D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère


La vague, le cancer et la réconciliation

Emmanuel Carrère est un auteur singulier, qui écrit des livres à la fois forts et fragiles, durs mais risqués, un auteur assurément pétri de littérature mais qui tente de l'oublier, un auteur fascinant fasciné par la perversion et par la folie, un auteur savant et direct, simple et complexe, un auteur mobile et pluriel, qui doute et qui cherche, qui parle des autres et de lui, de lui quand il se consacre aux autres, des autres quand il se penche sur sa propre histoire. Chacun de ses romans étonne ses plus fidèles lecteurs : D'autres vies que la mienne ne fait pas exception à cette règle et surprend par un ton apaisé, une douceur nouvelle, une forme de réconciliation, qui a lieu dans un livre pourtant consacré à la mort – puisqu'il y est question de rien moins que du décès d'une petite fille victime du terrible tsunami de 2004 et du cancer fatal emportant une jeune mère de famille.

 

Un parcours

Pour profiter pleinement de cette réconciliation et pour bien en mesurer les effets, il faut peut-être, avant de se lancer dans la lecture de D'autres vies que la mienne, connaître quelque peu l'œuvre d'Emmanuel Carrère. Résumons-en à grands traits les principaux jalons.

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C'est avec son second roman, La Moustache, paru en 1986 chez POL, que Carrère devient un auteur à suivre, dont un des traits distinctifs est le souci du quotidien et de la réalité contemporaine. La Moustache démarre sur une anecdote d'apparence insignifiante : le narrateur rase sa moustache et attend la réaction de son entourage. Mais sa femme et ses amis ne remarquent rien ou feignent de ne rien remarquer. Il s'en suit une crise existentielle, qui se traduit notamment par une fuite à Hong-Kong. La suite et la fin de ce roman envoûtant est de nature indécidable : l'on ne sait si la distorsion a lieu au niveau de l'histoire racontée ou du récit (c'est-à-dire de la façon dont l'histoire est construite). En d'autres termes, il est difficile de dire s'il s'agit du récit d'une sorte de folie, voire d'un rêve, ou bien s'il s'agit d'un jeu narratif subtil, digne du Nouveau Roman (mais sans le caractère véritablement expérimental, moderniste, exigeant, de celui-ci). Ce second roman, qu'Emmanuel Carrère a adapté au cinéma en 2005, est à la fois intellectuel et léger, angoissant et humoristique1.

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L'écrivain publie ensuite plusieurs livres, un essai sur les uchronies intitulé Le Détroit de Behring en 1987, le roman Hors d'atteinte en 1988 et, en 1993, une biographie de Philipp K. Dick, cet auteur de science-fiction devenu paranoïaque à la fin de sa vie. Mais le deuxième temps fort de ce parcours éditorial a lieu en 1995 avec La Classe de neige, qui sous les apparences d'un gentil récit, d'une sorte de comédie de mœurs bien observée, cache un terrible secret, ayant trait au meurtre, à la pédophilie et à la filiation. Carrère semble y trouver définitivement ses marques, y asseoir ses obsessions et y définir un style propre, qui le rend tout à fait singulier dans la littérature contemporaine...

... Mais, perpétuel insatisfait, il ne se tiendra pas longtemps à ces habiles constructions, qui auraient pu ressembler à une marque de fabrique. Son livre suivant, L'Adversaire, paru en 2000, marque son insatisfaction artistique et inaugure une nouvelle ère, plus autobiographique. Le narrateur y est Emmanuel Carrère, écrivain, qui commence par nous expliquer que La Classe de neige était une fiction inspirée d'un fait divers, l'affaire Romand. Le lien entre le fait divers et le récit final était très ténu, mais, pour diverses raisons, notamment suite aux réactions de Romand, l'écrivain décide de raconter le fait divers lui-même, l'histoire de cet homme apparemment insignifiant qui tue sa femme et ses enfants parce qu'il s'est enfoncé dans un mensonge dont il ne parvient plus à se dépêtrer. Cette fois, c'est de plain-pied qu'on entre dans la folie, le meurtre, le mensonge, la perversion. Carrère écrit en direct, de façon efficace, sans plus s'appuyer sur de subtiles constructions narratives. Il en résulte un couple de livres tout à fait original : le roman fictionnel La Classe de neige face au récit L'Adversaire, qui constitue un type de réécriture très rare2.

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Un roman russe, paru en 2007, présente plusieurs points communs avec L'Adversaire : l'écriture y est encore plus dépouillée et il est à nouveau question d'un fait divers réel et angoissant, qu'il s'agit de transcrire tel quel (l'histoire d'un Hongrois retrouvé, après cinquante ans d'enfermement, dans un hôpital psychiatrique russe). Mais, comme le grand-père maternel de Carrère est d'origine russe, l'histoire de sa famille et de ses secrets se mêle au récit, d'autant que son grand-père a disparu en 1944, sans doute exécuté par des résistants pour des faits de collaboration. Or, Emmanuel Carrère est le fils d'Hélène Carrère d'Encausse, historienne célèbre et académicienne, et les réactions de celle-ci à son enquête entrent à leur tour dans le contenu du livre. Le récit, qui aurait pu demeurer extérieur et lointain, prend dès lors la forme de ce qu'il est convenu d'appeler une autofiction, c'est-à-dire une forme d'autobiographie en direct, n'épousant pas le caractère de vaste bilan rétrospectif et explicatif qui définit l'autobiographie traditionnelle3. La fin du roman est d'ailleurs surtout constituée par un autre fil narratif, l'histoire de la rupture entre l'écrivain et sa compagne d'alors. Emmanuel Carrère fait preuve dans ce récit d'une lucidité cruelle, aussi bien envers l'autre qu'envers lui-même : comme Rousseau, le narrateur aurait pu écrire « Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été », mais il ne pourrait pas poursuivre la phrase de l'auteur des Confessions : « bon, généreux, sublime quand je l'ai été ». Il ne donne en effet pas une image avantageuse de son propre personnage, qui paraît souvent névrosé, jaloux, mal dans sa peau, méprisant, imbu de sa supériorité sociale. Il faut au lecteur faire une sorte d'effort narratologique, passer du narrateur à l'écrivain, pour se rendre compte que lorsque le premier épouse les préjugés de sa classe, le second les dénonce de facto.


 

1 La Moustache présente à cet égard quelques points communs avec La Salle de bain (1985) de Jean-Philippe Toussaint, romancier de la même génération.
2 Je n'en vois qu'un seul autre exemple, assez similaire, mais produit par un écrivain par ailleurs très différent de Carrère : Georges Simenon s'est servi d'un fait divers liégeois pour écrire l'un des premiers Maigret, Le Pendu de Saint-Pholien (Fayard, 1931), et, par la suite, il a tenté de raconter sans plus y introduire de fiction ce même fait divers dans Les Trois Crimes de mes amis (Gallimard, 1938).
3 Rappelons que le terme « autofiction » a été forgé par Serge Doubrovsky dans la préface de Fils (1977). Mais sans doute peut-on considérer comme archétype du genre l'œuvre d'Hervé Guibert, notamment les livres où il est question de la maladie dont souffrait cet écrivain, le sida, qui l'a finalement emporté (voir À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie, 1990).
 

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