqu’au Soleil (illustration ci-contre). Il y rencontre d’abord des êtres qui ont la capacité de se métamorphoser selon leur désir, en n’importe quel minéral, végétal ou animal. Il se rend ensuite dans le royaume des oiseaux, qui l’accusent d’être un homme – « une bête chauve, un oiseau plumé (…) si sot, si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui (…) l’homme qui avec son âme si clairvoyante, ne saurait distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui aurait fait prendre pour du persil (…) l’homme qui a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer ». Le tribunal des oiseaux juge que cet animal dépourvu de bec, de plumes et de griffes ne saurait être pourvu d’une âme spirituelle et le condamne à être dévoré par les insectes. Notre héros échappe de peu à la mort, grâce à l’intervention du perroquet de sa cousine rencontré jadis sur la terre, et auquel il avait rendu la liberté en lui ouvrant sa cage. Dyrcona parcourra encore d’autres contrées, comme celle des arbres parlants, avant d’achever son périple au pays des philosophes, où le roman se termine avec la rencontre de Descartes, mort depuis peu sur la Terre, et qui vient tout juste d’arriver sur le Soleil.

Des fables à thèse

La machine de Godwin

godwinmachineCes récits de voyage, que l’on pourrait d’abord considérer comme de purs divertissements, ont en réalité une fonction pédagogique et même militante. Depuis le concile de Trente, il est entendu que toute description du monde qui irait à l’encontre de la science officielle doit être présentée comme une fiction, comme une fable. Mais cette mesure, qui devait protéger la science établie manquera son but ; à bien des égards, la fiction se révélera une excellente alliée de la nouvelle science. En effet, tous ces récits sont d’excellents moyens pour familiariser le public avec les idées les plus subversives : le mouvement de la Terre, l’existence d’autres mondes habités, le matérialisme, l’atomisme, etc. Sous le masque de la légèreté, ils ouvrent une multitude de possibles que la science traditionnelle jugeait absurdes. En nous transportant vers la Lune, les récits de Kepler et Godwin nous offrent un regard neuf sur notre propre monde. Ils rendent visible l’hypothèse copernicienne et nous permettent de voir la Terre comme la voient les habitants de Levania ou Domingo Gonsalez – une Terre toute semblable aux globes tournant sur un axe que les géographes ont fabriqué pour la représenter.

Nous avons oublié combien l’hypothèse du mouvement de la Terre devait apparaître paradoxale aux hommes du dix-septième siècle. Il nous faut aujourd’hui faire un effort pour prendre conscience que toute notre expérience quotidienne semble réfuter cette hypothèse : on ne sent pas le mouvement de la Terre, on n’est pas expulsé de sa surface comme on le serait d’un manège en rotation très rapide. Avant que Galilée ait développé une nouvelle physique, posé le principe d’inertie et celui de la relativité du mouvement, une multitude d’arguments pouvaient être allégués contre l’hypothèse copernicienne : la pierre lâchée du haut d’une tour tombe au pied de celle-ci, le boulet de canon lancé à la verticale retombe sur le canon, etc. Et même après Galilée, certaines observations, telles que l’absence de parallaxe stellaire, resteront problématiques pour l’héliocentrisme. En mettant sous nos yeux les mouvements de la Terre, les récits des voyages lunaires contribuent à les rendre un peu moins inconcevables. D’autre part, le choix de la Lune est tout sauf innocent. Pour la cosmologie traditionnelle, héritée d’Aristote, celle-ci marquait la limite entre le monde sublunaire – la Terre et ses environs immédiats – soumis au devenir et à la corruption et le monde supralunaire, monde de la stabilité et de la perfection, où des astres immuables, parfaitement sphériques, se déplacent selon des trajectoires circulaires. Les observations de la Lune par Galilée, qui suggéraient un relief accidenté allaient évidemment à l’encontre de cette cosmologie. Insister, comme le fait Kepler, sur l’existence de montagnes et de crevasses, ainsi que sur l’importance et la rapidité des changements que connaissent les êtres lunaires, c’est, bien sûr contester radicalement le modèle traditionnel. Suggérer, comme le fait Cyrano que « la Lune est un monde comme celui-ci à qui le nôtre sert de lune » c’est, bien sûr, s’en prendre à cette division traditionnelle du cosmos en deux régions totalement hétérogènes, mais aussi à l’idée que la Terre possède un statut et une position unique : notre monde est un astre semblable à tous les autres, et pas moins qu’eux soumis au devenir.

