Edward Bernays est le neveu de Freud et le père fondateur des relations publiques. Son ouvrage majeur, Propaganda, est au départ conçu comme une carte de visite sophistiquée, pour expliquer aux dirigeants des grandes entreprises, aux politiciens et aux responsables des universités américaines combien ils auraient intérêt à recourir à des chargés de relations publiques.
La principale invention de Bernays est d'avoir utilisé les outils des sciences humaines pour utiliser les mécanismes du comportement humain et des désirs pour favoriser ses clients et manipuler les foules. Imaginez le neveu de Freud (ce n'est pas une métaphore, même si celle-ci s'appliquerait parfaitement au personnage) utilisant la connaissance de l'inconscient pour induire les gens à consommer ce que ses clients souhaitent, voire à désirer ce que ses clients souhaitent. Ce scénario qui pourrait paraître celui d'un ouvrage de science-fiction ou d'une anti-utopie à la manière de 1984 ou Le meilleur des mondes, est en fait en-dessous de la réalité. En effet, Bernays ne se contente pas d'avoir recours à la psychanalyse, à la sociologie, à la psychologie des masses et autres disciplines des sciences humaines pour influencer les consommateurs, il considère tout service sous l'aspect libéral du produit. C'est ainsi qu'un des chapitres de son ouvrage montre que les universités et l'éducation en général n'ont pas à être considérées comme un service ou un acquis social, ni comme un élément important de la société, mais comme un pur et banal produit commercial, pour lequel il serait donc normal de recourir aux mêmes techniques que celles utilisées pour vendre une cravate ou une voiture.
L'ouvrage est peu technique. Bien sûr, Barnays y montre comment il procède. Mais il explique ses procédés dans les grandes lignes et avec moult exemples dans le but de se trouver de nouveaux clients. L'avantage du destinataire de l'ouvrage – ses futurs clients – explique le ton du texte. Pas de bien-pensance ou de politiquement correct dans ce volume adressé à ceux à qui il se présente comme un mercenaire de la vente et de l'influence sans le moindre jugement sur la cause ou le produit. D'ailleurs, un de ses plus impressionnants succès aura lieu l'année suivant la parution de son ouvrage quand, en jouant sur le désir d'émancipation des femmes, il parviendra à les rendre massivement dépendantes de la cigarette. Dire les choses aussi ouvertement et sans détour aujourd'hui provoquerait une vague de protestation.
L'arrière-fond politique de l'ouvrage peut être encore plus intéressant. Non seulement, on est dans une vision extrêmement libérale pour laquelle l’État doit être réduit au maximum et où l'économie englobe tout. Mais, en plus, l'idée même de démocratie n'est plus qu'un slogan commercial. Il considère qu'il vaudrait mieux un régime où un petit groupe dirige la société et le choix des gens : « Peut-être serait-il préférable de remplacer la propagande et le plaidoyer pro domo par des comités de sages qui choisiraient nos dirigeants, dicteraient notre comportement, public et privé, décideraient des vêtements que nous devons porter et des aliments que nous devons manger parce qu'ils sont les meilleurs pour nous. » (p. 47) Mais puisque la démocratie s'est désormais imposée, il faut bien, pour éviter le chaos, qu'un gouvernement invisible, aidé par les conseillers en relations publiques, aident le peuple à faire « les bons choix », autrement dit les influence à leur insu. La démocratie n'est donc qu'un concept vide, où la propagande dirige les opinions jusque dans la sphère privée de chacun. Étant donné l'influence et la généralisation de ces firmes de relations publiques, les moyens qu'elles mettent en œuvre et le pouvoir des médias de masse, on peut vraiment s'interroger aujourd'hui sur l'effectivité de la démocratie. C'est peut-être un des paradoxes intéressants de cet ouvrage : il présente la démocratie comme un obstacle à contourner et il nous fait réfléchir bien davantage que d'autres textes, sur la réalité de l'idéal démocratique et sur ses limites dans une société où les masses médias, la publicité, les firmes de relation publiques et les think thanks sont omniprésentes.
Anne Staquet
Edward Bernays, Propaganda, Comment manipuler l'opinion en démocratie ?, Zones, 2007, 141 p.
Lectures pour l'été 2017
Essais, documents, récits, non-fiction
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