Delvaux : L’Origine du Monde

Remonter le fleuve, remonter le temps : depuis le Grand Curtius, où se tient jusqu'au  mois de juin l'exposition « De demain à Delvaux », il faut nager contre le fil de l'eau, traverser le fleuve, pour découvrir sur l'autre rive de la Meuse,  à l'Institut de Zoologie de l'Université de Liège,  une œuvre majeure du peintre Paul Delvaux.

Réalisée en 1960, à l'invitation du Recteur Marcel Dubuisson, La Genèse (de Paul Delvaux, Institut de Zoologie de l’Université de Liège, 1960) est sans aucun doute l'un des fleurons du patrimoine artistique de l'ULg. Qu'ils l'effleurent du regard, ou s'arrêtent pour l'examiner attentivement, les millions de personnes qui ont visité l'Aquarium et le Musée de Zoologie depuis 50 ans savent-ils que ce paysage étrange, un peu atypique dans l'œuvre du peintre, pourrait en être l'une des clés, ou du moins une des strates initiales ? Profondément enfoui au cœur de la lente remontée du temps que le peintre effectue, de tableaux en tableaux, le paysage de la Création du Monde s'inscrit de manière singulière dans la galerie d'images de Paul Delvaux.

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 Cela fait 50 ans que La Genèse assiste chaque jour au passage des étudiants et visiteurs.

L'univers de Delvaux est constitué d'une succession de scènes, où souvent le temps semble se figer, hantées par quelques figures récurrentes : des femmes nues - seins lourds, mamelons pointus aux larges aréoles, ventres et cuisses arrondis, foisonnantes toisons pubiennes -, de jeunes hommes comme pétrifiés, des squelettes aimables, des savants à jaquettes et binocles, quelques sirènes,...  Les décors font référence à des leitmotivs dont l'origine remonte souvent à l'enfance ou à la jeunesse de l'artiste : les gares, les architectures gréco-romaines  (dont le goût fut transmis au peintre par son professeur de « poésie », la classe de 5e secondaire), les faubourgs et les poteaux télégraphiques, les rues et galeries désertes, la nuit.

Les étranges décors de cet univers, où l'air semble raréfié, où le silence et la froideur sont presque physiquement ressentis par le spectateur, induisent naturellement l'idée de la représentation d'un monde parallèle, paranormal, comme un rêve ou un cauchemar, comme un écho ou une prescience d'un au-delà du visible.

Dans Le Rêve de Paul Delvaux,  une fiction narrative qu'il développe autour de quelques tableaux, Michel Butor évoque la « comtesse des paumes » ou la « duchesse des aréoles » : les femmes de Delvaux sont comme les apparitions démultipliées d'une « Femme-Sexe », fascination vitale pour le corps et la promesse des jeux de l'amour, inquiétude irrationnelle et primitive des mystères de la gestation. Jean Clair écrit : « Et ce sont bien, en effet, les éléments d'un périple initiatique qui se retrouveront de toile en toile, quelles que soient les images de « profondeur » qu'on veuille utiliser, plongée sous-marine à la recherche d'un continent perdu, voyage dans quelque au-delà, ou entreprise de catharsis. C'est toujours une descente à travers les ères de la planète, les âges de l'humanité, les couches de la conscience. L'œuvre décrit la fable du monde comme elle décrit les étapes d'un sempiternel regressus ad uterum. »

Par essais, tâtonnements et erreurs (près d'un demi-millier de tableaux, sans compter les dessins, gravures et esquisses), Delvaux semble mener un travail de lente et patiente découverte, mêlée d'effroi, du principe de la genèse du vivant : d'images en images, le spectateur a l'impression d'errer dans les couloirs du temps, entre les vitrines oubliées d'un Musée où les Vénus antiques côtoient des collections d'anatomie, de minéralogie et de botanique...

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