Frédéric Chef,  Le Colporteur magnifique

ChefQuelle mouche a bien pu piquer Frédéric Chef ? J’opterais plutôt pour un moustique virevoltant au-dessus des eaux saumâtres du Schelde. Le Rémois nous raconte une folle équipée sur les pas de Robert Louis Stevenson et de son ami Walter Wilson. En 1876, l’écrivain écossais projette de descendre en canoë les canaux d’Anvers à Gretz-sur-Loing, petite bourgade entre Fontainebleau et Nemours où Fanny Osbourne, qui vint troubler son cœur de jeune dandy, s’adonne à la peinture. Il raconte son périple dans un petit livre En canoë sur les rivières du Nord qui servira de guide à Frédéric Chef qui marchera sur le même parcours près d’un siècle et demi plus tard. 

Il quitte Anvers pour Boom et ses briqueteries, puis Willebroek avant de suivre le halage jusque Bruxelles et le canal de la Senne. Le choc du décor, usine Renault abandonnée à Vilvorde ou décharge publique de Neder-Over-Heembeek, sera adouci par la bonne liqueur du bouquiniste de La Borgne Agasse qui hébergera notre explorateur d’un autre temps pour une nuit roborative. Voilà de quoi lui donner le courage de retrouver le Canal qui mène à Charleroi. Le paysage ne change guère « Entre Tubize et Ittre, les anciennes usines sidérurgiques arborent leurs tuyères rouillées, leurs cuves, leurs monte-charges inclinés, leurs gueulards inoffensifs. » La traversée de La Louvière, où canettes de bière et gravats jonchent le sol, donne à la ville un petit côté surréaliste : la ville d’Achille Chavée accueillit en 1935 la première exposition mondiale du mouvement initié par Breton. 

La marche vers Charleroi passe par Pont-à-Celles, ce qui nous vaut cette petite contribution de notre voyageur au déterminisme social : « Des adolescents boutonneux traînant toute la misère du monde draguent deux minettes aux allures collectives. » Il est vrai que l’auteur précise que « Charleroi rappelle certaines cités de la défunte URSS » ce qui lui confère en fin de compte « une paradoxale beauté ». Je ne suis pas sûr que ce détail rassure le lecteur et que l’ouvrage sera primé par l’Office du Tourisme de Wallonie, même si les vallées à venir vont se présenter sous une lumière plus soyeuse. Stevenson nous avait averti : « Contrairement à toute attente, la Sambre n’est nulle part aussi belle qu’entre Jeumont et Charleroi. » La Haute-Sambre paraît dès lors presque joyeuse et fleurie, le promeneur rencontre un port de plaisance où « quelques voiliers, attachés à leur anneau, songent à prendre le large. » 

C’est accompagné de Cingria qu’il passe la frontière. À Jeumont, chez Lina, il est le seul client pour goûter la flamiche au Maroilles. À Guise, c’est le familistère de Jean-Baptiste Godin, ce “Versailles du prolétaire”, qui intéresse le marcheur, plus que  l’Hôtel de Guise où sa réservation a été perdue. À Compiègne, il se procure un canoë, un modèle gonflable, made in China, pour descendre l’Oise. Le canoteur n’est pas le bienvenu aux écluses. Il rame jusqu’à Creil, tantôt en eau propre, tantôt au milieu de déchets, bouteilles de soda gluantes ou barquettes de frites graisseuses. « Les voyages, comme les testaments s’achèvent toujours par un codicille », notre champion arrive en forêt de Fontainebleau. Il retrouve le vieux pont de Grez-sur-Loing (Gretz qui, depuis Stevenson, perdu son “t”) et l’auberge Chevillon mentionnée par son illustre prédécesseur. Comme lui, il descend sur Barbizon. L’âme de Fanny Osbourne et la mémoire de Robert Louis flottent dans ces murs ; sur la façade de l’hôtellerie du Bas-Bréau, on peut lire R Louis Stevenson while at his wrote Forest Notes.

Le livre ne manque pas d’humour, et d’humour belge ai-je envie de préciser, car la dérision (et même l’autodérision) est partout présente. Il a aussi la qualité de nous faire découvrir un grand auteur naturaliste, Robert Louis Stevenson, qui nous donne sa vision du voyage : « Une randonnée devrait être entreprise seul, parce que la liberté en est l’essence ; parce qu’on devrait être à même de s’arrêter ou de repartir, suivre le chemin-ci ou celui-là, au gré de sa fantaisie » (p. 124). L’Écossais, que l’on découvre libertaire, nous livre ici un voyage à l’intérieur de l’être.

L’écriture trouve dans les dessins en noir et blanc de Daniel Casanave un parfait complément. Ils participent du même esprit, même la statue de Léopold II, le roi conquérant, paraît minable sinon ridicule sous un vent d’automne que l’on devine froid et triste. À se demander si Casanave, à l’instar de Wilson, n’a pas suivi l’auteur pour croquer, dans son dos, des atmosphères, des sensations.

Je ne sais quel conseil donner à Frédéric Chef pour un prochain périple littéraire. Peut-être devrait-il suivre, entre Herstal et Seraing en banlieue liégeoise, l’itinéraire des frères Dardenne ? Ou mieux, s’il repasse à Bruxelles, de choisir les frites de “Chez Antoine”, place Jourdan. Les meilleures du Royaume.

 

                                                                           Alain Dantinne   

Frédéric Chef, Le Colporteur magnifique, éd. Weyrich, coll. Plumes du Coq, 2016, 204 p.
 

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