J.G. Ballard. In memoriam
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Il est bien difficile de ne pas verser dans l'hyperbole quand il s'agit d'évoquer les qualités d'écrivain de James Graham Ballard. Sa mort, survenue le dimanche 19 avril 2009 des suites d'une longue maladie, n'a suscité que quelques copiés-collés de la dépêche de l'agence Belga dans les quotidiens francophones de notre pays. Et pourtant, elle marque la fin d'une œuvre qui n'a pas cessé de surprendre et d'interpeller plusieurs générations de lecteurs fascinés par une écriture singulière, dérangeante, réputée difficile moins pour sa forme – qui reste le plus souvent ancrée dans la littérature populaire – que pour son contenu.

Traitant depuis plus d'un demi-siècle avec brio, férocité et justesse (de manière obsessionnelle, certes, mais sans opportunisme ou militantisme outrancier) de sujets aussi divers que la violence urbaine et suburbaine, les catastrophes écologiques, le consumérisme, l'art contemporain, les nouvelles technologies, les médias, la compétition sociale, l'industrie du tourisme, le terrorisme et la perversion sexuelle, oscillant entre la science-fiction, la satire sociale, la robinsonnade, le thriller sociologique et le roman expérimental, excellant autant dans le format de la nouvelle (il en a écrit près d'une centaine) que dans l'écriture romanesque, Ballard n'a eu de cesse de se livrer à une analyse profonde et systématique de la société post-industrielle et de ses principales psychopathologies culturelles.

Admiré par des écrivains majeurs tels que Graham Greene, W.S. Burroughs, Angela Carter, Anthony Burgess, Martin Amis, Susan Sontag, William Boyd et des critiques aussi prestigieux que Fredric Jameson et Jean Baudrillard, sur lequel il a exercé une influence déterminante, il fait partie de cette catégorie d'auteurs cultes que trop peu de lecteurs ont peut-être trop aimés, jusqu'à les rendre suspects aux yeux de certaines institutions littéraires et culturelles.

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Jusqu'au 19 avril 2009, il n'était peut-être pas le meilleur des écrivains britanniques vivants mais il en était sans doute le plus important. Après avoir révolutionné la science-fiction en plein swinging London en compagnie de Michael Moorcock, Brian Aldiss et ses autres compères de la New Wave britannique (ses quatre premiers romans sont consacrés à des catastrophes écologiques dues à des changements climatiques à l'échelle planétaire!), il a inventé le récit techno-pornographique (Crash, roman sadien et sublime - au sens burkéen du terme) et écrit L'Empire du Soleil, un des romans autobiographiques les plus singuliers de ce siècle, qui relate ses années d'enfance passées dans un camp d'internement japonais à Shanghai.

Sans jamais vraiment avoir été consacré par la critique, cet écrivain peu nobélisable, souvent mal compris et à qui on n'a jamais accordé le Booker Prize, a marqué de manière directe quelques-uns des auteurs phares de la scène littéraire anglaise actuelle : on songe à Martin Amis, Will Self ou encore à Ian McEwan. Car lire Ballard revient à s'écarter de tout modèle pré-établi, à affronter un monde-miroir instable et à en tirer des conclusions toujours provisoires et parfois difficiles à accepter car elles nous plongent dans les recoins les plus obscurs de notre psyché, décrivant l'humanité avec une précision chirurgicale héritée de ses études (inachevées) de médecine à Cambridge, où il se destinait à la psychiatrie, et des années passées à relire les épreuves du magazine Chemistry and Industry, travail alimentaire qu'il abandonnera en 1961 pour se consacrer à l'écriture à plein temps.

Ballard a toujours soutenu que la SF remplit un fonction qui échappe au roman réaliste ou psychologique en tentant d'interroger « de manière plus ou moins naïve les événements les plus significatifs de notre temps –  la menace d'une guerre nucléaire, la surpopulation, la révolution cybernétique, les possibilités et les abus des sciences médicales, les menaces écologiques qui pèsent sur la planète, la société de consommation considérée comme une forme bénigne de totalitarisme –  des sujets qui hantent nos esprits mais qui sont négligés par les tendances traditionnelles et dominantes du roman ».1

