Une entreprise de bénévolat

Les mouvements de jeunesse seraient ainsi, en cela, plus « contestataires » qu’il n’y paraît. Loin de leur réputation de traditionalisme, ils prendraient en effet à rebrousse-poil la logique individualiste et marchande de nos sociétés de façon plutôt audacieuse. Je reste frappé par le fait que le scoutisme est un mouvement très contestataire mais qui ne se voit pas comme ça, commente Jacques Defourny. Par le fait d’aller vivre sous la tente, qui préfigure, bien avant l’écologie, un autre rapport à la nature, mais aussi par l’ensemble des valeurs de coopération, la sobriété de la vie scoute, la volonté que le jeune s’exprime et prenne des responsabilités très tôt...

Du reste, si les mouvements de jeunesse constituent un espace de résistance, il faut alors reconnaître que celle-ci est aussi d’ordre économique. En effet, dans le paysage du bénévolat, les mouvements de jeunesse constituent un cas à part par leur ampleur et la fidélité des bénévoles. Rien qu’en Communauté française, on compte ainsi quelque 20 000 animateurs âgés de 17 à 25 ans. Ce qui en fait aussi une des grandes « entreprises » du pays, avec un travail qui, de préparations en animations et de camps d’été en réunions, équivaut, selon les estimations de Jacques Defourny, à quelque 6000 emplois temps plein ! Au sens le plus général du terme, une entreprise est une entité qui mobilise des facteurs de production qui sont d’une part le travail, et d’autre part le capital. Les mouvements de jeunesse, qui mobilisent beaucoup de main d’œuvre mais aussi de matériel, de locaux répondent donc à cette définition. Il s’agit d’une organisation productive qui preste des services et rencontre les besoins de très nombreuses personnes : c’est de la production de richesses au sens large, et de bien-être au sens strict. Si une entreprise de cette taille fermait du jour au lendemain, on serait très ennuyé ! 

Au delà des vertus qu’on leur prête, scouts, patros et consorts représentent en effet – reconnaissons-le – un « mode de garde » pratique et peu dispendieux lors des week-ends et des vacances d’été... assurant par là-même une fonction sociale importante. Autre caractéristique des mouvements de jeunesse : les bénévoles sont tous d’anciens « bénéficiaires » pour qui le bénévolat s’inscrit dans la continuité de l’« engagement » scout. Malgré une vie de jeune adulte bien remplie, ces bénévoles acceptent de se former et de travailler gratuitement en tant que « chefs » ou « animateurs ».

De nombreux facteurs positifs poussent les jeunes à s’engager eux-mêmes dans l’animation après en avoir bénéficié, même s’il s’agit d’une rémunération non monétaire : un milieu social très épanouissant, une reconnaissance sociale dans un quartier. Ce n’est pas rien ! Quand les animateurs s’occupent bien de leurs enfants, les parents se montrent extrêmement gratifiants avec les animateurs.

Si le désintéressement prévaut, les fédérations n’hésitent pas à mettre paradoxalement en avant l’« atout » que représente aussi le fait d’avoir été « chef » dans la vie professionnelle. On peut se dire qu’en devenant animateur, on accroît son potentiel organisationnel et de leadership, mais c’est une chose que les animateurs constatent souvent a posteriori, par exemple lorsqu’ils voient que les personnes qui sont à des postes clés ont tous des passés de mouvemetns de jeunesse. Mais à 18 ans, c’est rarement pour ces raisons que le jeune s’engage. Le facteur clé est tout de même l’amusement. Pas d’arrivisme donc, mais une volonté de prolonger la fête, en endossant à son tour la responsabilité d’un groupe. Gracieusement. En citoyen.

Julie Luong
Septembre 2012

Julie Luong est journaliste indépendante

Jacques Defourny est économiste. Il enseigne l'économie politique et sociale à HEC - École de gestion de l'ULg.

Jean-François Guillaume est sociologue.  Il enseigne la didactique en sciences sociales et la sociologie de l'éducation à l'ULg.