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Delvaux : L’Origine du Monde

19 mars 2009
Delvaux : L’Origine du Monde

Remonter le fleuve, remonter le temps : depuis le Grand Curtius, où se tient jusqu'au  mois de juin l'exposition « De demain à Delvaux », il faut nager contre le fil de l'eau, traverser le fleuve, pour découvrir sur l'autre rive de la Meuse,  à l'Institut de Zoologie de l'Université de Liège,  une œuvre majeure du peintre Paul Delvaux.

Réalisée en 1960, à l'invitation du Recteur Marcel Dubuisson, La Genèse (de Paul Delvaux, Institut de Zoologie de l’Université de Liège, 1960) est sans aucun doute l'un des fleurons du patrimoine artistique de l'ULg. Qu'ils l'effleurent du regard, ou s'arrêtent pour l'examiner attentivement, les millions de personnes qui ont visité l'Aquarium et le Musée de Zoologie depuis 50 ans savent-ils que ce paysage étrange, un peu atypique dans l'œuvre du peintre, pourrait en être l'une des clés, ou du moins une des strates initiales ? Profondément enfoui au cœur de la lente remontée du temps que le peintre effectue, de tableaux en tableaux, le paysage de la Création du Monde s'inscrit de manière singulière dans la galerie d'images de Paul Delvaux.

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 Cela fait 50 ans que La Genèse assiste chaque jour au passage des étudiants et visiteurs.

L'univers de Delvaux est constitué d'une succession de scènes, où souvent le temps semble se figer, hantées par quelques figures récurrentes : des femmes nues - seins lourds, mamelons pointus aux larges aréoles, ventres et cuisses arrondis, foisonnantes toisons pubiennes -, de jeunes hommes comme pétrifiés, des squelettes aimables, des savants à jaquettes et binocles, quelques sirènes,...  Les décors font référence à des leitmotivs dont l'origine remonte souvent à l'enfance ou à la jeunesse de l'artiste : les gares, les architectures gréco-romaines  (dont le goût fut transmis au peintre par son professeur de « poésie », la classe de 5e secondaire), les faubourgs et les poteaux télégraphiques, les rues et galeries désertes, la nuit.

Les étranges décors de cet univers, où l'air semble raréfié, où le silence et la froideur sont presque physiquement ressentis par le spectateur, induisent naturellement l'idée de la représentation d'un monde parallèle, paranormal, comme un rêve ou un cauchemar, comme un écho ou une prescience d'un au-delà du visible.

Dans Le Rêve de Paul Delvaux,  une fiction narrative qu'il développe autour de quelques tableaux, Michel Butor évoque la « comtesse des paumes » ou la « duchesse des aréoles » : les femmes de Delvaux sont comme les apparitions démultipliées d'une « Femme-Sexe », fascination vitale pour le corps et la promesse des jeux de l'amour, inquiétude irrationnelle et primitive des mystères de la gestation. Jean Clair écrit : « Et ce sont bien, en effet, les éléments d'un périple initiatique qui se retrouveront de toile en toile, quelles que soient les images de « profondeur » qu'on veuille utiliser, plongée sous-marine à la recherche d'un continent perdu, voyage dans quelque au-delà, ou entreprise de catharsis. C'est toujours une descente à travers les ères de la planète, les âges de l'humanité, les couches de la conscience. L'œuvre décrit la fable du monde comme elle décrit les étapes d'un sempiternel regressus ad uterum. »

Par essais, tâtonnements et erreurs (près d'un demi-millier de tableaux, sans compter les dessins, gravures et esquisses), Delvaux semble mener un travail de lente et patiente découverte, mêlée d'effroi, du principe de la genèse du vivant : d'images en images, le spectateur a l'impression d'errer dans les couloirs du temps, entre les vitrines oubliées d'un Musée où les Vénus antiques côtoient des collections d'anatomie, de minéralogie et de botanique...

Dans cet itinéraire, ce lent et patient cheminement parcouru par Delvaux, il y a quelques étapes-clés, des passages ou des carrefours importants, où le voyage prend son sens.