Ces textes de fiction sont de redoutables machines de guerre contre la science et la philosophie traditionnelles. Par exemple, ce que Cyrano réfute, avec ses oiseaux raisonneurs, ses arbres parlants et ses êtres capables de se métamorphoser en rivière, en pierre précieuse, en rossignol ou en humain, c’est la conception traditionnelle de l’échelle des êtres. Pour ce matérialiste convaincu, l’homme ne trône pas au sommet de la création, il n’y a pas d’êtres supérieurs et d’êtres inférieurs, mais seulement des atomes disposés de diverses manières : « dans un arbre, il y a tout ce qu’il faut pour composer un homme ». D’ailleurs, ces métamorphoses se produisent chaque jour sous nos yeux : le pommier se nourrit du gazon qui l’environne, le pourceau dévore la pomme et le transforme en une partie de lui-même et l’homme qui mange le pourceau en fait de même. « Ainsi, conclut Cyrano, ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin ».


Décentrer et instruire

Galilée par Giuseppe Bertini - 1858

galliléeLes images de l’univers que proposent Kepler, Godwin et Cyrano prolongent et confirment les observations à la lunette de Galilée. Comme le dit joliment Fr. Aït-Touati, ils ajoutent « les images percutantes de la fiction aux images encore floues, et difficilement partageables, obtenues par le télescope ». Anticipant sur les voyages de Gulliver ou les aventures de Micromégas, ces textes nous convient à un exercice de décentrement du regard. « Je crois, affirme Dyrcona, que les planètes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux, c’est-à-dire des mondes que nous ne voyons pas d’ici (…). Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y rampons devant une douzaine de glorieux coquins, ait été bâti pour commander à tous ? ». Ces récits de voyage nous apprennent à voir la Terre depuis la Lune, depuis le Soleil, depuis l’espace. Ils nous amènent à juger nos coutumes, nos croyances et nos certitudes à l’aune de ces étrangers absolus que sont les géants de la Lune, le peuple solaire des oiseaux ou celui des arbres parlants. Et tout cela avec une ironie et une apparente légèreté qui les rendent à la fois acceptables et redoutables. Ainsi, on répond à Dyrcona, qui s’étonne que les Nobles luniens portent fièrement sur leur vêtement la figure d’un membre viril quand, sur notre Terre, la marque de noblesse est de porter l’épée : « que les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas (…). Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables. Cependant, vous appelez ce membre-là les parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! ». Les Luniens préfèrent faire l’amour plutôt que la guerre. Quoi de plus subversif en cette fin du dix-septième siècle ?

Toutes ces fictions produisent du savoir. On pourrait même aller plus loin, et souligner que la nouvelle science n’aurait pas pu se développer sans ces exercices sur les contrefactuelles qui nous invitent à nous demander « Que se passerait-il si ». Que verrions-nous si nous regardions le monde depuis la Lune ? Mais aussi : Que se passerait-il si une pierre et une plume tombaient sous une cloche où l’on aurait fait le vide – alors que l’aristotélisme interdit l’idée même qu’un mouvement puisse avoir lieu dans le vide ? Que se passerait-il si un corps en mouvement n’était plus soumis à aucune force ? Il faut être attentif à l’importance de ces questions, et se souvenir que le principe d’inertie, qui est peut-être la loi la plus fondamentale de la physique classique décrit une situation qui n’advient jamais dans la réalité : personne n’a jamais observé un corps qui ne serait soumis à aucune force et persévérerait indéfiniment dans son mouvement rectiligne uniforme. La science du 17e, notre science, s’est développée en explorant des possibles, pas en observant « naïvement » le réel. Une observation « naïve » de la réalité conduit à la physique aristotélicienne – pour laquelle tous les corps en mouvement finissent par s’arrêter spontanément lorsqu’ils ne sont plus poussés – pas à la physique de Galilée. « Il ne faut appeler science que l’ensemble des recettes qui réussissent toujours, écrivait P. Valéry. Tout le reste est littérature ». À lire Galilée, mais aussi, plus près de nous, Maxwell : Que se passerait-il si un démon pouvait actionner une porte microscopique qui ouvrirait le passage à des molécules de gaz entre deux compartiments de température différente et qu’il décide de laisser passer vers le compartiment le plus chaud les molécules les plus rapides tout en maintenant dans le compartiment froid les molécules les plus lentes ? Ce démon parviendrait-il à faire mentir le second principe de la thermodynamique ? – ou Einstein – Que se passerait-il si nous chevauchions un rayon de lumière et que l’envie nous prenait de nous regarder dans un miroir ? Celui-ci réfléchirait-il notre image ? – on aurait plutôt le sentiment que la science est aussi, et de manière essentielle, travail de l’imagination, fabrication et mise à l’épreuve de fictions.

