Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

Décentrer et instruire

Galilée par Giuseppe Bertini - 1858

galliléeLes images de l’univers que proposent Kepler, Godwin et Cyrano prolongent et confirment les observations à la lunette de Galilée. Comme le dit joliment Fr. Aït-Touati, ils ajoutent « les images percutantes de la fiction aux images encore floues, et difficilement partageables, obtenues par le télescope ». Anticipant sur les voyages de Gulliver ou les aventures de Micromégas, ces textes nous convient à un exercice de décentrement du regard. « Je crois, affirme Dyrcona, que les planètes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux, c’est-à-dire des mondes que nous ne voyons pas d’ici (…). Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y rampons devant une douzaine de glorieux coquins, ait été bâti pour commander à tous ? ». Ces récits de voyage nous apprennent à voir la Terre depuis la Lune, depuis le Soleil, depuis l’espace. Ils nous amènent à juger nos coutumes, nos croyances et nos certitudes à l’aune de ces étrangers absolus que sont les géants de la Lune, le peuple solaire des oiseaux ou celui des arbres parlants. Et tout cela avec une ironie et une apparente légèreté qui les rendent à la fois acceptables et redoutables. Ainsi, on répond à Dyrcona, qui s’étonne que les Nobles luniens portent fièrement sur leur vêtement la figure d’un membre viril quand, sur notre Terre, la marque de noblesse est de porter l’épée : « que les grands de votre monde sont enragés de faire parade d’un instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit ; et de cacher, au contraire, un membre sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas (…). Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables. Cependant, vous appelez ce membre-là les parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! ». Les Luniens préfèrent faire l’amour plutôt que la guerre. Quoi de plus subversif en cette fin du dix-septième siècle ?

Toutes ces fictions produisent du savoir. On pourrait même aller plus loin, et souligner que la nouvelle science n’aurait pas pu se développer sans ces exercices sur les contrefactuelles qui nous invitent à nous demander « Que se passerait-il si ». Que verrions-nous si nous regardions le monde depuis la Lune ? Mais aussi : Que se passerait-il si une pierre et une plume tombaient sous une cloche où l’on aurait fait le vide – alors que l’aristotélisme interdit l’idée même qu’un mouvement puisse avoir lieu dans le vide ? Que se passerait-il si un corps en mouvement n’était plus soumis à aucune force ? Il faut être attentif à l’importance de ces questions, et se souvenir que le principe d’inertie, qui est peut-être la loi la plus fondamentale de la physique classique décrit une situation qui n’advient jamais dans la réalité : personne n’a jamais observé un corps qui ne serait soumis à aucune force et persévérerait indéfiniment dans son mouvement rectiligne uniforme. La science du 17e, notre science, s’est développée en explorant des possibles, pas en observant « naïvement » le réel. Une observation « naïve » de la réalité conduit à la physique aristotélicienne – pour laquelle tous les corps en mouvement finissent par s’arrêter spontanément lorsqu’ils ne sont plus poussés – pas à la physique de Galilée. « Il ne faut appeler science que l’ensemble des recettes qui réussissent toujours, écrivait P. Valéry. Tout le reste est littérature ». À lire Galilée, mais aussi, plus près de nous, Maxwell : Que se passerait-il si un démon pouvait actionner une porte microscopique qui ouvrirait le passage à des molécules de gaz entre deux compartiments de température différente et qu’il décide de laisser passer vers le compartiment le plus chaud les molécules les plus rapides tout en maintenant dans le compartiment froid les molécules les plus lentes ? Ce démon parviendrait-il à faire mentir le second principe de la thermodynamique ? – ou Einstein – Que se passerait-il si nous chevauchions un rayon de lumière et que l’envie nous prenait de nous regarder dans un miroir ? Celui-ci réfléchirait-il notre image ? – on aurait plutôt le sentiment que la science est aussi, et de manière essentielle, travail de l’imagination, fabrication et mise à l’épreuve de fictions.

Fiction et science aujourd’hui


Matrix

matrixÀ l’heure actuelle, il est devenu évident que la science-fiction puise un grand nombre de ses sujets et de ses réflexions dans ce qui, jusqu’il y a peu, était l’apanage de la philosophie. Bien que le mythe de la caverne ou l’histoire du cerveau dans un bocal – comment pouvons-nous être sûrs de ne pas être de simples cerveaux dans un bocal ? – datent de plusieurs millénaires, c’est peut-être Matrix qui a diffusé ces idées auprès du grand public avec le plus de succès Ce film décrit un monde où les machines, devenues intelligentes, ont pris possession de la planète et utilisent l’énergie générée par le corps humain en connectant celui-ci à un monde virtuel – peut-être le monde tel que nous le connaissons… Dès lors, ce que nous sentons, touchons, goûtons n’existe pas réellement et nous n’avons aucun moyen de nous en assurer. Si aujourd’hui, les machines pensantes semblent endosser le rôle du Malin Génie de Descartes, ces interrogations et ces réflexions sur les limites de l’homme, sa place dans l’Univers mais aussi les peurs qu’elles expriment sont restées les mêmes. Car la panique que Descartes ressentait en constatant l’impossibilité de distinguer le rêve de la réalité est toujours la nôtre.

Nous pouvons aller plus loin, et dire que la science-fiction a en quelque sorte récupéré, depuis ses débuts, tous les grands thèmes de la métaphysique, en les rendant accessibles, dans le même mouvement, à un public plus large, non féru de philosophie au sens strict. De ce point de vue, la science-fiction apparaît comme « une philosophie d’opinion » qui relève les questions traditionnelles de la métaphysique avec un style qui lui est propre. S’il peut sembler caricatural, ce constat est pourtant appuyé par la tension qui règne entre ces deux types de discours. En témoigne la polémique autour de Matrix et de la publication de Matrix, machine philosophique où des philosophes pourtant professionnels se sont vus accusés de profiter du succès commercial du film pour se livrer à de la philosophie de comptoir. Polémique qui montre, d’une façon plus générale, qu’il y a bien une résistance de la philosophie à la science-fiction. Cette résistance est évoquée par Gilbert Hottois en introduction de l’ouvrage Philosophie et science-fiction. Mais quelle est-elle ? La réponse précise à cette question reste difficile, comme en témoignent les tentatives esquissées dans cet ouvrage par les différents contributeurs, dont le mérite est cependant de montrer que ces deux « genres » ne sont pas sans points communs. De plus, le point de vue habituellement adopté par les philosophes sur la science-fiction est à lui seul révélateur. Car, lorsqu’un philosophe analyse l’un des ouvrages ou l’un des grands thèmes issus du genre, il ne doit pas creuser beaucoup pour mettre en évidence sa portée philosophique. Niant la spécificité de la science-fiction et la manière dont elle pourrait rafraîchir de vieilles questions, le commentaire se contente alors trop souvent de la sécurité de ses propres ornières. Sous l’originalité de la science-fiction, il tend à exhumer d’anciennes formulations par retraduction en ses propres termes techniques. Autrement dit, c’est lire Frédéric Brown au bistrot – « Le dernier homme vivant sur la terre se trouvait chez lui. On frappa à la porte. » – pour ensuite traverser la rue et, du haut de l’estrade d’un amphithéâtre, parler quatre heures de l’altérité.


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