Lectures pour l'été 2017 - Poches - Littérature française

BelloAntoine Bello, Les producteurs (Folio)

Après Les Falsificateurs (2007) et Les Éclaireurs (2009), l’aventure éditoriale imaginée par le Français Antoine Bello, ancien créateur d’entreprises installé à New York, trouve son terme avec ce troisième volet. Une entreprise ambitieuse tant par son ampleur (quelque 1500 pages) que par son propos puisqu’elle pose la question de l’écriture de l’Histoire, de la manipulation, des théories du complot, de la fabrication des images, de la distorsion de la réalité, etc. Ce triptyque met en scène, dans les années 1990-2000, une organisation secrète mondiale, le CFR (Consortium de Falsification du Réel), dont les membres, de toutes nationalités, inventent des scénarios pour ensuite les installer dans la réalité en créant de fausses sources ou en modifiant les documents existants. Par exemple, si l’un d’eux invente une ville, il doit aussi créer une association culturelle liée à cette ville, donner des noms à ses habitants, etc. Chaque dossier comprend donc deux parties, «scénario» et «falsification». Il est dès lors quasi impossible de savoir si tel événement historique – le premier pas sur la lune, par exemple – a réellement eu lieu ou ne relève que de l’affabulation. Le héros, le géographe islandais Sliv Dartunghuver, se pose des questions quant à la finalité du CFR. Ce qui ne l’empêche pas, au cours des deux premiers tomes, d’en être un membre actif, proposant des scénarios et réformes, tout en veillant à ce que ses activités conservent une certaine légalité. Certaines sont limites. En 2003, par exemple, pour justifier son intervention en Irak, l’administration Bush a avancé l’existence d’armes de destruction massive en se basant sur certains documents qui semblent avoir été fabriqués par l’organisation. Qui, elle, se sent coupable d’avoir attisé l’antiaméricanisme de groupuscules islamistes dans les années 1990. Tout cela est raconté dans les deux premiers tomes. Peut-être d’ailleurs Bello en serait-il resté là (il a écrit trois autres romans dans l’intervalle) si les réseaux sociaux n’avaient pas pris une telle ampleur. En effet, face à leur pouvoir manipulateur, leur capacité à créer des rumeurs, à inventer ou falsifier des réalités, de quelle latitude dispose encore le CFR? C’est la question soulevée ici sur fond d’élection d’Obama à la Maison blanche. Doublée d’une autre: certaines fins louables (par exemple l’alerte sur les dangers provoqués par le réchauffement climatique) justifient-elles le recours à des moyens qui le sont moins, à des travestissements de la réalité?

 

MonninIsabelle Monnin, Les gens dans l’enveloppe (Le Livre de Poche)

Les gens dans l’enveloppe a été l’une des curiosités de la rentrée 2015. En 2012, Isabelle Monnin achète sur internet un lot de photos d’une famille qu’elle ne connaît pas. À partir de ces clichés montrant des individus de tous âges immortalisés dans leur intimité familiale, au jardin ou à l’intérieur d’une maison, la journaliste-romancière invente une histoire. Elle donne des prénoms à ses figures anonymes, imagine des liens de parentés entre eux. Et elle demande au musicien Alex Beaupain (le complice du cinéaste Christophe Honorez) de composer des chansons pour accompagner son texte. Une fois le roman terminé, son auteure part sur les traces de ses personnages. Qu’elle va retrouver dans le Doubs. Et dont elle va écrire la vraie histoire. Ce livre, accompagné du CD, se compose dès lors en deux parties, une fictive suivie d’une réelle, séparées par un cahier photos, de manière à pouvoir mettre un visage sur les noms. La confrontation des deux récits est tout à fait passionnante, le lecteur ne cessant d’aller de l’un à l’autre. Au-delà de ce cas précis, c’est la relation entre fiction et réalité qui est ici subtilement interrogée.