Fiction et science aujourd’hui


Matrix

matrixÀ l’heure actuelle, il est devenu évident que la science-fiction puise un grand nombre de ses sujets et de ses réflexions dans ce qui, jusqu’il y a peu, était l’apanage de la philosophie. Bien que le mythe de la caverne ou l’histoire du cerveau dans un bocal – comment pouvons-nous être sûrs de ne pas être de simples cerveaux dans un bocal ? – datent de plusieurs millénaires, c’est peut-être Matrix qui a diffusé ces idées auprès du grand public avec le plus de succès Ce film décrit un monde où les machines, devenues intelligentes, ont pris possession de la planète et utilisent l’énergie générée par le corps humain en connectant celui-ci à un monde virtuel – peut-être le monde tel que nous le connaissons… Dès lors, ce que nous sentons, touchons, goûtons n’existe pas réellement et nous n’avons aucun moyen de nous en assurer. Si aujourd’hui, les machines pensantes semblent endosser le rôle du Malin Génie de Descartes, ces interrogations et ces réflexions sur les limites de l’homme, sa place dans l’Univers mais aussi les peurs qu’elles expriment sont restées les mêmes. Car la panique que Descartes ressentait en constatant l’impossibilité de distinguer le rêve de la réalité est toujours la nôtre.

Nous pouvons aller plus loin, et dire que la science-fiction a en quelque sorte récupéré, depuis ses débuts, tous les grands thèmes de la métaphysique, en les rendant accessibles, dans le même mouvement, à un public plus large, non féru de philosophie au sens strict. De ce point de vue, la science-fiction apparaît comme « une philosophie d’opinion » qui relève les questions traditionnelles de la métaphysique avec un style qui lui est propre. S’il peut sembler caricatural, ce constat est pourtant appuyé par la tension qui règne entre ces deux types de discours. En témoigne la polémique autour de Matrix et de la publication de Matrix, machine philosophique où des philosophes pourtant professionnels se sont vus accusés de profiter du succès commercial du film pour se livrer à de la philosophie de comptoir. Polémique qui montre, d’une façon plus générale, qu’il y a bien une résistance de la philosophie à la science-fiction. Cette résistance est évoquée par Gilbert Hottois en introduction de l’ouvrage Philosophie et science-fiction. Mais quelle est-elle ? La réponse précise à cette question reste difficile, comme en témoignent les tentatives esquissées dans cet ouvrage par les différents contributeurs, dont le mérite est cependant de montrer que ces deux « genres » ne sont pas sans points communs. De plus, le point de vue habituellement adopté par les philosophes sur la science-fiction est à lui seul révélateur. Car, lorsqu’un philosophe analyse l’un des ouvrages ou l’un des grands thèmes issus du genre, il ne doit pas creuser beaucoup pour mettre en évidence sa portée philosophique. Niant la spécificité de la science-fiction et la manière dont elle pourrait rafraîchir de vieilles questions, le commentaire se contente alors trop souvent de la sécurité de ses propres ornières. Sous l’originalité de la science-fiction, il tend à exhumer d’anciennes formulations par retraduction en ses propres termes techniques. Autrement dit, c’est lire Frédéric Brown au bistrot – « Le dernier homme vivant sur la terre se trouvait chez lui. On frappa à la porte. » – pour ensuite traverser la rue et, du haut de l’estrade d’un amphithéâtre, parler quatre heures de l’altérité.


