« La vie monte en flèche vers moi »

 

E. E. Cummings, & [Et], trad. Thierry Gillybœuf, Librairie La Nerthe, mars 2009
cummings

Figure majeure de la poésie américaine et universelle au XXe siècle, Edward Estlin Cummings (1894-1962) affiche une pratique formelle dont l'apparent principe d'anarchie qui semble la gouverner peut souvent dérouter le lecteur mieux habitué aux poèmes sages : un découpage souvent violent du vers et des mots, une ponctuation irrationnelle, de la scriptio continua, un usage contrarié des majuscules, une syntaxe localement complexe, contractée, tout concourt à l'infinie variété, mais aussi à l'unité, d'une langue et d'un ton poétiques qui n'appartiennent qu'à lui. Et pourtant ces audaces formelles s'appliquent à des poèmes qui par ailleurs s'ancrent nettement dans une tradition (nombre d'entre eux sont des sonnets).

Traduire une telle écriture est une gageure. Les premières traductions françaises remontent à 1960 et aux années 70-80. Mais, depuis 2000, son principal traducteur actuel, Thierry Gillybœuf, a entrepris de publier ses excellentes versions des différents recueils du poète.

En 1923, l'éditeur du premier recueil de Cummings, Tulipes et cheminées, n'avait retenu que 86 des 152 poèmes du manuscrit original, en écartant notamment ceux qu'il jugeait obscènes ou trop audacieux par leur forme. Cummings publia les chutes en deux temps, d'abord dans XLI poèmes (leur traduction par Th. Gillybœuf a paru en 2006), puis, en 1925 et à compte d'auteur, dans ce & [Et] (& [And]), dont le titre hyper-bref est une réponse à cette censure : il reproduit simplement l'esperluette que le poète avait mise dans le titre d'origine (Tulips & Chimneys), mais que l'éditeur du recueil réduit avait remplacée par la conjonction explicite.

Cummings est un poète positif : l'œil et le chant, voir et célébrer sont les piliers de sa poétique, singulièrement dans ce recueil d'un jeune homme (il a 30 ans à peine) dont les expériences récentes les plus intenses touchent à la femme et à l'amour. Il est plus moderne ou moderniste qu'il n'est « d'avant-garde » ; il ne combat pas, ne noircit pas, ne nie pas : il vit.

Un érotisme à peine larvé, parfois même direct, mais aussi une ironie fraternelle, teintent les quelques poèmes que lui inspire sa fascination pour les prostituées qu'il fréquenta à Paris à la fin de la 1re guerre mondiale : entre les seins / de la sauvage / Marj se reposent des hommes / carrés qui apprécient // le corps caressable aux angles arrondis / de Marj [...].

Mais c'est d'abord un amoureux qui lance les poèmes les plus attachants de ces ensembles. On dirait d'un enfant qui aurait l'indulgente lucidité de se moquer de son propre désir sans aucunement le renier. Il affiche, en la masquant sous la forme et l'innovation des images, une feinte naïveté que nuance cette même ironie douce qu'il applique aux autres :

l'esprit est son propre beau prisonnier.
Le mien regarda longtemps la lune poisseuse
ouvrant dans le crépuscule ses ailes neuves

avant de se pendre décemment,un après-midi.

C'est un romantique non pas fin-, mais début-de-siècle, qui invente sereinement une façon neuve de chanter l'amour et la femme aimée :

de ce crépuscule(qui est si
plein de peurs gens cloches)je
dis que tes yeux peuvent enlever
le jour plus doucement horriblement subitement;

(de ces deux précoces
étoiles grimaçant sur une couleur
unique,je sais seulement que tes mains
bougent plus simplement sur le soir

et quant à ces lumière et forme que signifie
la lune,j'ai dans l'idée que
ton sourire est un peu une plus
minutieuse aventure)
[...]

L'amour est-il la cause de la peur et la poésie son remède ? L'amour mobilise et bouleverse tous les sens, et se fait synesthétique :

quand mon amour vient me voir c'est
un peu comme de la musique,un
peu plus comme une couleur incurvée(disons
orange)
             dans le silence,ou l'obscurité...

la venue de mon amour émet
une odeur merveilleuse dans mon esprit,

il faut voir quand je me retourne pour la trouver
comment le moindre de mes battements-de-cœur faiblit.
et alors toute sa beauté est un étau

dont les mâchoires apaisantes m'assassinent subitement,
[...]

À l'instar du sourire de l'aimée, l'amour est une aventure que rien n'obère pour le jeune poète sensuel, qui peut aussi bien écrire : « c'est drôle,tu seras morte un jour » et « j'ai trouvé en quoi tu ressemblais / à la pluie », mais aussi « j'aime mon corps quand il est avec ton / corps.    C'est une chose si neuve. »

Et la forme et ses audaces ? N'est-elle pas, dans son ludisme et sa distance, autant que dans sa matérialité, l'expression même, textuelle et visuelle, d'une sensibilité de la langue à l'expérience ? - d'une sensualité ?

Traductions parues récemment :

50 poèmes, trad. Thierry Gillybœuf, Le Taillis Pré, 2000
73 poèmes
, trad. Thierry Gillybœuf, Le Temps des cerises, 2001
Tulipes & Cheminées
, trad. Thierry Gillybœuf, La Termitière, 2004
Poèmes choisis
, trad. Robert Davreu, José Corti, 2004
XLI poèmes
, trad. Thierry Gillybœuf, Librairie La Nerthe, 2006
95 poèmes
, trad. Jacques Demarcq, Points-Seuil, 2006 (1re éd. Flammarion, 1983)

Gérald Purnelle
Mai 2009

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Gérald Purnelle est docteur en Philosophie et lettres, philologue classique de formation. Ses recherches actuelles à l'ULg ont pour principal objet la métrique, l'histoire des formes poétiques et la poésie française des XIXe et XXe siècles.