Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Traduction littéraire : les ruses de la fidélité

12 March 2009
Traduction littéraire : les ruses de la fidélité

Vous faites quoi pour le plaisir ? Vous traduisez des poèmes ? Quelle curieuse occupation. D'ailleurs, entre nous, un poème, chacun sait que cela ne se traduit pas. Un poème traduit ne peut être qu'une supercherie. Le test d'un poème n'est-ce pas précisément l'équilibre fragile, et forcément unique, entre sons et sens, rythme et émotion, texture et texte ? Prétendre le retrouver dans une autre langue, quelle outrecuidance ! L'argument de l'intraduisibilité est aussi vieux que la traduction. Il est irréfutable, et quotidiennement réfuté.

Sans traduction, non seulement nous serions infiniment plus pauvres de tous ces textes qui nous sont inaccessibles dans leur langue d'origine, mais les langues et les cultures aussi seraient bien moins mobiles, bien moins ouvertes les unes aux autres, et finalement, bien moins riches. Faut-il rappeler qu'un des grands acquis de l'Union européenne, même dans sa version technocratique actuelle, est le multilinguisme, c'est-à-dire aussi la multiplicité des cultures et les traductions croisées ? 

Mais reconnaissons-le, pour traduire, il faut jongler. Courir le risque que certaines balles ne soient pas rattrapées, ou ne le soient que par quelque artifice. Ou (et c'est la même chose sinon qu'il y a décision préalable) choisir parmi les paramètres : renoncer à la rime, ou à tel jeu de mots, à une référence intertextuelle. Reconnaissons aussi que - même si c'est avant tout la logique interne du texte à traduire qu'il faut déceler et qui impose sa loi - il y a dans ces choix une part irréductiblement liée à la sensibilité du traducteur. Le travail en tandem avec ma mère me montre jour après jour que j'ai davantage tendance à me laisser séduire par des jeux d'assonances, à dévoyer un vers pour la rondeur d'une rime là où elle préserve mieux le fil du sens.

Sourcier ou cibliste, ou dans les termes de Schleiermacher, au service du texte ou au service du lecteur ? Souvent la question se vide de contenu dans le véritable travail de transposition. Antoine Berman, grand défenseur d'une traduction en prise directe avec la langue et la culture source, partisan résolu du dépaysement, de l'accueil de l'étranger (‘L'Auberge du lointain'...) ne prône nullement une traduction littérale, loin de là. Dans son ouvrage posthume autour de traductions de l'élégie érotique de John Donne ‘To his Mistress : Going to Bed', ce qu'il donne en exemple de fidélité, c'est la version libre du Mexicain Octavio Paz. Le texte y est raccourci, il ne suit pas l'original vers à vers, mais il en saisit le Gestus, le ton à la fois familier et philosophique, la sensualité sans affectation. De même Gérald Purnelle dans ce numéro, nous dit son admiration pour la réécriture des Tristes et des Pontiques d'Ovide sous la plume de Marie Darrieussecq, qui ne s'embarrasse ni de la métrique des poèmes latins, ni de leurs multiples métaphores, mais nous fait ressentir l'appel du poète exilé dans une forme plus dépouillée - la voix d'Ovide au XXIe siècle ? Le traducteur dans les deux cas est bien au service du texte-source, mais en trouvant l'expression qui le restitue au mieux dans un contexte différent.

Alice Leclercq

Si nous pensons aux allusions intertextuelles, quelle doit être la démarche du traducteur ? Va-t-il les garder dans la culture-source ? Le décalage est assuré, mais aussi, souvent, la perte totale de la dimension récessive, de la profondeur (au sens pictural) qu'introduit la perception du texte auquel il est fait allusion.