Métaphysique d’un genre mineur

De cette manière, on peut interroger la portée philosophique de nombreuses œuvres de science-fiction. Par exemple, dans Le monde des non-A, Van Vogt questionne la possibilité d’une société anarchique fonctionnelle en s’inspirant de la sémantique générale d’Alfred Korzybski. Dans Créateur d’univers, il explore les conséquences de la manipulation temporelle et en fait l’origine même de notre univers. La question de l’origine de l’être humain est, elle aussi, omniprésente. En témoignent Rosny Aîné – La guerre du feu – ou Jean M. Auel – Les enfants de la Terre. Qu’est-ce qui définit ce que nous sommes ? D’abord, ceux qui ne sont pas nous, ou pas comme nous. C’est en cet autre qu’est l’extra-terrestre, le zombie, le cyborg, que prennent source et se cristallisent les questions de l’altérité et de l’identité. Qu’il s’agisse du gentil E.T. ou de l’angoissant Alien de Ridley Scott, du zombie de La nuit des morts-vivants ou des copies conformes de Body snatcher« Mon mari n’est pas mon mari » –, des machines de Terminator ou des cyborgs de Galaxy Express 999, ils nous renvoient inévitablement à notre propre condition, à nos propres excès, à notre propre besoin de vivre parmi nos semblables et de protéger notre espèce mais également à nos rêves, nos peurs et nos espérances. La mémoire, ensuite, qu’ébranle un film tel que Dark city, dans lequel des êtres humains sont pris au piège dans une ville-laboratoire qui chaque nuit change de configuration et où de nouveaux souvenirs sont implantés aux habitants. Dès lors, qui sont-ils réellement ? La personnalité qui s’élabore à partir de souvenirs factices peut-elle constituer une certaine vérité de soi ? Peut-elle témoigner de la réalité, comme le suggère Philip K. Dick dans Souvenir à vendre ? Celui que nous avons été et dont nous avons tout oublié a-t-il un droit sur celui que nous sommes devenu ? Si la mémoire peut nous jouer des tours, la conscience reste, à tout le moins, le propre de l’homme. Mais peut-être, comme dans Blade Runner, sommes-nous déjà des robots qui s’ignorent ? Car, à nous décharger du travail sur les machines, celles-ci risquent de devenir plus humaines que les humains (voir Les robots, d’Asimov, L’oiseau d’Amérique, de Walter Tevis ou Pluto de Naoki Urasawa). Petit à petit, dans le vaste monde de la science-fiction, l’homme semble perdre la place privilégiée d’être supérieur qui était la sienne. Contestée par les machines conscientes de Matrix ou de Terminator, les aliens de la Guerre des mondes ou ceux des forces de Véga, basées sur la face cachée de la lune contre lesquelles lutte Goldorak, l’humanité entrevoit peu à peu, à travers la science-fiction, nombre de ses décentrements et fins possibles, dont le progrès technologique et la catastrophe écologique ne sont pas les moindres causes. Quelle place, en effet, reste-t-il pour l’homme dans un monde aux couleurs d’aluminium et de gris béton, où les compétences valorisées deviennent celles des ordinateurs – la rapidité, l’automatisation, le travail multitâche ? Ces questions sont récurrentes chez Ballard que ce soit dans Crash !, L’île de béton ou I.G.H, qui prospectent avec inquiétude l’inhumanité qu’engendre le progrès. C’est aussi l’un des thèmes de 1984 de Georges Orwell et du travail de William Gibson qui, depuis 1977, traite de l’influence de la réalité virtuelle sur l’être humain, brossant, dans un monde sombre où seul survit celui qui est connecté, les dérives qui se révéleront être celles de nos « nouvelles technologies ». Abondamment explorée par la science-fiction, cette quête effrénée du progrès est souvent présentée comme ayant partie prenante dans les catastrophes écologiques engendrant la destruction de l’humanité : l’inondation dans Le monde englouti, la chaleur et la pollution dans Sécheresse, ou la pétrification dans La forêt de cristal. C’est également une terre surexploitée, devenue désertique que l’on retrouve chez Rosny Aîné dans La mort de la terre. Si le souci écologique n’est devenu que très récemment une cause entendue, on voit qu’il est l’une des questions essentielles de la science-fiction depuis ses débuts, eux-mêmes contemporains de l’industrialisation des sociétés. En regard de cette situation, quelle échappatoire reste-t-il à l’être humain sinon celle de boucler la boucle et ses valises ? De devenir lui-même l’extraterrestre d’une autre civilisation, en quittant un monde écologiquement épuisé pour prendre possession d’une autre planète bleue qu’il faudra à nouveau vider de ses énergies ? Après tout, ce n’est pas pour d’autres raisons que nous avons dû nous défendre de ces envahisseurs venus de l’espace à la recherche d’un Nouveau Monde pour les accueillir.

