Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

Un dialogue suspendu

descartesBien qu’elle soit reléguée, parmi d’autres, dans ces genres dit mineurs, la science-fiction a donc, tout au long du 20e siècle, discrètement mais constamment partagé avec le fantastique l’ensemble de ces questions jadis strictement métaphysiques (Dieu, l’homme, le monde, l’origine, la fin, la liberté, etc.). On peut s’interroger sur les raisons de cette relève. Quelles étaient les fonctions auparavant assurées par la métaphysique et qui le sont aujourd’hui par la science-fiction ? Doit-on y voir les raisons particulières de cette résistance de la philosophie à la science-fiction, rapidement qualifiée de philosophie de comptoir (mais, tout de même, philosophie) ? Selon la thèse de Guy Lardreau, l’une des tâches essentielles de la philosophie est bien celle de « faire monde » avec la science. C’est-à-dire de reprendre la diversité des points de vue et des théories sur le monde dans un discours cohérent et unifié. Ainsi, la philosophie accompagne le discours scientifique sur le monde et elle « le double d’une vision du monde qui s’ajuste à son avancée ». Sa tâche est de fournir l’horizon, toujours imaginaire, du possible qui sera la matière première de la science. Ensuite, elle en unifiera les discours, y fera des liaisons, en réunira les expériences pour proposer à ses lecteurs une image significative du monde dans son ensemble. Mais ce n’est pas tout : à cette première tâche s’ajoute une seconde par laquelle la philosophie déploie la puissance imaginative de la science qu’elle étend au monde de façon radicale afin d’éprouver les résistances de ce dernier. Au 17e siècle, Descartes, en rédigeant les Principes de la philosophie, ne fait pas autre chose. À partir des seules lois du mouvement et des chocs qui ne semblent s’appliquer qu’aux objets idéaux que sont les corps parfaitement durs, il entreprend d’expliquer la totalité du monde et des phénomènes observables dans celui-ci, du mouvement des planètes jusqu’au fonctionnement du corps humain ! D’autres suivront, critiqueront, objecteront, réexpliqueront. Et des tourbillons de Descartes, peut-être ne reste-t-il rien. Toujours est-il que la science en sera modifiée, ainsi que la métaphysique sur laquelle elle s’appuyait.

Depuis un bon siècle, c’est ce dialogue entre science et philosophie qui, pour Lardreau, est manifestement brisé et que la science-fiction a depuis lors repris de sa propre voix qui, pour le philosophe, a des accents de comptoir. Il faut l’admettre, les philosophes d’alors, qui chargeaient la fiction d’une portée cognitive, ne sont plus les romanciers d’aujourd’hui, pour lesquels les questions métaphysiques et scientifiques ont un intérêt réel, mais qui ne s’embarrassent pas du vocabulaire technique propre à la discipline philosophique. Rapportée à la précision philosophique, la science-fiction peut dès lors sembler fort naïve et digne de peu d’intérêt.

Pourtant, si la philosophie voulait bien tendre l’oreille au discours de la science-fiction, elle pourrait bien entendre une véritable invitation. Invitation à renouer avec la conjecture, invitation à retrouver le goût de l’hypothèse. Car au sens strict, le principe actif de la science-fiction n’est rien d’autre que celui de prendre comme certitude une donnée scientifique et d’en tirer toutes les conséquences qui s’imposent. À pousser plus loin la réflexion, quitte à exagérer jusqu’à faire craquer son propre discours, la science-fiction révèle les résistances du monde et de l’homme à la science, offrant à cette dernière une signification et une limite humaine, lesquelles sont bien sûr susceptibles d’évoluer. À ce titre, l’histoire de la science-fiction montre que de nombreuses entreprises qui, aujourd’hui, nous semblent relever d’une rationalité sans faille et d’une normalité à toute épreuve ont eu, auparavant, un horizon purement imaginaire. Le voyage sur la lune et le Web ne sont que deux exemples parmi bien d’autres. Horizon de recherche pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs, parce que l’on peut aussi y trouver, pêle-mêle, les sources de la télé-réalité, de l’idole virtuelle, de la prévention a priori contre le crime et de la manipulation génétique. Des sujets dont la philosophie aurait beaucoup à dire si elle acceptait de renouer avec le risque de l’erreur. Car comme le signale Serge Lehman, la science-fiction peut constituer un véritable laboratoire métaphysique ou, comme l’explique Isabelle Stengers, un vaste champ d’expérimentation pour les sciences sociales et humaines. Alors que le monde et la technologie se synchronisent peu à peu sur les sombres anticipations d’Orwell, de Ballard ou de Gibson, la science-fiction ouvre un champ encore à explorer – champ à partir duquel la philosophie, si elle en tire la leçon, pourrait à nouveau répondre à l’urgence de la conjecture et à la nécessité d’explorer les possibles, avec l’audace et la curiosité d’un Duracotus explorant Levania ou d’un Dyrcona se frottant aux Séléniens. L’invitation est lancée ; la philosophie est-elle prête à refaire monde avec la science ?