C'est toute l'argumentation de Guy Leclercq dans sa traduction des Aventures d'Alice au pays du merveilleux ailleurs  (titre, pour le coup, quelque peu déconcertant) : les comptines déformées sont reconnues de tous en terres anglophones, pourquoi priver le lecteur francophone d'un plaisir parallèle dans la transgression textuelle ? De même, quand à l'entame d'un poème de David Dabydeen (‘Carnival Boy'), nous entendons, pour peu que nous lisions l'anglais et connaissions un peu ces vers du grand classique du romantisme qu'est  Wordsworth,  ‘The still sad music of humanity, / Not harsh nor grating, though of ample power / To chasten and subdue', dans la deuxième partie du poème ‘Tintern Abbey', où il nous donne d'abord l'expérience immédiate du jeune enfant puis la remémoration de l'adulte. Dans le poème de l'auteur d'origine guyanaise, le contexte romantique n'a d'ailleurs guère d'incidence, mais la référence quasi scolaire à un écrivain célébré à travers tout l'empire, si. Mon choix ici s'est donc porté vers une transposition, et le recours à des vers de ce monument de la littérature française, Victor Hugo et deux vers tirés du poème ‘L'Enfant grec' : ‘non pas l'oiseau des bois au chant / plus doux que les hautbois' ; dans les deux cas, nous avons une négation qui porte sur l'évocation d'une harmonie en demi-teintes. Nous perdons Wordsworth (qui devrait s'accompagner d'une note), mais nous gardons une allusion littéraire que peut percevoir le lecteur francophone.

Joyce

À l'instar de la traduction de slogans publicitaires (horresco referens ?), la traduction littéraire, c'est aussi nécessairement une re-création. L'exemple le plus extrême en est sans doute la traduction de Finnegans Wake, la dernière œuvre de Joyce, qui fait appel à des langues diverses et à des kyrielles de mots portemanteaux1, d'apax2 tout juste inventés mais tellement suggestifs3. Intraduisible ? Mais non, au contraire, à petite dose, délicieusement jouissif, comme en témoigne le travail d'étudiants sur la dernière page du chapitre ALP4.

Autant la traduction pragmatique exige parfois des remises en ordre, des explicitations culturelles ou autres, voire des refontes complètes d'un texte pour en faire quelque chose de compréhensible, autant, en traduction littéraire, l'étoffement explicatif est-il presque toujours à éviter. Si Hölderlin écrit, dans son ode à Mnémosyne, ‘Wie aber Liebes ?', le lecteur peut certes déduire de ce qui précède (cinq vers plus haut ‘Vieles aber ist / zu behalten') qu'il se demande comment préserver ce qui nous est cher, mais justement, il doit s'agir d'une déduction, dont le prive la traduction de Jean-Paul Lefebvre ‘Mais comment retenir quelque chose de cher ?'

Il est pourtant des cas, mais pas en poésie, où une transformation de la forme serait tout à fait justifiée. Ainsi nous savons que les auteurs de romans feuilletons au XIXe siècle étaient payés à la ligne, et qu'ils allaient donc utiliser des tournures aussi longues que possibles. La chaise dont l'héroïne se lève est celle sur laquelle elle était assise (mais si), la porte à ouvrir était fermée, etc. Autre contrainte qui n'est plus d'actualité lors de la publication du texte aujourd'hui : rappeler aux lecteurs ce qui s'est passé dans les épisodes précédents, et donc répéter à l'envi. Ici le traducteur pourrait raccourcir sans trop de scrupule, et sans qu'il s'agisse d'interventionnisme pseudo-éducatif comme dans certaines traductions ‘pour la jeunesse'  où le texte se trouve défiguré - privé de paragraphes entiers d'une part, affublé de conclusions édifiantes d'autre part.

Que faire quand le texte source combine délibérément les registres linguistiques ou les variations régionales ? Les niveaux de langue liés à des positions sociales sont relativement faciles à restituer (en restant conscient, lorsqu'il s'agit de traduire d'anglais en français que la langue d'outre-Manche ou d'outre-Atlantique est bien plus tolérante par rapport aux écarts grammaticaux que celle de l'hexagone, même quand elle est parlée dans les marches  plus ou moins lointaines de la francophonie). En revanche, les variations dialectales sont quasi impossibles à transposer. Le cas des parlers régionaux en Afrique ou dans la Caraïbe est spécifique, dans la mesure où ce sont des régions où l'on trouve aussi des locuteurs francophones et qu'il est possible de trouver des tournures locales, mais plutôt dans le lexique que dans la syntaxe ; les variations de l'anglais, même si elles peuvent s'éloigner considérablement de la langue standard, s'inscrivent dans un continuum alors que les créoles en Haïti ou dans les DOM-TOM sont des langues distinctes, parfaitement incompréhensibles aux oreilles francophones. Mais s'il s'agit de variations régionales à l'intérieur, disons, de la Grande Bretagne ou des Etats-Unis ? Faut-il rendre l'écart en faisant appel à l'un ou l'autre dialecte du français comme le wallon ou l'auvergnat ? Souvent le texte source, qui nous semble tellement ‘authentique', crée en fait une langue locale ‘de synthèse', déjà épurée et transposée. Le savoir peut aider le traducteur qui a son tour fera appel à quelques signes, quelques marqueurs régionaux, sans embarquer des lecteurs dans l'un ou l'autre dialecte. J'aime quant à moi, au détour par exemple de vers écossais, retrouver des mots wallons comme ‘halcoter' ou ‘mohone'. Le lecteur en fera ce qu'il pourra.

