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Lectures pour l'été 2017 - Poches - Littérature française

09 June 2017
Lectures pour l'été 2017 - Poches - Littérature française

BelloAntoine Bello, Les producteurs (Folio)

Après Les Falsificateurs (2007) et Les Éclaireurs (2009), l’aventure éditoriale imaginée par le Français Antoine Bello, ancien créateur d’entreprises installé à New York, trouve son terme avec ce troisième volet. Une entreprise ambitieuse tant par son ampleur (quelque 1500 pages) que par son propos puisqu’elle pose la question de l’écriture de l’Histoire, de la manipulation, des théories du complot, de la fabrication des images, de la distorsion de la réalité, etc. Ce triptyque met en scène, dans les années 1990-2000, une organisation secrète mondiale, le CFR (Consortium de Falsification du Réel), dont les membres, de toutes nationalités, inventent des scénarios pour ensuite les installer dans la réalité en créant de fausses sources ou en modifiant les documents existants. Par exemple, si l’un d’eux invente une ville, il doit aussi créer une association culturelle liée à cette ville, donner des noms à ses habitants, etc. Chaque dossier comprend donc deux parties, «scénario» et «falsification». Il est dès lors quasi impossible de savoir si tel événement historique – le premier pas sur la lune, par exemple – a réellement eu lieu ou ne relève que de l’affabulation. Le héros, le géographe islandais Sliv Dartunghuver, se pose des questions quant à la finalité du CFR. Ce qui ne l’empêche pas, au cours des deux premiers tomes, d’en être un membre actif, proposant des scénarios et réformes, tout en veillant à ce que ses activités conservent une certaine légalité. Certaines sont limites. En 2003, par exemple, pour justifier son intervention en Irak, l’administration Bush a avancé l’existence d’armes de destruction massive en se basant sur certains documents qui semblent avoir été fabriqués par l’organisation. Qui, elle, se sent coupable d’avoir attisé l’antiaméricanisme de groupuscules islamistes dans les années 1990. Tout cela est raconté dans les deux premiers tomes. Peut-être d’ailleurs Bello en serait-il resté là (il a écrit trois autres romans dans l’intervalle) si les réseaux sociaux n’avaient pas pris une telle ampleur. En effet, face à leur pouvoir manipulateur, leur capacité à créer des rumeurs, à inventer ou falsifier des réalités, de quelle latitude dispose encore le CFR? C’est la question soulevée ici sur fond d’élection d’Obama à la Maison blanche. Doublée d’une autre: certaines fins louables (par exemple l’alerte sur les dangers provoqués par le réchauffement climatique) justifient-elles le recours à des moyens qui le sont moins, à des travestissements de la réalité?

 

MonninIsabelle Monnin, Les gens dans l’enveloppe (Le Livre de Poche)

Les gens dans l’enveloppe a été l’une des curiosités de la rentrée 2015. En 2012, Isabelle Monnin achète sur internet un lot de photos d’une famille qu’elle ne connaît pas. À partir de ces clichés montrant des individus de tous âges immortalisés dans leur intimité familiale, au jardin ou à l’intérieur d’une maison, la journaliste-romancière invente une histoire. Elle donne des prénoms à ses figures anonymes, imagine des liens de parentés entre eux. Et elle demande au musicien Alex Beaupain (le complice du cinéaste Christophe Honorez) de composer des chansons pour accompagner son texte. Une fois le roman terminé, son auteure part sur les traces de ses personnages. Qu’elle va retrouver dans le Doubs. Et dont elle va écrire la vraie histoire. Ce livre, accompagné du CD, se compose dès lors en deux parties, une fictive suivie d’une réelle, séparées par un cahier photos, de manière à pouvoir mettre un visage sur les noms. La confrontation des deux récits est tout à fait passionnante, le lecteur ne cessant d’aller de l’un à l’autre. Au-delà de ce cas précis, c’est la relation entre fiction et réalité qui est ici subtilement interrogée.

 

BachiSalim Bachi, Le consul (Folio)

Dans Le consul, Salim Bachi rappelle le courage du consul du Portugal à Bordeaux, Aristides de Sousa Mendes, qui, refusant de suivre les ordres de son pays dirigé par le dictateur Salazar, a sauvé entre trente et cinquante mille réfugiés, dont plus de dix mille juifs, en leur délivrant des visas dès fin 1939. Rappelé à Lisbonne en juillet 1940, mais jamais rayé de la carrière consulaire, il meurt déchu en 1954. Pendant la guerre, le Portugal, qui est neutre, a accueilli des milliers de réfugiés sur son territoire, permettant à nombre d’entre eux de fuir vers les États-Unis ou l’Amérique du Sud. Écrit sous la forme d’une confession à la première personne, ce roman raconte avec précision le travail quotidien de celui qui, en 1966, sera déclaré «Juste parmi les nations». Il a finalement été réhabilité par son pays devenu démocratique.

