Science, fiction, philosophie : de la complicité à la relève

Pour les lecteurs du 21e siècle, la différence entre un roman de science-fiction, un essai philosophique et un article de physique semble évidente. Mais, au delà des classifications rassurantes se dessinent aussi de nombreux points de convergence, assumés ou non par les auteurs, selon les époques et les enjeux. Ainsi, au 17e siècle, certains penseurs ont intelligemment usé de la fiction pour faire vivre des hypothèses contraires à la science officielle, avant que la science-fiction ne reprenne progressivement à son compte bon nombre des questions soulevées par la science et autrefois dévolues à la philosophie. Pour autant, aujourd’hui, le dialogue entre philosophie et science-fiction est souvent teinté de méfiance ou d’indifférence : le fructueux mélange des genres pratiqué par Kepler, Godwin ou Cyrano de Bergerac a peut-être, en ce sens, valeur d’inspiration à jouer.

De Duracotus à Dyrcona

johannes KeplerPar une nuit de 1608, Johannes Kepler (portrait ci-contre) se couche après avoir observé les étoiles et rêve qu’il lit dans un ouvrage découvert par hasard cet étrange récit : un certain Duracotus, jeune Islandais, fils d’une femme un peu sorcière, acquiert d’excellentes connaissances en astronomie en séjournant pendant plusieurs années auprès de Tycho Brahé, dans l’île danoise de Hveen – ce qui a été, comme on sait, le cas de Kepler lui-même. Par l’intermédiaire de sa mère, Duracotus rencontre l’un des démons capables de transporter les hommes sur Levania (le nom hébreu de la Lune). Le voyage, très risqué, dure quatre heures et ne peut avoir lieu que pendant une éclipse de Lune. Tout au long du trajet, les démons réchauffent les voyageurs qu’ils transportent pour leur permettre de supporter le froid intense qui règne entre la Terre et la Lune et leur font respirer des éponges humides pour pallier le manque d’air. Levania est divisée en deux hémisphères : Subvolva, dont le ciel est sans cesse occupé par une grosse « lune » nommée Volva (notre terre) et Privolva, d’où l’on ne voit jamais Volva (Privolva est pour nous la face cachée de la Lune). Pour ses habitants, Levania est immobile au centre de l’univers, et ce sont tous les autres astres qui tournent autour d’elle. Le jour de Levania est aussi long que l’un de nos mois. Du côté de Privolva, une nuit équivaut à deux de nos semaines : glaciale, chacune de ces nuits est suivie d’une journée torride qui dure également un demi-mois. Le climat de Provolva est moins hostile, car la présence perpétuelle de Volva, qui réfléchit la lumière du Soleil, tempère quelque peu les écarts de température. Levania est couverte de montagnes, de crevasses et de cratères, naturels ou artificiels, où les habitants se réfugient pour se protéger du froid et de la chaleur. Ses mers connaissent d’énormes marées, qui résultent de l’action conjointe de Volva et du Soleil. Les êtres vivants que l’on trouve sur Levania sont d’une taille monstrueuse, ce qui leur permet de se déplacer à grande vitesse. Ils connaissent une croissance rapide et ont aussi une durée de vie très brève, qui n’excède généralement pas un jour.

À la même époque, Francis Godwin nous conte l’aventure de Domingo Gonsalez. Ce gentilhomme sévillan se fait entraîner jusqu’à la Lune par un attelage d’oies sauvages. Dès lors qu’il est suffisamment éloigné de la Terre, celle-ci devient pour lui « un nouvel astre », sur lequel il observe « une tache à peu près semblable à une poire, dont on aurait mordu l’un des côtés et emporté le morceau » (l’Afrique), une autre tache « à peu près en ovale, et justement telle que l’Amérique dans la carte du monde », et ainsi de suite. Si bien que, conclut Gonsalez « tout ceci me semblait être quelque grand globe de mathématique lentement tourné devant moi ; où pendant vingt-quatre heures, furent successivement représentés à ma vue tous les pays de notre terre habitable ».

dyrconaQuelques années plus tard, Cyrano de Bergerac rédige l’Autre monde. Malgré les sarcasmes de ses contemporains, Dyrcona est persuadé que la Lune est un monde semblable au nôtre et décide donc de s’y rendre afin de s’en assurer. Arrivé à destination, il est rapidement capturé par les Séléniens, des géants à figure humaine qui se déplacent à quatre pattes. L’infortuné Dyrcona aura toutes les peines du monde à faire reconnaître son humanité – juste retour des choses, lui fait-on remarquer : « si quelqu’un de cette terre, avait monté dans la vôtre avec la hardiesse de se dire homme, vos docteurs le feraient étouffer comme un monstre ou comme un singe possédé du diable ». Sur la Lune, Dyrcona sera traité à son tour comme une sorte de singe, que l’on tentera d’accoupler avec un animal de la même espèce capturé précédemment – et qui n’est autre que Domingo Gonsalez, le héros de Godwin ! Ayant réussi à apprendre le langage des habitants de la Lune, Dyrcona sera finalement considéré comme un homme, avant d’être aussitôt condamné à mort par des prêtres pour avoir osé dire que leur monde n’était que la lune du monde d’où il venait... Il sera finalement gracié, mais contraint d’abjurer cette abominable hérésie. Après bien des aventures et des rencontres au cours desquelles il aura de multiples occasions de méditer sur la relativité de toute chose, Dyrcona sera renvoyé sur la Terre. Dès son arrivée, il y est accusé de sorcellerie et emprisonné. Il construit alors une machine volante dans le but de s’échapper et de se rendre jusqu’au Soleil (illustration ci-contre). Il y rencontre d’abord des êtres qui ont la capacité de se métamorphoser selon leur désir, en n’importe quel minéral, végétal ou animal. Il se rend ensuite dans le royaume des oiseaux, qui l’accusent d’être un homme – « une bête chauve, un oiseau plumé (…) si sot, si vain, qu’il se persuade que nous n’avons été faits que pour lui (…) l’homme qui avec son âme si clairvoyante, ne saurait distinguer le sucre d’avec l’arsenic, et qui avalera de la ciguë que son beau jugement lui aurait fait prendre pour du persil (…) l’homme qui a les sens les plus faibles, les plus tardifs et les plus faux d’entre toutes les créatures ; l’homme enfin que la Nature, pour faire de tout, a créé comme les monstres, mais en qui pourtant elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux et de les exterminer ». Le tribunal des oiseaux juge que cet animal dépourvu de bec, de plumes et de griffes ne saurait être pourvu d’une âme spirituelle et le condamne à être dévoré par les insectes. Notre héros échappe de peu à la mort, grâce à l’intervention du perroquet de sa cousine rencontré jadis sur la terre, et auquel il avait rendu la liberté en lui ouvrant sa cage. Dyrcona parcourra encore d’autres contrées, comme celle des arbres parlants, avant d’achever son périple au pays des philosophes, où le roman se termine avec la rencontre de Descartes, mort depuis peu sur la Terre, et qui vient tout juste d’arriver sur le Soleil.