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Non content d'avoir donné à la science fiction dite « spéculative » ses lettres de noblesses, il a par la suite créé le roman d'anticipation sociale, celui qui –  préfigurant les romans de Michel Houellebecq (si vous avez lu Houellebecq vous avez déjà lu Ballard sans le savoir) – s'écarte des paradigmes du roman psychologique, toujours dominant dans nos contrées, et ambitionne de présenter une vision globale du monde et des communautés humaines. Mais les narrateurs, les personnages et les paysages de L'Île de bêton, de Vermilion Sands, de I.G.H., du Massacre de Pangbourne et autres Super-Cannes, contrairement à ceux de Houellebecq ou encore de Yann Moix (tous deux écrivains considérables dans et par leurs excès et leurs imperfections), ne commentent pas le futur proche – ils l'écrivent, tout simplement, défendant l'imagination et la folie génératrice comme seules libertés ultimes: Ballard, qui célébrait « la jouissance infantile de toutes les possibilités de l'esprit », était aussi probablement un des derniers écrivains surréalistes anglais. Et s'il s'attache à rendre compte du besoin de violence commodifiée qui caractérise notre environnement surmédiatisé – comme le fait, à sa manière, l'Américain Don DeLillo – ce n'est pas par sensationnalisme mais dans l'espoir fou de donner du sens à cette violence. La Préface à l'édition française de Crash (1973) dévoile un des aspects les plus radicaux de cette recherche. C'est ainsi qu'il y déclare, entre autres, que « l'armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouvernées par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie ». « L'abandon du sentiment et de l'émotion »2, conclut-il, « a préparé la voie à nos plus doux, à nos plus réels plaisirs: l'émoi de la souffrance et des mutilations, la vision du sexe comme l'arène idéale - semblable à une culture de pus stérile - où déployer les véroniques de nos perversions ».

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Dans Miracles of Life, son autobiographie publiée il y a quelques mois et encore inédite en français, Ballard commente la « logique extrême » qui préside aux destinées de ses personnages et de ses intrigues. Il nous confie que certains de ses récits les plus noirs et les plus radicaux3   trouvent leur origine dans une tentative désespérée de construire une « logique imaginaire » susceptible de l'aider à accepter la mort de sa femme et de prouver par la même occasion que les grandes tragédies et génocides du vingtième siècle « n'aient pas été vaines ou puissent avoir un sens qu'il nous reste encore à découvrir ».4 

Emportant avec lui ses obsessions, ses pulsions de répétition (comme tous les grands écrivains, Ballard réécrivait toujours le même livre), cet écrivain hors normes a rejoint le panthéon des écrivains britanniques qui comptent et continueront probablement à compter pendant longtemps – il y repose désormais aux côtés de H.G. Wells, Aldous Huxley, Graham Greene, Anthony Burgess, William Golding et quelques autres.

En lisant Miracles of Life, on ne peut s'empêcher de ressentir une profonde tristesse à l'idée qu'il n'y aura pas de prochain Ballard.

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On ne peut qu'être ému par le récit sobre, lucide et trop bref d'une vie longue et bien remplie. On y apprend bien des choses qui échappent aux lecteurs de ses œuvres fictionnelles, à l'exception, peut-être, du récit semi-autobiographique La Bonté des femmes, qui fait suite à l'Empire du Soleil. Ballard aimait, en vrac, Carlo Crivelli, les films de série B, les bons restos, Francis Bacon, le whisky, Eduardo Paolozzi et Paul Delvaux. Il aimait aussi ses trois enfants (qu'il a du élever seul suite au décès inopiné de sa femme, après à peine neuf ans de mariage), par dessus tout, envers et contre tout. Dans cet ouvrage rédigé à la hâte à l'époque où il se savait condamné, Ballard – sans mièvrerie, sans artifice et sans amertume – nous ramène, in extremis, à l'essentiel.

Michel Delville
Avril 2009

 

 

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 Michel Delville enseigne la littérature anglaise moderne et la littérature américaine à l'ULg. Il a publié en 1998 un ouvrage consacré à J. G. Ballard .

 

Quelques références critiques :

Baudrillard Jean, « Ballard's Crash », Science Fiction Studies (novembre 1991), pp. 313-30.

Delville Michel, J.G. Ballard, Plymouth, Northcote House/The British Council, 1998. Greenland Colin, The Entropy Exhibition : Michael Moorcock and the British ‘New Wave' in Science Fiction, Londres, Routledge, 1983.

Luckhurst Roger, The Angle Between Two Walls: The Fiction of J.G. Ballard, Liverpool, Liverpool University
Press, 1997.


 

1 Ballard J.G., A User's Guide to the Millenium, Londres, HarperCollins, 1996, p.194.
2 « The death of affect », constat récurrent dans son œuvre.
3  On pense bien entendu à Crash mais aussi aux « romans condensés » de la Foire aux atrocités dont le titre a inspiré un des morceau les plus retentissants de Joy Division.
4 Ballard J.G., Miracles of Life: An Autobiography, Londres HarperCollins, 2008, p. 207.