D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère

Telle est la vérité du personnage Emmanuel Carrère, dont il est question dans ce livre. Mais, d'un autre point de vue, si l'on ne s'attache ni à la vie de ce personnage et ni à celle de l'écrivain de chair et d'os, mais au narrateur du récit (qui en diffère structurellement même s'il partage leur identité), la rédemption, la réconciliation avec soi-même et autrui, n'apparaît pas brutalement, à la fin du livre : elle se construit petit à petit, dans une sorte de dialectique, qui va de soi à l'autre et qui semble liée à l'espèce de mission que deux personnages lui confient plus ou moins explicitement : la mission d'être écrivain, justement, de raconter par écrit ce qu'ils ont vécu. « La vie m'a fait témoin de ces deux malheurs, explique le narrateur à la fin du livre, coup sur coup, et chargé, c'est du moins ainsi que je l'ai compris, d'en rendre compte.»6  Le premier à lui donner ce mandat est Philippe, le grand-père de la petite fille tuée par le tsunami :

 

À un moment de ce voyage, tandis que nous fumions au bord de la route, Philippe m'a entraîné un peu à l'écart et demandé : toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout ça ?

Sa question m'a pris au dépourvu, je n'y avais pas pensé. J'ai dit qu'a priori, non.

Tu devrais, a insisté Philippe. Si je savais écrire, moi, je le ferais.7

 

Ensuite, c'est Étienne, le collègue et ami de Juliette, qui lui adresse une demande similaire :

[...] ce que je me rappelle, c'est qu'au moment de prendre congé, tandis qu'à tour de rôle, dans le vestibule, nous lui serrions la main, il [Étienne] s'est adressé à moi. À aucun moment il n'avait manifesté qu'il me connaissait comme écrivain mais là, devant tout le monde, les yeux dans les yeux, il m'a dit : vous devriez y penser à cette histoire de la première nuit [à l'hôpital quand on est atteint d'un cancer]. C'est peut-être pour vous.8

 

Tout se passe donc comme si le narrateur parvenait à quitter son égocentrisme grâce à un statut social, le romancier devenant une sorte d'écrivain public, ou, plus précisément, d'écrivain privé. Et, du point de vue de la narration, c'est en s'y mettant, en racontant l'histoire des autres, qu'il obtient sa légitimité et qu'il surmonte sa névrose. En d'autres termes, paradoxalement, c'est en s'aliénant à autrui qu'il se libère.

Pourtant, la demande en elle-même ne suffit pas. Dans Un roman russe aussi, il était question d'une commande, mais elle ne réjouissait pas du tout le narrateur :

Il y a quelques mois, j'ai publié un livre, L'Adversaire, qui m'a tenu prisonnier sept ans et dont je sors exsangue. J'ai pensé : maintenant, c'est fini, je passe à autre chose. Je vais vers le dehors, vers les autres, vers la vie. Pour cela, ce qui serait bien, ce serait de refaire des reportages.

Je l'ai dit autour de moi et on n'a pas tardé à m'en proposer un. Pas n'importe lequel : l'histoire d'un malheureux Hongrois qui, fait prisonnier à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a passé plus de cinquante ans enfermé dans un hôpital psychiatrique au fin fond de la Russie. On s'est tous dit que c'était un sujet pour toi, répétait avec enthousiasme mon ami journaliste, et bien sûr cela m'a exaspéré. Qu'on pense à moi chaque fois qu'il est question d'un type emmuré toute sa vie dans un asile de fous, c'est précisément ce dont je ne veux plus. Je ne veux plus être celui que cette histoire intéresse. N'empêche qu'évidemment, elle m'intéresse.9

 

Deux différences séparent la situation du narrateur d'Un roman russe dans cette citation et celle du narrateur de D'autres vies que la mienne. D'abord, dans le premier cas, la demande est purement professionnelle, tandis que, dans le second, elle émane des victimes elles-mêmes, ou plutôt de ceux qui ont survécu aux victimes. Ensuite, la proposition de reportage sur le Hongrois enfermé dans un asile renvoie directement Carrère à lui-même, à ses obsessions morbides, à son travail sur la paranoïa de Philipp K. Dick et sur la folie meurtrière de Romand. Les adresses de Philippe et d'Étienne ne font référence qu'à son statut d'auteur, pas au contenu de ses livres : « toi qui es écrivain », lui dit Philippe. Quant à Étienne, il n'a pas montré qu'il connaissait son œuvre et s'est contenté d'un « c'est peut-être pour vous », moins assertif que le « c'est un sujet pour toi » de l'ami journaliste.

C'est ainsi que le titre du livre prend sens. Dans Un roman russe, malgré le reportage sur le vieil Hongrois, Carrère se consacrait d'abord à lui-même, à son histoire familiale et à ses déboires amoureux. Dans son dernier livre, il parvient vraiment à s'intéresser à « d'autres vies que la sienne ».

Un trait caractéristique de l'autofiction s'en trouve transformé. Dans les romans autofictionnels d'Hervé Guibert ou de Christine Angot, le lecteur est parfois informé des réactions suscitées, dans l'entourage de l'écrivain, par ses écrits antérieurs ou même par le roman en cours. Et, souvent, ces réactions, comme celles d'Hélène Carrère d'Encausse dans Un roman russe, sont négatives : ce n'est pas simple pour un être humain de devenir un personnage d'encre et de papier. La réalité fait alors retour sur le texte. Dans D'autres vies que la mienne, la relation n'a lieu ni après coup ni en direct, elle est anticipée avec bienveillance. Le narrateur essaye d'imaginer ce que pensera l'une des filles de Juliette si d'aventure, plus tard, elle lit le livre en train de s'écrire : « Je l'imaginais lisant ce livre et je me suis dit que c'était sous son regard et sous celui de ses sœurs que j'écrivais »10.  Ensuite, comme il le raconte à la fin du récit, avant de publier, l'écrivain a donné à Étienne, au mari de Juliette, à Philippe et aux parents de la petite fille décédée, droit de regard sur le manuscrit  – démarche qui a effrayé son éditeur. Mais, miracle, contre toute attente, chacun s'est montré satisfait : personne n'a demandé à censurer le texte. L'autofiction altruiste a atteint son but, à tous les niveaux.

 





6 Ibidem, p. 308.
7 Ibidem, p. 63.
Ibidem, pp. 105-106.
9 Carrère Emmanuel, Un roman russe, Paris, P.O.L., 2007, p. 16.
10Carrère Emmanuel, D'autres vies que la mienne, op. cit., p. 207.

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