Théâtre commercial ? Foire théâtrale ?

Le collectif suisse Rimini Protokoll revient en Belgique avec Lagos Business Angels. Sont explorés dans ce spectacle, que l'on peut qualifier de théâtre documentaire, les rapports socioéconomiques Nord-Sud, à travers le témoignage d'entrepreneurs nigériens. La densité et la profondeur de leur proposition ne s'arrête pas là, et touche aussi, sur le mode du jeu, aux codes du spectacle vivant.

Au théâtre, c'est la foire. Bref carnet de spectateur.

Lagos Business Angels © Barbara Braun

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Un groupe de spectateurs, dont je fais partie, attend devant le bâtiment du KVS, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, pour assister à Lagos Business Angels du Rimini Protokoll. Juste après avoir remis nos tickets aux ouvreurs, nous sommes, à notre grande surprise, arrêtés devant une réception. On remet un pass à une petite vingtaine d'entre nous, sur lequel il est indiqué « Tour 1 ». Ce pass est orné d'un ensemble de petits symboles mystérieux : un diamant, le logo de Mercedes Benz, un cercueil, etc. Un régisseur nous explique que le spectacle fonctionne sur le principe du circuit, et qu'il sera notre guide durant l'ensemble de la représentation. C'est alors que le « spectacle » commence. Nous nous mettons en route, laissant le reste des spectateurs dans la file d'attente. Arrivé au premier « stand », on comprend vite que chacun de ces symboles – on en compte dix – représente un passage du tour que l'on effectuera. Ce stand se trouve dans la grande salle, dans la fosse, à quelques pas de la scène. Aux alentours – dans les gradins, sur la scène, sur une plateforme surmontant le plateau, etc. – , différentes installations, où d'autres spectateurs prennent progressivement place. Une jeune femme autrichienne nous propose de nous installer autour d'une table remplie de textiles. Elle s'appelle Silke Hagen-Jurkowitsch et travaille dans le marché de dentelle nigérienne. Cette dernière nous expliquera, dix minutes durant, les détails de son affaire : comment elle négocie avec les marchands locaux nigériens de dentelle pour confectionner des habits à Lustenau, en Autriche. Nous sommes invités à toucher le tissu. Une spectatrice est prise comme modèle pour l'essai d'une étoffe. « Avez-vous des questions ? », nous demande l'Autrichienne. Personne n'en a. Une sonnerie retentit. Juste le temps pour notre hôte de nous remettre des cartes de visite, en insistant qu'il ne faut pas hésiter à la contacter. Le régisseur nous invite à le suivre vers le stand suivant, celui du nigérien Kester Peters, consultant sur le marché du pétrole. Histoire, personne, décor et atmosphère différents – nous sommes assis face à lui dans un décor de bureau, un verre d'eau nous est même proposé –, mais même type d'exposé et, à nouveau, invitation à reprendre contact avec lui, businesscard à la main. Non, nous ne nous sommes pas trompés d'endroit.

Le Rimini Protokoll

rimini-protokollRimini-protokoll © Rimini Protokoll

 

RP7Collectif suisse créé en 1999 par Heldard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel, le Rimini Protokoll développe depuis ses débuts une activité artistique jouant avec les limites du théâtre et du spectacle vivant. Souvent qualifiées de théâtre documentaire ou « hyperréaliste », leurs créations font figure d'ovni dans le paysage théâtral contemporain. Leur geste consiste à faire appel à des personnes « authentiques » pour monter sur scène : non pas des comédiens professionnels ou formés, mais des amateurs réunis autour d'une circonstance particulière, soit un événement spécial survenu dans leur vie, un hobby particulier, une situation familiale ou socioéconomique. Ils parviennent de la sorte à interroger les codes du spectacle vivant. Cette volonté de mobiliser des forces de la vie quotidienne sur scène n'est pas gratuit. Chaque spectacle souhaite développer un thème sociétal, une question posée à notre environnement global. Quelques exemples permettront de comprendre l'originalité de leur démarche. Dans Sabenation. go home & follow the news, le collectif choisit, pour parler de la faillite de la compagnie aérienne nationale belge et des licenciements massifs opérés, de faire appel à d'anciens employés de la compagnie : pilotes, hôtesses de l'air ou encore signaleurs. Mnemopark est pour le collectif l'occasion d'installer  une gigantesque maquette de train électrique au milieu du plateau. Autour de celle-ci s'activent des passionnés de modélisme qui actionnent les trains et construisent de nouvelles parties de ce décor idyllique. Par ce biais, le collectif a souhaité se pencher sur la tendance à l'idéalisation passéiste, dans certains modes de représentation, de nos sociétés, dimension très présente dans le monde du modélisme : petits paysages tranquilles, vaches, enfants, maisons belles et propres, etc. Enfin, dans Airport kids, le choix s'est porté, pour parler des effets de la globalisation, sur différents jeunes enfants ayant en commun un mode de vie particulier, fait de voyages incessants à travers le monde, d'aéroport en aéroport, pour suivre leurs parents dans l'exercice de leurs fonctions. Les trois membres du collectif souhaitent aussi, par la mobilisation de ces personnes, susciter un type d'émotion sincère et authentique. À travers Lagos Business Angels, le collectif s'attaque à présent aux rapports Nord-Sud, ainsi qu'à la vision stéréotypée d'un continent africain pauvre, soumis et paresseux. Pour ce faire, ils ont travaillé avec dix entrepreneurs travaillant au, ou entretenant des relations économiques avec le Nigeria. L'évocation de ce pays a pour intérêt de montrer comment le dynamisme d'acteurs socioéconomiques peut modifier les rapports existant entre l'Afrique et l'Europe. Chaque protagoniste dispose durant le spectacle de dix minutes pour exposer comment il participe à ce développement de l'économie nigérienne et de ses rapports avec le vieux continent.

Sabenation. go home & follow the news © Christian Enger

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