Traduction littéraire : les ruses de la fidélité

Vous faites quoi pour le plaisir ? Vous traduisez des poèmes ? Quelle curieuse occupation. D'ailleurs, entre nous, un poème, chacun sait que cela ne se traduit pas. Un poème traduit ne peut être qu'une supercherie. Le test d'un poème n'est-ce pas précisément l'équilibre fragile, et forcément unique, entre sons et sens, rythme et émotion, texture et texte ? Prétendre le retrouver dans une autre langue, quelle outrecuidance ! L'argument de l'intraduisibilité est aussi vieux que la traduction. Il est irréfutable, et quotidiennement réfuté.

Sans traduction, non seulement nous serions infiniment plus pauvres de tous ces textes qui nous sont inaccessibles dans leur langue d'origine, mais les langues et les cultures aussi seraient bien moins mobiles, bien moins ouvertes les unes aux autres, et finalement, bien moins riches. Faut-il rappeler qu'un des grands acquis de l'Union européenne, même dans sa version technocratique actuelle, est le multilinguisme, c'est-à-dire aussi la multiplicité des cultures et les traductions croisées ? 

Mais reconnaissons-le, pour traduire, il faut jongler. Courir le risque que certaines balles ne soient pas rattrapées, ou ne le soient que par quelque artifice. Ou (et c'est la même chose sinon qu'il y a décision préalable) choisir parmi les paramètres : renoncer à la rime, ou à tel jeu de mots, à une référence intertextuelle. Reconnaissons aussi que - même si c'est avant tout la logique interne du texte à traduire qu'il faut déceler et qui impose sa loi - il y a dans ces choix une part irréductiblement liée à la sensibilité du traducteur. Le travail en tandem avec ma mère me montre jour après jour que j'ai davantage tendance à me laisser séduire par des jeux d'assonances, à dévoyer un vers pour la rondeur d'une rime là où elle préserve mieux le fil du sens.

Sourcier ou cibliste, ou dans les termes de Schleiermacher, au service du texte ou au service du lecteur ? Souvent la question se vide de contenu dans le véritable travail de transposition. Antoine Berman, grand défenseur d'une traduction en prise directe avec la langue et la culture source, partisan résolu du dépaysement, de l'accueil de l'étranger (‘L'Auberge du lointain'...) ne prône nullement une traduction littérale, loin de là. Dans son ouvrage posthume autour de traductions de l'élégie érotique de John Donne ‘To his Mistress : Going to Bed', ce qu'il donne en exemple de fidélité, c'est la version libre du Mexicain Octavio Paz. Le texte y est raccourci, il ne suit pas l'original vers à vers, mais il en saisit le Gestus, le ton à la fois familier et philosophique, la sensualité sans affectation. De même Gérald Purnelle dans ce numéro, nous dit son admiration pour la réécriture des Tristes et des Pontiques d'Ovide sous la plume de Marie Darrieussecq, qui ne s'embarrasse ni de la métrique des poèmes latins, ni de leurs multiples métaphores, mais nous fait ressentir l'appel du poète exilé dans une forme plus dépouillée - la voix d'Ovide au XXIe siècle ? Le traducteur dans les deux cas est bien au service du texte-source, mais en trouvant l'expression qui le restitue au mieux dans un contexte différent.

Alice Leclercq

Si nous pensons aux allusions intertextuelles, quelle doit être la démarche du traducteur ? Va-t-il les garder dans la culture-source ? Le décalage est assuré, mais aussi, souvent, la perte totale de la dimension récessive, de la profondeur (au sens pictural) qu'introduit la perception du texte auquel il est fait allusion.

C'est toute l'argumentation de Guy Leclercq dans sa traduction des Aventures d'Alice au pays du merveilleux ailleurs  (titre, pour le coup, quelque peu déconcertant) : les comptines déformées sont reconnues de tous en terres anglophones, pourquoi priver le lecteur francophone d'un plaisir parallèle dans la transgression textuelle ? De même, quand à l'entame d'un poème de David Dabydeen (‘Carnival Boy'), nous entendons, pour peu que nous lisions l'anglais et connaissions un peu ces vers du grand classique du romantisme qu'est  Wordsworth,  ‘The still sad music of humanity, / Not harsh nor grating, though of ample power / To chasten and subdue', dans la deuxième partie du poème ‘Tintern Abbey', où il nous donne d'abord l'expérience immédiate du jeune enfant puis la remémoration de l'adulte. Dans le poème de l'auteur d'origine guyanaise, le contexte romantique n'a d'ailleurs guère d'incidence, mais la référence quasi scolaire à un écrivain célébré à travers tout l'empire, si. Mon choix ici s'est donc porté vers une transposition, et le recours à des vers de ce monument de la littérature française, Victor Hugo et deux vers tirés du poème ‘L'Enfant grec' : ‘non pas l'oiseau des bois au chant / plus doux que les hautbois' ; dans les deux cas, nous avons une négation qui porte sur l'évocation d'une harmonie en demi-teintes. Nous perdons Wordsworth (qui devrait s'accompagner d'une note), mais nous gardons une allusion littéraire que peut percevoir le lecteur francophone.

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