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Marc Augé, un ethnologue dans le métro

06 April 2009
Marc Augé, un ethnologue dans le métro

Jacques Dubois

La Chronique de Jacques Dubois

Ethnologue de nos sociétés au quotidien, Marc Augé décrit le métro parisien au gré de promenades souterraines et d'observations fines. Pour lui, le métro est le dernier espace public dans lequel se meut toute  une jeunesse qui fait alliance avec la modernité et la pauvreté.  

 

Dans Le Métro revisité, récemment paru, Marc Augé renoue avec un ouvrage remarqué qu'il publia chez Hachette en 1986 et qui s'intitulait Un ethnologue dans le métro. Aujourd'hui comme hier, c'est en Parisien plus qu'en ethnologue qu'Augé se livre à une petite enquête sur ce réseau séculaire qu'est le métro parisien et sur la façon dont les gens y vivent et s'y comportent. Le voilà donc en « flâneur des deux lignes » qui vagabonde d'un couloir ou d'un wagon à l'autre pour se demander ce qui a changé en vingt ans. Et sa prose enchaîne les observations en souplesse, sur un tempo qui s'apparente à celui des rames les plus ondoyantes. Ce qui n'implique d'aucune façon qu'il reste à la surface des choses : son parcours souterrain a de la profondeur et touche à plus d'un fait inquiétant ou troublant.

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Lui apparaît avant tout est que ce baromètre de la misère qu'est le métro donne à voir en 2008 une pauvreté accrue et bien plus crûment manifestée. Si les musiciens qui font la manche sont toujours là, ils ont été rejoints tantôt par les vendeurs d'une presse dite solidaire mais qui en fait l'est bien peu et tantôt par ceux qui clament leur détresse à la face de voyageurs, leur faisant honte de leur indifférence. Ainsi une pauvreté comme obscène, une pauvreté d'un temps de SDF et de sans papiers se met en scène au cœur du grand réseau urbain. Et l'on peut la ressentir d'autant plus qu'elle fait contraste avec ces stations joliment décorées qui participent de la muséification de Paris. Il est donc dans le labyrinthe souterrain une misère scandaleuse et qui crie vengeance. Mais le même métro révèle une autre forme d'exclusion, plus sournoise en même temps que plus massive. Il s'agit de ces milliers de « Parisiens » qui, chaque jour, traversent la ville sous terre et vont de leur domicile à leur lieu de travail (et retour)  sans jamais « faire surface » dans le Paris des dominants.


Autre constat troublant que fait l'auteur : le métro d'aujourd'hui n'a plus de rôle qu'auxiliaire. Et ce à deux égards. D'un côté, il se contente de dispatcher ceux qui débarquent des différents RER. De l'autre, il ne fait guère que conduire de grands flots de population vers ces foyers géants de la consommation que sont Châtelet-Les Halles (5 niveaux et divers services dont une piscine !) ou bien encore Gare-du-Nord. Sait-on que, nouveau « ventre de Paris », Châtelet-Les Halles constitue le plus grand centre commercial souterrain de l'Europe ?

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C'est ici que point chez Marc Augé l'idée selon laquelle, à travers ses stations à flux tendu, le métro est devenu le dernier des espaces publics, où tout le monde peut rencontrer tout le monde. « Des foules immenses, écrit-il, l'empruntent chaque jour, y prennent connaissance des dernières nouvelles, jettent éventuellement un œil sur les publicités qui s'y affichent, et y font l'expérience concrète du fonctionnement des services publics [...]. Le sentiment d'insécurité y est latent et les émois populaires prompts à s'y manifester à l'occasion d'un contrôle ou d'un retard. La France de la diversité, dont on nous rebat les oreilles, y éprouve les lourdeurs et les pesanteurs du quotidien. » (p. 62) Mais qui dit espace public dit aussi bien lieu détourné du politique. Et Augé d'avancer non sans courage l'idée qui suit : « Des politiques démagogiques essaient de la [= la France de la diversité] flatter en exigeant un service minimum en cas de grève. Ils montrent par là qu'ils ont bien compris l'importance des lieux et des heures où s'élaborent l'opinion, mais ils agitent un leurre pour distraire l'attention des usagers des seuls problèmes qui comptent à leurs yeux : l'efficacité, le confort et l'esthétique des transports publics. » (p. 62-63)

Marc Augé, Le Métro revisité, Paris, Seuil,
« La Librairie du XXIe siècle », 2008

 

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Paradoxe sans doute que cet espace public où l'on communique si peu et où l'on ne débat de rien. Mais ainsi vont les choses et, comme on sait, le temps des classes et des masses semble avoir vécu pour faire place au temps des multitudes. De ces multitudes des formes de composition se dégagent aux yeux de qui sait les déchiffrer. Prenant acte de ce que son vieux métro a perdu ses poinçonneurs des Lilas et sa bonhomie de naguère, Marc Augé dit se sentir submergé par un immense flot juvénile lorsqu'il navigue dans le réseau. Or, ce qui dote ces jeunes parcourant couloirs et wagons d'un style commun, c'est qu'ils adhèrent franchement ou subrepticement au grand modèle des « banlieues difficiles » jusque dans ce qui le stigmatise. C'est ce que disent maints détails dans la tenue vestimentaire comme dans la gestuelle ou le parler. Or, si ces modes d'être ne font pas disparaître les distinctions de classes, ils les gomment tout au moins. « Ce que je découvre avec eux (= les jeunes) dans le métro, dit Marc Augé en une belle formule, c'est l'étrange alliance de la jeunesse, de la pauvreté et de la modernité. » (p. 85)

Ainsi sa sociologie impressionniste donne à penser. Elle en appelle à des études de terrain. Elle en appelle à d'autres rêveries. Circuler dans la configuration réticulaire du métro, c'est écrire un roman, pense notre observateur. On devine qu'il songe à Proust et aux bifurcations de son écriture. Rappelons pour notre part que Louis-Ferdinand Céline célébra le métro parisien - avec saccades et ruptures - en paradigme de son style. C'était un autre métro et c'était un autre temps.

Jacques Dubois
Avril 2009

 

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Professeur émérite de l'ULg, Jacques Dubois est connu pour ses livres sur Proust et Stendhal et son édition en Pléiade de Simenon (avec Benoît Denis). Il collabore au Bookclub de Mediapart (Paris).

Retrouvez d'autres chroniques et articles de Jacques Dubois sur son blog.


 
Photos © Éditions Le Seuil

 


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