Des fables à thèse

La machine de Godwin

godwinmachineCes récits de voyage, que l’on pourrait d’abord considérer comme de purs divertissements, ont en réalité une fonction pédagogique et même militante. Depuis le concile de Trente, il est entendu que toute description du monde qui irait à l’encontre de la science officielle doit être présentée comme une fiction, comme une fable. Mais cette mesure, qui devait protéger la science établie manquera son but ; à bien des égards, la fiction se révélera une excellente alliée de la nouvelle science. En effet, tous ces récits sont d’excellents moyens pour familiariser le public avec les idées les plus subversives : le mouvement de la Terre, l’existence d’autres mondes habités, le matérialisme, l’atomisme, etc. Sous le masque de la légèreté, ils ouvrent une multitude de possibles que la science traditionnelle jugeait absurdes. En nous transportant vers la Lune, les récits de Kepler et Godwin nous offrent un regard neuf sur notre propre monde. Ils rendent visible l’hypothèse copernicienne et nous permettent de voir la Terre comme la voient les habitants de Levania ou Domingo Gonsalez – une Terre toute semblable aux globes tournant sur un axe que les géographes ont fabriqué pour la représenter.

Nous avons oublié combien l’hypothèse du mouvement de la Terre devait apparaître paradoxale aux hommes du dix-septième siècle. Il nous faut aujourd’hui faire un effort pour prendre conscience que toute notre expérience quotidienne semble réfuter cette hypothèse : on ne sent pas le mouvement de la Terre, on n’est pas expulsé de sa surface comme on le serait d’un manège en rotation très rapide. Avant que Galilée ait développé une nouvelle physique, posé le principe d’inertie et celui de la relativité du mouvement, une multitude d’arguments pouvaient être allégués contre l’hypothèse copernicienne : la pierre lâchée du haut d’une tour tombe au pied de celle-ci, le boulet de canon lancé à la verticale retombe sur le canon, etc. Et même après Galilée, certaines observations, telles que l’absence de parallaxe stellaire, resteront problématiques pour l’héliocentrisme. En mettant sous nos yeux les mouvements de la Terre, les récits des voyages lunaires contribuent à les rendre un peu moins inconcevables. D’autre part, le choix de la Lune est tout sauf innocent. Pour la cosmologie traditionnelle, héritée d’Aristote, celle-ci marquait la limite entre le monde sublunaire – la Terre et ses environs immédiats – soumis au devenir et à la corruption et le monde supralunaire, monde de la stabilité et de la perfection, où des astres immuables, parfaitement sphériques, se déplacent selon des trajectoires circulaires. Les observations de la Lune par Galilée, qui suggéraient un relief accidenté allaient évidemment à l’encontre de cette cosmologie. Insister, comme le fait Kepler, sur l’existence de montagnes et de crevasses, ainsi que sur l’importance et la rapidité des changements que connaissent les êtres lunaires, c’est, bien sûr contester radicalement le modèle traditionnel. Suggérer, comme le fait Cyrano que « la Lune est un monde comme celui-ci à qui le nôtre sert de lune » c’est, bien sûr, s’en prendre à cette division traditionnelle du cosmos en deux régions totalement hétérogènes, mais aussi à l’idée que la Terre possède un statut et une position unique : notre monde est un astre semblable à tous les autres, et pas moins qu’eux soumis au devenir.

Ces textes de fiction sont de redoutables machines de guerre contre la science et la philosophie traditionnelles. Par exemple, ce que Cyrano réfute, avec ses oiseaux raisonneurs, ses arbres parlants et ses êtres capables de se métamorphoser en rivière, en pierre précieuse, en rossignol ou en humain, c’est la conception traditionnelle de l’échelle des êtres. Pour ce matérialiste convaincu, l’homme ne trône pas au sommet de la création, il n’y a pas d’êtres supérieurs et d’êtres inférieurs, mais seulement des atomes disposés de diverses manières : « dans un arbre, il y a tout ce qu’il faut pour composer un homme ». D’ailleurs, ces métamorphoses se produisent chaque jour sous nos yeux : le pommier se nourrit du gazon qui l’environne, le pourceau dévore la pomme et le transforme en une partie de lui-même et l’homme qui mange le pourceau en fait de même. « Ainsi, conclut Cyrano, ce grand pontife que vous voyez la mitre sur la tête était, il n’y a que soixante ans, une touffe d’herbe en mon jardin ».


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