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Un dialogue suspendu

descartesBien qu’elle soit reléguée, parmi d’autres, dans ces genres dit mineurs, la science-fiction a donc, tout au long du 20e siècle, discrètement mais constamment partagé avec le fantastique l’ensemble de ces questions jadis strictement métaphysiques (Dieu, l’homme, le monde, l’origine, la fin, la liberté, etc.). On peut s’interroger sur les raisons de cette relève. Quelles étaient les fonctions auparavant assurées par la métaphysique et qui le sont aujourd’hui par la science-fiction ? Doit-on y voir les raisons particulières de cette résistance de la philosophie à la science-fiction, rapidement qualifiée de philosophie de comptoir (mais, tout de même, philosophie) ? Selon la thèse de Guy Lardreau, l’une des tâches essentielles de la philosophie est bien celle de « faire monde » avec la science. C’est-à-dire de reprendre la diversité des points de vue et des théories sur le monde dans un discours cohérent et unifié. Ainsi, la philosophie accompagne le discours scientifique sur le monde et elle « le double d’une vision du monde qui s’ajuste à son avancée ». Sa tâche est de fournir l’horizon, toujours imaginaire, du possible qui sera la matière première de la science. Ensuite, elle en unifiera les discours, y fera des liaisons, en réunira les expériences pour proposer à ses lecteurs une image significative du monde dans son ensemble. Mais ce n’est pas tout : à cette première tâche s’ajoute une seconde par laquelle la philosophie déploie la puissance imaginative de la science qu’elle étend au monde de façon radicale afin d’éprouver les résistances de ce dernier. Au 17e siècle, Descartes, en rédigeant les Principes de la philosophie, ne fait pas autre chose. À partir des seules lois du mouvement et des chocs qui ne semblent s’appliquer qu’aux objets idéaux que sont les corps parfaitement durs, il entreprend d’expliquer la totalité du monde et des phénomènes observables dans celui-ci, du mouvement des planètes jusqu’au fonctionnement du corps humain ! D’autres suivront, critiqueront, objecteront, réexpliqueront. Et des tourbillons de Descartes, peut-être ne reste-t-il rien. Toujours est-il que la science en sera modifiée, ainsi que la métaphysique sur laquelle elle s’appuyait.

Depuis un bon siècle, c’est ce dialogue entre science et philosophie qui, pour Lardreau, est manifestement brisé et que la science-fiction a depuis lors repris de sa propre voix qui, pour le philosophe, a des accents de comptoir. Il faut l’admettre, les philosophes d’alors, qui chargeaient la fiction d’une portée cognitive, ne sont plus les romanciers d’aujourd’hui, pour lesquels les questions métaphysiques et scientifiques ont un intérêt réel, mais qui ne s’embarrassent pas du vocabulaire technique propre à la discipline philosophique. Rapportée à la précision philosophique, la science-fiction peut dès lors sembler fort naïve et digne de peu d’intérêt.

