Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

Métaphysique d’un genre mineur

De cette manière, on peut interroger la portée philosophique de nombreuses œuvres de science-fiction. Par exemple, dans Le monde des non-A, Van Vogt questionne la possibilité d’une société anarchique fonctionnelle en s’inspirant de la sémantique générale d’Alfred Korzybski. Dans Créateur d’univers, il explore les conséquences de la manipulation temporelle et en fait l’origine même de notre univers. La question de l’origine de l’être humain est, elle aussi, omniprésente. En témoignent Rosny Aîné – La guerre du feu – ou Jean M. Auel – Les enfants de la Terre. Qu’est-ce qui définit ce que nous sommes ? D’abord, ceux qui ne sont pas nous, ou pas comme nous. C’est en cet autre qu’est l’extra-terrestre, le zombie, le cyborg, que prennent source et se cristallisent les questions de l’altérité et de l’identité. Qu’il s’agisse du gentil E.T. ou de l’angoissant Alien de Ridley Scott, du zombie de La nuit des morts-vivants ou des copies conformes de Body snatcher« Mon mari n’est pas mon mari » –, des machines de Terminator ou des cyborgs de Galaxy Express 999, ils nous renvoient inévitablement à notre propre condition, à nos propres excès, à notre propre besoin de vivre parmi nos semblables et de protéger notre espèce mais également à nos rêves, nos peurs et nos espérances. La mémoire, ensuite, qu’ébranle un film tel que Dark city, dans lequel des êtres humains sont pris au piège dans une ville-laboratoire qui chaque nuit change de configuration et où de nouveaux souvenirs sont implantés aux habitants. Dès lors, qui sont-ils réellement ? La personnalité qui s’élabore à partir de souvenirs factices peut-elle constituer une certaine vérité de soi ? Peut-elle témoigner de la réalité, comme le suggère Philip K. Dick dans Souvenir à vendre ? Celui que nous avons été et dont nous avons tout oublié a-t-il un droit sur celui que nous sommes devenu ? Si la mémoire peut nous jouer des tours, la conscience reste, à tout le moins, le propre de l’homme. Mais peut-être, comme dans Blade Runner, sommes-nous déjà des robots qui s’ignorent ? Car, à nous décharger du travail sur les machines, celles-ci risquent de devenir plus humaines que les humains (voir Les robots, d’Asimov, L’oiseau d’Amérique, de Walter Tevis ou Pluto de Naoki Urasawa). Petit à petit, dans le vaste monde de la science-fiction, l’homme semble perdre la place privilégiée d’être supérieur qui était la sienne. Contestée par les machines conscientes de Matrix ou de Terminator, les aliens de la Guerre des mondes ou ceux des forces de Véga, basées sur la face cachée de la lune contre lesquelles lutte Goldorak, l’humanité entrevoit peu à peu, à travers la science-fiction, nombre de ses décentrements et fins possibles, dont le progrès technologique et la catastrophe écologique ne sont pas les moindres causes. Quelle place, en effet, reste-t-il pour l’homme dans un monde aux couleurs d’aluminium et de gris béton, où les compétences valorisées deviennent celles des ordinateurs – la rapidité, l’automatisation, le travail multitâche ? Ces questions sont récurrentes chez Ballard que ce soit dans Crash !, L’île de béton ou I.G.H, qui prospectent avec inquiétude l’inhumanité qu’engendre le progrès. C’est aussi l’un des thèmes de 1984 de Georges Orwell et du travail de William Gibson qui, depuis 1977, traite de l’influence de la réalité virtuelle sur l’être humain, brossant, dans un monde sombre où seul survit celui qui est connecté, les dérives qui se révéleront être celles de nos « nouvelles technologies ». Abondamment explorée par la science-fiction, cette quête effrénée du progrès est souvent présentée comme ayant partie prenante dans les catastrophes écologiques engendrant la destruction de l’humanité : l’inondation dans Le monde englouti, la chaleur et la pollution dans Sécheresse, ou la pétrification dans La forêt de cristal. C’est également une terre surexploitée, devenue désertique que l’on retrouve chez Rosny Aîné dans La mort de la terre. Si le souci écologique n’est devenu que très récemment une cause entendue, on voit qu’il est l’une des questions essentielles de la science-fiction depuis ses débuts, eux-mêmes contemporains de l’industrialisation des sociétés. En regard de cette situation, quelle échappatoire reste-t-il à l’être humain sinon celle de boucler la boucle et ses valises ? De devenir lui-même l’extraterrestre d’une autre civilisation, en quittant un monde écologiquement épuisé pour prendre possession d’une autre planète bleue qu’il faudra à nouveau vider de ses énergies ? Après tout, ce n’est pas pour d’autres raisons que nous avons dû nous défendre de ces envahisseurs venus de l’espace à la recherche d’un Nouveau Monde pour les accueillir.

sf


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