 

BachiSalim Bachi, Le consul (Folio)

Dans Le consul, Salim Bachi rappelle le courage du consul du Portugal à Bordeaux, Aristides de Sousa Mendes, qui, refusant de suivre les ordres de son pays dirigé par le dictateur Salazar, a sauvé entre trente et cinquante mille réfugiés, dont plus de dix mille juifs, en leur délivrant des visas dès fin 1939. Rappelé à Lisbonne en juillet 1940, mais jamais rayé de la carrière consulaire, il meurt déchu en 1954. Pendant la guerre, le Portugal, qui est neutre, a accueilli des milliers de réfugiés sur son territoire, permettant à nombre d’entre eux de fuir vers les États-Unis ou l’Amérique du Sud. Écrit sous la forme d’une confession à la première personne, ce roman raconte avec précision le travail quotidien de celui qui, en 1966, sera déclaré «Juste parmi les nations». Il a finalement été réhabilité par son pays devenu démocratique.

 

CarrereEmmanuel Carrère, Le Royaume (Folio)

Après plusieurs romans (La Moustache, La Classe de neige, L’Adversaire, adaptés au cinéma), Emmanuel Carrère est passé à la première personne et à une forme autobiographique (Un roman russe, D’autres vies que la mienne, Limonov), s’affirmant aujourd’hui « incapable d’écrire quoi que ce soit autrement ». Le Royaume, son treizième livre, n’est donc pas un roman – le mot n’y figure d’ailleurs pas – mais une « enquête » couronnée à sa sortie, en 2014, par plusieurs prix. L’auteur d’une biographie de Philip K. Dick est parti de cette question: comment, aujourd’hui, peut-on encore croire « réellement qu’un Juif d’il y deux mille ans, né d’une vierge, ressuscité trois jours après avoir été crucifié, (…) va revenir juger les vivants et les morts ». Après une première partie, dans laquelle il se souvient avoir été lui-même « touché par la grâce » entre 1990 et 1993, au point d’aller régulièrement à la messe et de lire chaque jour un verset de l’Évangile, il raconte, dans une seconde partie, les premières heures du christianisme. Pour ce faire il est parti sur les traces de Paul de Tarse. La vie de ce persécuteur de chrétiens converti sur le chemin de Damas suite à sa rencontre avec Jésus ressuscité, est racontée par Luc dans les Actes des Apôtres qui suivent l’Évangile. Le troisième évangéliste, qui n’a pas connu Jésus, fut en effet un compagnon de Paul, c’est donc aussi son parcours que suit Carrère. Sans omettre les zones d’ombres qui planent sur le personnage du futur saint Paul, ni de tenter de comprendre les origines de l’antisémitisme chrétien. Le Royaume est d’une lecture agréable, instructive, amusante, parfois, par le dilettantisme du style et les diverses analogies avec notre actualité. Mais l’auteur se montre aussi parfois trop bavard et se perd dans des digressions dont la pertinence n’est pas vraiment évidente.

 

GaudéLaurent Gaudé, Danser les ombres (Babel)

« Les morts sont parmi nous (…). Ceux qui nous ont été enlevés, ceux que nous nous apprêtons à pleurer, nous allons les voir revenir. » À Saul, qui se réjouit de voir la mort « en quelque sorte… abolie », une autre survivante du tremblement de terre qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010 lui répond qu’au contraire que « les morts ne peuvent rester ici simplement pour éviter aux vivants de pleurer. (…) Que ceux qui veulent les retrouver cessent de vivre. Pour les autres, il est temps de les raccompagner. » Cet échange, situé en toute fin de Danser les ombres, résume l’ambitieux projet de Laurent Gaudé, et dit sa totale réussite : faire vivre côte à côte, dans le bref laps de temps qui a suivi la catastrophe, les vivants et les morts, sans que le lecteur ne sache précisément qui est vivant et qui ne l’est plus. Au moment où la terre tremble, tous ceux dont nous avons suivi la trajectoire sont chez Fessou, un bar de la capitale Port-au-Prince : Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur à l’homme qui l’avait mise enceinte ; Saul, parti deux ans à Cuba soi-disant pour faire des études de médecine suite à l’enlèvement de sa sœur ; Ti Sourire, la jeune et souriante infirmière ; Jasmin dit Mangecul pour son amour des femmes. Et aussi Firmin, le facteur Sénèque, un ex-tortionnaire surnommé Matrak, Domitien, appelé Pabava, et Prophète Coicou, alias le Vieux Tess, anciens prisonniers politiques. Ne manque que Lily, la riche adolescente revenue de Miami pour mourir sur sa terre natale. Laurent Gaudé s’est rendu à Port-au-Prince en 2013 et 2014 avec le photographe belge Gaël Turine. S’imprégnant de la réalité locale, il a construit ses personnages à partir d’Haïtiens rencontrés ou de témoignages. Après Eldorado, où il racontait la tragédie des Africains qui tentent par bateau d’atteindre la Sicile, après Ouragan, où l’on suivait quelques personnages dans La Nouvelle Orléans dévastée par Catarina, l’auteur du Soleil des Scorta (Goncourt 2004) trempe une nouvelle fois sa plume dans l’actualité brûlante.