Pourtant, si la philosophie voulait bien tendre l’oreille au discours de la science-fiction, elle pourrait bien entendre une véritable invitation. Invitation à renouer avec la conjecture, invitation à retrouver le goût de l’hypothèse. Car au sens strict, le principe actif de la science-fiction n’est rien d’autre que celui de prendre comme certitude une donnée scientifique et d’en tirer toutes les conséquences qui s’imposent. À pousser plus loin la réflexion, quitte à exagérer jusqu’à faire craquer son propre discours, la science-fiction révèle les résistances du monde et de l’homme à la science, offrant à cette dernière une signification et une limite humaine, lesquelles sont bien sûr susceptibles d’évoluer. À ce titre, l’histoire de la science-fiction montre que de nombreuses entreprises qui, aujourd’hui, nous semblent relever d’une rationalité sans faille et d’une normalité à toute épreuve ont eu, auparavant, un horizon purement imaginaire. Le voyage sur la lune et le Web ne sont que deux exemples parmi bien d’autres. Horizon de recherche pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs, parce que l’on peut aussi y trouver, pêle-mêle, les sources de la télé-réalité, de l’idole virtuelle, de la prévention a priori contre le crime et de la manipulation génétique. Des sujets dont la philosophie aurait beaucoup à dire si elle acceptait de renouer avec le risque de l’erreur. Car comme le signale Serge Lehman, la science-fiction peut constituer un véritable laboratoire métaphysique ou, comme l’explique Isabelle Stengers, un vaste champ d’expérimentation pour les sciences sociales et humaines. Alors que le monde et la technologie se synchronisent peu à peu sur les sombres anticipations d’Orwell, de Ballard ou de Gibson, la science-fiction ouvre un champ encore à explorer – champ à partir duquel la philosophie, si elle en tire la leçon, pourrait à nouveau répondre à l’urgence de la conjecture et à la nécessité d’explorer les possibles, avec l’audace et la curiosité d’un Duracotus explorant Levania ou d’un Dyrcona se frottant aux Séléniens. L’invitation est lancée ; la philosophie est-elle prête à refaire monde avec la science ?

Sébastien Buckinx et Laurence Bouquiaux
Août 2012

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Laurence Bouquiaux
enseigne la philosophie des sciences et l'histoire de la philosophie à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la science et la philosophie du 17e siècle.

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Sébastien Buckinx est licencié en philosophie de l'ULg. Ses recherches portent sur Descartes et les rapports entre physique et métaphysique au 17e siècle.



 

Œuvres citées

Johannes Kepler, Somnium, seu Opus posthumum de astronomia lunari [1634] ; trad. fr. Presses universitaires de Nancy, 1984.
Francis Godwin, The man in the moon [1638] ; trad. fr. éd. L’Insulaire, 2007.
Descartes, Les principes de la philosophie, 1644.
Cyrano de Bergerac, L’Autre monde [1657] ; rééd. Gallimard, folio, 2004. 
Wells, La guerre des mondes, 1898.
Rosny Aîné, La mort de la terre, 1910.
Rosny Aîné, La guerre du feu, 1911.
Krozybski, Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, 1933.
Van Vogt, Le monde des non-A, 1945.
Orwell, 1984, 1949
Van Vogt, Créateur d'univers, 1953.
Finney, The Body Snatchers, 1955.
Dick, Minority report, 1956.
Brown, Fantômes et farfouilles, 1961.
Ballard, Le monde englouti, 1962.
Ballard, Sécheresse, 1965.
Ballard, La forêt de cristal, 1966.
Dick, Souvenir à vendre, 1966.
Asimov, Les robots, 1967.
Ballard, Crash !, 1973.
Ballard, L'île de béton, 1974.
Ballard, I.G.H., 1975.
Romero, La nuit des morts-vivants, 1968.
Goldorak, 1975-1977.
Matsumoto, Galaxy Express 999, 1977-1981
Scott, Alien, Le huitième passager, 1979.
Tevis, L'oiseau d'Amérique, 1980.
Auel, Les enfants de la Terre, 1980-2011.
Spielberg, E.T. L’extra-terrestre, 1982.
Scott, Blade Runner, 1982.
Cameron, Terminator, 1984.
Gibson, Idoru, 1996.
Proyas, Dark city, 1998.
Andy et Larry Wachowski, Matrix, 1999.
Urasawa, Pluto, 2003-2009.

Études

Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988.
Gérard Simon, Sciences et savoirs, aux XVIe et XVIIe siècles, Presses universitaires du Septentrion, 1996, en particulier p. 103-112, « le songe de Kepler ».
Philosophie et science-fiction, coord. Gilbert Hottois, Vrin, 2000.
Matrix, machine philosophique, Ellipses, 2003.
À propos de la polémique Matrix :
La philo au service de « Matrix », Libération, 11 octobre 2003.
Nous sommes tous des Agents Smith, Libération, 26 novembre 2003.
During et Maniglier, Matrix : comment la philosophie peut s’y faire, Revue d’esthétique, n°45, 2004.
Lehman, De la science-fiction comme laboratoire de métaphysique, Le monde diplomatique, juillet 2009.
Cassou-Noguès, Dr Science et Mr Fiction, Philosophie magazine, septembre 2010.
Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011.


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