Quand un poème inclut des ritournelles lourdement rimées, en écho de comptines enfantines, il est possible qu'un écart de sens soit nécessaire. Ainsi nous avons traduit quatre vers du long poème de Léon-Gontran Damas Black-Label  

Mort au Cancre
au pou
mort au Chancre
au fou

par     

Death to Canker
to the bug
death to Cancer
to the mug

en transformant le cancre (dunce) en cancer et en hyperonymisant le pou en bug ce qui nous permettait de retrouver un rythme et des rimes.

Au-delà de ces choix divers, de ces subtilités ouvertes à tous les débats, il reste qu'en traduction, qu'elle soit littéraire, médicale ou économique, les deux conditions essentielles à remplir sont les mêmes : comprendre le texte source, maîtriser suffisamment la langue cible pour que le texte produit fasse chanter les mots sur la même musique.

 

Christine Pagnoulle
Mars 2009

icone crayon

Christine Pagnoulle enseigne la traduction et les littératures anglophones à l'Université de Liège. Ses recherches portent principalement sur la poésie et les littératures des Caraïbes.


 

1 (h)apax : mot dont on ne connaît qu'une seule occurrence
2 mot portemanteau ou mot-valise : néologisme formé par la fusion de deux mots existants
3 A côté d'une traduction courageuse mais sans âme (celle de l'ingénieur informaticien Philippe Lavergne, publiée chez Gallimard en 1982), une traduction collective du chapitre ‘Anna Livia Plurabelle' associe l'auteur et des figures marquantes du Paris littéraire de la fin des années trente : Samuel Beckett, Alfred Peron, Paul Léon, Eugène Jolas, Ivan Goll, Adrienne Monnier et Philippe Soupault, qui ont dû bien s'amuser.
4 http://www.babelg.ulg.ac.be/bulletin/n14.htm
 

 

Références :

Albert Bensoussan, Confessions d'un traître, Presses de l'Université de Rennes, 1995
Antoine Berman, "La traduction et la lettre, ou l'auberge du lointain", in les tours de babel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985
L'épreuve de l'étranger, Gallimard, 1984 (réédité en collection Tel, 1995)
Pour une critique des traductions: John Donne, Gallimard, 1994
Luciano Curreri, ‘Pensieri sulla critica della traduzione e sulla sua ricezione, Palazzo Sanvitale, 15-16, 2005, p. 174-189,  
‘Commentaires polémiques sur la théorie de la traduction', Journal de BabeLg, 22, 2006, p. 9-11 http://www.babelg.ulg.ac.be/bulletin/n22/cp.pdf
Sylvie Durastanti, Eloge de la trahison. Notes du traducteur, Le Passage, 2002
Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, (Dire quasi la stressa cosa), Grasset, 2006 (Bompiani, 2003)
James Holmes, The Nature of Translation: Essays on the Theory and Practice of Literary Translation, Mouton, 1973
André Lefevere, Translation. Rewriting, and the Manipulation of Literary Fame, Routledge, 1992
Anne Malena, ed., Les Antilles en traduction / The Caribbean in Translation, TTR 13:2 (2000)
Ian Mason & Christine Pagnoulle, ed., Cross - Words: Issues in Literary and Non-Literary Translating, L3, 1995
Anthony Pym, Translation and Text Transfer. An Essay on the Principles of Intercultural Communication, Peter Lang, 1992
Pour une éthique du traducteur, Artois Presses Univ./ Pr. de l'Univ. d'Ottawa, 1997
Lawrence Venuti, The Translator's Invisibility: A History of Translation, Routledge, 1994
The Scandals of Translation. Towards an Ethic of Difference, Routledge, 1998


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 17 April 2024