Sébastien Buckinx et Laurence Bouquiaux
Août 2012

crayongris2


Laurence Bouquiaux
enseigne la philosophie des sciences et l'histoire de la philosophie à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la science et la philosophie du 17e siècle.

crayongris2
Sébastien Buckinx est licencié en philosophie de l'ULg. Ses recherches portent sur Descartes et les rapports entre physique et métaphysique au 17e siècle.



 

Œuvres citées

Johannes Kepler, Somnium, seu Opus posthumum de astronomia lunari [1634] ; trad. fr. Presses universitaires de Nancy, 1984.
Francis Godwin, The man in the moon [1638] ; trad. fr. éd. L’Insulaire, 2007.
Descartes, Les principes de la philosophie, 1644.
Cyrano de Bergerac, L’Autre monde [1657] ; rééd. Gallimard, folio, 2004. 
Wells, La guerre des mondes, 1898.
Rosny Aîné, La mort de la terre, 1910.
Rosny Aîné, La guerre du feu, 1911.
Krozybski, Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, 1933.
Van Vogt, Le monde des non-A, 1945.
Orwell, 1984, 1949
Van Vogt, Créateur d'univers, 1953.
Finney, The Body Snatchers, 1955.
Dick, Minority report, 1956.
Brown, Fantômes et farfouilles, 1961.
Ballard, Le monde englouti, 1962.
Ballard, Sécheresse, 1965.
Ballard, La forêt de cristal, 1966.
Dick, Souvenir à vendre, 1966.
Asimov, Les robots, 1967.
Ballard, Crash !, 1973.
Ballard, L'île de béton, 1974.
Ballard, I.G.H., 1975.
Romero, La nuit des morts-vivants, 1968.
Goldorak, 1975-1977.
Matsumoto, Galaxy Express 999, 1977-1981
Scott, Alien, Le huitième passager, 1979.
Tevis, L'oiseau d'Amérique, 1980.
Auel, Les enfants de la Terre, 1980-2011.
Spielberg, E.T. L’extra-terrestre, 1982.
Scott, Blade Runner, 1982.
Cameron, Terminator, 1984.
Gibson, Idoru, 1996.
Proyas, Dark city, 1998.
Andy et Larry Wachowski, Matrix, 1999.
Urasawa, Pluto, 2003-2009.

Études

Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, Actes Sud, 1988.
Gérard Simon, Sciences et savoirs, aux XVIe et XVIIe siècles, Presses universitaires du Septentrion, 1996, en particulier p. 103-112, « le songe de Kepler ».
Philosophie et science-fiction, coord. Gilbert Hottois, Vrin, 2000.
Matrix, machine philosophique, Ellipses, 2003.
À propos de la polémique Matrix :
La philo au service de « Matrix », Libération, 11 octobre 2003.
Nous sommes tous des Agents Smith, Libération, 26 novembre 2003.
During et Maniglier, Matrix : comment la philosophie peut s’y faire, Revue d’esthétique, n°45, 2004.
Lehman, De la science-fiction comme laboratoire de métaphysique, Le monde diplomatique, juillet 2009.
Cassou-Noguès, Dr Science et Mr Fiction, Philosophie magazine, septembre 2010.
Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Gallimard, 2011.

Page : précédente 1 2 3 4