En 1943, Le Musée Spitzner est une évocation du choc qu'avait produit la visite de la baraque foraine du Docteur Spitzner sur le jeune Paul Delvaux : « Toutes les Vénus endormies que j'ai faites viennent de là. Même celle qui est à Londres, à la Tate Gallery. C'est une transcription exacte de La Vénus endormie du Musée Spitzner, mais alors avec des temples grecs ou avec des mannequins, tout ce que vous voulez. C'est autre chose (...) mais le sentiment profond, c'est celui-là ». Dans le monde de Delvaux, les femmes nues au visage inexpressif sont l'objet d'une fascination émerveillée et inquiète : elles attirent et repoussent, et offrent leur sexualité avec une évidence tranquille, comme une promesse ou un rêve d'étreinte jamais accomplie.

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De l'animal à l'homme - Rencontre avec Paul Delvaux, Gérard Lippert, Blondé Artprinting International, 1997 (cliquez sur la couverture pour la voir en plus grand)
 
 
 
 
 
 
 

A partir de la fin des années ‘30, l'œuvre prend cette allure de périple initiatique évoqué par Jean Clair : Les Phases de la lune I (1939, New York, The Museum of Modern Art), La Vénus endormie (1944, London, The Tate Gallery) sont quelques-uns des tableaux pivots, où apparaissent avec force les leitmotivs de l'imaginaire de Delvaux. C'est à cette époque qu'apparaît la figure du professeur Otto Lidenbrock, le savant minéralogiste du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Il hante de nombreuses toiles, seul ou en compagnie d'autres savants, penché sur quelque échantillon, aveugle à la nudité des Vénus qui l'entourent. Dans l'Hommage à Jules Verne (1971, collection particulière), l'évocation est particulièrement explicite. Gérard Farasse décrypte la métaphore du  périple paléontologique et géologique du Voyage au centre de la terre : « Ce périple chtonien est une exploration du corps féminin, une spéléologie intime : tunnels, galeries, gouffres, grottes, cavernes, cryptes dessinent une géographie du corps maternel, le corps de l'origine. Le roman se développe, à partir de cet ombilic, en suivant le cours de la gestation des différentes ères géologiques, depuis le primaire jusqu'au quaternaire. Sur le point d'amorcer sa descente, juste avant de pénétrer dans l'orifice du puits qui s'ouvre au fond du cratère, Axel aura une dernière pensée pour Graüben : « un de mes souvenirs s'envola vers ma jolie Virlandaise, et je m'approchai de la cheminée centrale. »

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La Genèse est au bout du voyage : aux confins de l'Océan primordial, dans l'amnios du monde, paysage des premiers matins, buffles, élans, boucs et rhinocéros, reflet de la Lune dans l'eau matricielle, Vestales impubères ou androgynes, souffle lointain des volcans,... nous sommes arrivés à l'horizon du Temps, là où se met en mouvement la Genèse du Vivant, là où, rythmé par la métamorphose des roches et des plantes, le Monde est Femme et porte en lui l'infinité des possibles.

Au fronton néoclassique de l'Institut de Zoologie, les effigies de Charles Darwin et d'Édouard Van Beneden veillent sur la Genèse de Paul Delvaux.

 

photo © Michel Houet -ULg

Jean Housen
Mars 2009

 

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Jean Housen est historien de l'art. Il est conservateur du  Musée en Plein Air de l'Université de Liège au Sart-Tilman et collaborateur d'Art&fact.

 

 


 

Bibliographie
Michel BUTOR, « Le rêve de Paul Delvaux », dans Francis DE LULLE (dir.), Delvaux, Paris, La Bibliothèque des Arts, 1975, pp. 14-53.
Jean CLAIR, « Un rêve biographique », dans Francis DE LULLE (dir.), Delvaux, Paris, La Bibliothèque des Arts, 1975, p. 80.
Gérard FARASSE, « Paul Delvaux, cristallographe », dans Lettres de château, Villeneuve d'Ascq, Septentrion - Presses Universitaires, 2008, p. 34.


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