D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère
Emmanuel Carrère

Un roman moderne ?

L'autofiction, dont la formule actuelle a été mise au point par Hervé Guibert dans les années 1990, est encore un genre neuf. Mais, en dépit de son succès, ce nouveau genre a mauvaise presse, surtout dans les milieux intellectuels (Christine Angot, par exemple, est la cible d'attaques d'une grande férocité, qui paraissent tout à fait injustifiées). L'autofiction serait un genre mort-né, mou, « sans estomac », nombriliste, qui autoriserait à bon marché un regrettable relâchement du style.11

La démarche d'Emmanuel Carrère prouve au contraire que l'autofiction à la française n'est pas encore épuisée et qu'elle offre à l'exploration littéraire de nombreuses possibilités narratives et émotionnelles. Certes, au niveau de la phrase, le genre implique un style direct, sans recherche formelle, dépourvu de ces belles périodes qui enchantent le lecteur raffiné, mais, en ce qui concerne la construction d'ensemble, il permet un brouillage des niveaux narratifs tout à fait moderne.

Ainsi, D'autres vies que la mienne contient des mises en abyme (telle que la scène reproduite ci-dessus où Hélène se moque du roman), des auto-commentaires (« Je pense tout de même que je me serais interdit, dans une fiction, un tire-larmes aussi éhonté que le montage parallèle des petites filles dansant et chantant à la fête de l'école avec l'agonie de leur mère à l'hôpital. »12, des adresses aux lecteurs (« pardon, il va falloir être un petit peu technique »13 ou « J'ignore ce qu'en pense le lecteur, s'il a lu ce paragraphe attentivement. » 14, des flash-back, des sauts d'idées et des ellipses. En outre, à plus d'un égard, le récit se construit au fur et à mesure sous les yeux du lecteur, l'autofiction se faisant volontiers work in progress. Il est difficile de dire qui déclare : « J'ignore si le précédent paragraphe figurera dans le livre. »15 . Est-ce le narrateur, le personnage ou l'écrivain ? L'écrivain, sans doute, mais alors il faut considérer qu'il se dédouble durant le temps qui sépare le premier jet du texte définitif. Dans le même ordre d'idées, les traces des corrections d'Étienne sont ajoutées entre parenthèses, l'auteur n'amendant pas son texte, mais y intégrant les notes de son relecteur16. Tous ces jeux ont une double fonction : à la fois, ils servent de garants à l'authenticité et à la sincérité du récit, et, de façon contradictoire, ils soulignent son caractère littéraire, ils rappellent aux lecteurs qu'il s'agit d'une construction, d'un reflet de la réalité et non, comme essaie de le faire croire un roman réaliste traditionnel, de la réalité elle-même.

D'autres vies que la mienne est donc, en un certain sens, un livre savant, presque avant-gardiste, et, en même temps, il se lit facilement, comme un article de journal ou un roman policier. Il est sophistiqué tout en allant droit au but, c'est-à-dire, osons le mot, droit au cœur.

 

Un livre engagé

Droit au cœur, oui, il faut y insister. Car, pour un romancier qui se définit lui-même comme un « auteur [...] de livres réputés noirs et cruels »17, il fallait une sorte d'audace pour aborder des sujets aussi « tire-larmes » que la mort d'un petite fille puis celle d'une mère de trois enfants en bas âge.

Et c'est d'un autre courage qu'il fait preuve en osant non seulement avoir, mais exprimer une opinion sur les implications politiques de questions juridiques pointues, alors qu'il n'est pas juriste, ou sur la grave question de la part psychosomatique du cancer, alors qu'il n'est ni médecin ni psychanalyste. Carrère est désormais un écrivain libre, il se permet tout, même ce qui pourrait passer pour une intervention d'auteur indue.

Libre et engagé : s'il est à l'écoute d'autrui, Carrère ne prend pas la pause du prêcheur et il s'attaque d'ailleurs aux donneurs de leçons mielleux, aux vendeurs de prêt-au-bonheur, qui n'ont de cesse, à la télévision, à la radio, sur Internet et dans des ouvrages de supermarché, d'imposer à chacun une formule de félicité. Voilà ce que Carrère, en faisant allusion à la naïveté que l'Histoire prête à Marie-Antoinette, répond à ces « professeurs d'allégresse pour qui la tristesse est une faute de goût, la dépression une marque de paresse, la mélancolie un péché »18,  « [...] dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c'est comme dire à un affamé qu'il n'a qu'à manger de la brioche. »19


Pour cette phrase et pour l'ensemble de ce livre, livre de mort et de vie, livre dur, lucide, sans fausse promesse, sans bête candeur, mais livre qui fait du bien, livre empreint de justice et de bonté, Monsieur Carrère, nous vous savons infiniment gré.

 

Laurent Demoulin
Avril 2009

 
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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du XXe siècle.

 

Photo © Hélène Bamberger / POL
 

 
11 Il est à noter que Guibert lui-même, au début de sa trop courte carrière, n'accordait pas beaucoup de crédit à ses textes autofictionnels, rédigés rapidement au moyen d'un style dépouillé. L'autre part de son œuvre, constituée de romans fantasmatiques et durs, écrits dans un langage baroque proche de Savitzkaya ou de Guyotat, lui semblait beaucoup plus intéressante (écouter à ce sujet un entretien de 1986 avec Jean-Marie Planes sur le CD Guibert Hervé, Lecture suivie d'un entretien, Bordeaux, Le bleu du ciel, 2004).
12 Carrère Emmanuel, D'autres vies que la mienne, op. cit., p. 83.
13 Ibidem, p. 229.
14  Ibidem, p. 229.
15 Ibidem, p. 130.
16 Ibidem, p. 224. Page 118, cas de figure un peu différent, le texte est corrigé, mais cette correction est signalée entre parenthèses.
17 Ibidem, p. 204.
18 Ibidem, p. 143.
19 Ibidem, pp. 143-144.

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