 

BinetLaurent Binet, La septième fonction du langage (Livre de Poche)

Laurent Binet est connu pour deux ouvrages très différents : Hhhh, consacré au criminel nazi Reinhard Heydrich, l’un des concepteurs de la solution finale, et Rien ne se passe comme prévu, reportage sur la campagne présidentielle de François Hollande en 2012. Dans La septième fonction du langage (primé par la FNAC et l’Interallié en 2015), l’agrégé de lettres imagine que la mort du sémiologue le 26 mars 1980, un mois après avoir été renversé par une camionnette de blanchisserie en traversant une rue alors qu’il sortait d’un déjeuner avec François Mitterrand et Jack Lang, n’est pas accidentelle mais est le fruit d’un complot ourdi par une société secrète. L’enquête est menée par un policier dénommé Bayard (comme le psychanalyste qui publie chez Minuit de très sérieux livres facétieux : Comment améliorer des œuvres ratées? Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? Le plagiat par anticipation), qui n’a jamais entendu parler de l’auteur des Mythologies. Guidé par un professeur de sémiologie, Simon Herzog, il se retrouve plongé dans un monde, le milieu intellectuel parisien de ces années dominées par les sciences humaines, dont il ignore les règles, les codes et, bien sûr, les acteurs, Foucault, Sollers, Eco, Althusser, Deleuze, BHL, Kristeva, ou Derrida, que Binet met en scène avec un plaisir gourmand et communicatif, lui qui, né en 1972, n’a pas connu cette époque. Le roman est aussi ancré dans la période politique très haletante qui précède l’élection de Mitterrand (ici entouré de Badinter, Debray, Attali, Moati, Lang, Fabius, etc.). C’est enlevé, très drôle, assez moqueur, et plus vrai que vrai. Par exemple, l’arrivée du commissaire à l’université de Vincennes (« une fac de gauchistes où pullulent des agitateurs professionnels qui ne veulent pas travailler »), pour y rencontrer un prof qui étudie les chiffres et les lettres dans James Bond, est bien vue. Et puis, c’est très documenté et érudit, l’auteur connaissant parfaitement bien son sujet. Quant au titre, il est lié aux six fonctions du langage définies par le linguiste Jakobson.

 

WiazemskyAnne Wiazemsky, Un an après (Folio)

Davantage qu’un « roman », comme indiqué sur la couverture (et même si certains noms sont changés), Un an après est un témoignage de premier ordre et donc un précieux document historique. Replongeant en 1968, la comédienne débutante de 21 ans, Anne Wiazemsky se fait le scribe des actes, déclarations, voire pensées de celui qu’elle a épousé l’année précédente, Jean-Luc Godard (comme elle l’a raconté dans Une année studieuse). Elle dépeint un amoureux parfois cassant, souvent jaloux (jusqu’à faire une tentative de suicide), un artiste tour à tour grognon et blagueur, terriblement entêté et volontiers de mauvaise foi, et abrupt avec ses amis. Pendant les événements de mai, solidaire des étudiants et des ouvriers, le cinéaste adulé par un large public fait preuve d’un réel courage physique (sauf lorsqu’il casse ses lunettes). Pendant qu’il remet en cause le cinéma, rejetant ses propres films avec la volonté d’inventer de nouvelles façons de filmer, l’héroïne de La Chinoise tourne La Bande à Bonnot (avec Brel) et avec Bertolucci, Pasolini et Ferreri. Tout en se déplaçant dans Paris en patins à roulettes, assez rétive à la logorrhée révolutionnaire des étudiants. Ce livre a donné lieu au film de Michel Hazanavicius, Le Redoutable, présenté au dernier Festival de Cannes.

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