 

CarrereEmmanuel Carrère, Le Royaume (Folio)

Après plusieurs romans (La Moustache, La Classe de neige, L’Adversaire, adaptés au cinéma), Emmanuel Carrère est passé à la première personne et à une forme autobiographique (Un roman russe, D’autres vies que la mienne, Limonov), s’affirmant aujourd’hui « incapable d’écrire quoi que ce soit autrement ». Le Royaume, son treizième livre, n’est donc pas un roman – le mot n’y figure d’ailleurs pas – mais une « enquête » couronnée à sa sortie, en 2014, par plusieurs prix. L’auteur d’une biographie de Philip K. Dick est parti de cette question: comment, aujourd’hui, peut-on encore croire « réellement qu’un Juif d’il y deux mille ans, né d’une vierge, ressuscité trois jours après avoir été crucifié, (…) va revenir juger les vivants et les morts ». Après une première partie, dans laquelle il se souvient avoir été lui-même « touché par la grâce » entre 1990 et 1993, au point d’aller régulièrement à la messe et de lire chaque jour un verset de l’Évangile, il raconte, dans une seconde partie, les premières heures du christianisme. Pour ce faire il est parti sur les traces de Paul de Tarse. La vie de ce persécuteur de chrétiens converti sur le chemin de Damas suite à sa rencontre avec Jésus ressuscité, est racontée par Luc dans les Actes des Apôtres qui suivent l’Évangile. Le troisième évangéliste, qui n’a pas connu Jésus, fut en effet un compagnon de Paul, c’est donc aussi son parcours que suit Carrère. Sans omettre les zones d’ombres qui planent sur le personnage du futur saint Paul, ni de tenter de comprendre les origines de l’antisémitisme chrétien. Le Royaume est d’une lecture agréable, instructive, amusante, parfois, par le dilettantisme du style et les diverses analogies avec notre actualité. Mais l’auteur se montre aussi parfois trop bavard et se perd dans des digressions dont la pertinence n’est pas vraiment évidente.

 

GaudéLaurent Gaudé, Danser les ombres (Babel)

« Les morts sont parmi nous (…). Ceux qui nous ont été enlevés, ceux que nous nous apprêtons à pleurer, nous allons les voir revenir. » À Saul, qui se réjouit de voir la mort « en quelque sorte… abolie », une autre survivante du tremblement de terre qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010 lui répond qu’au contraire que « les morts ne peuvent rester ici simplement pour éviter aux vivants de pleurer. (…) Que ceux qui veulent les retrouver cessent de vivre. Pour les autres, il est temps de les raccompagner. » Cet échange, situé en toute fin de Danser les ombres, résume l’ambitieux projet de Laurent Gaudé, et dit sa totale réussite : faire vivre côte à côte, dans le bref laps de temps qui a suivi la catastrophe, les vivants et les morts, sans que le lecteur ne sache précisément qui est vivant et qui ne l’est plus. Au moment où la terre tremble, tous ceux dont nous avons suivi la trajectoire sont chez Fessou, un bar de la capitale Port-au-Prince : Lucine, venue annoncer la mort de sa sœur à l’homme qui l’avait mise enceinte ; Saul, parti deux ans à Cuba soi-disant pour faire des études de médecine suite à l’enlèvement de sa sœur ; Ti Sourire, la jeune et souriante infirmière ; Jasmin dit Mangecul pour son amour des femmes. Et aussi Firmin, le facteur Sénèque, un ex-tortionnaire surnommé Matrak, Domitien, appelé Pabava, et Prophète Coicou, alias le Vieux Tess, anciens prisonniers politiques. Ne manque que Lily, la riche adolescente revenue de Miami pour mourir sur sa terre natale. Laurent Gaudé s’est rendu à Port-au-Prince en 2013 et 2014 avec le photographe belge Gaël Turine. S’imprégnant de la réalité locale, il a construit ses personnages à partir d’Haïtiens rencontrés ou de témoignages. Après Eldorado, où il racontait la tragédie des Africains qui tentent par bateau d’atteindre la Sicile, après Ouragan, où l’on suivait quelques personnages dans La Nouvelle Orléans dévastée par Catarina, l’auteur du Soleil des Scorta (Goncourt 2004) trempe une nouvelle fois sa plume dans l’actualité brûlante.

 

BinetLaurent Binet, La septième fonction du langage (Livre de Poche)

Laurent Binet est connu pour deux ouvrages très différents : Hhhh, consacré au criminel nazi Reinhard Heydrich, l’un des concepteurs de la solution finale, et Rien ne se passe comme prévu, reportage sur la campagne présidentielle de François Hollande en 2012. Dans La septième fonction du langage (primé par la FNAC et l’Interallié en 2015), l’agrégé de lettres imagine que la mort du sémiologue le 26 mars 1980, un mois après avoir été renversé par une camionnette de blanchisserie en traversant une rue alors qu’il sortait d’un déjeuner avec François Mitterrand et Jack Lang, n’est pas accidentelle mais est le fruit d’un complot ourdi par une société secrète. L’enquête est menée par un policier dénommé Bayard (comme le psychanalyste qui publie chez Minuit de très sérieux livres facétieux : Comment améliorer des œuvres ratées? Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? Le plagiat par anticipation), qui n’a jamais entendu parler de l’auteur des Mythologies. Guidé par un professeur de sémiologie, Simon Herzog, il se retrouve plongé dans un monde, le milieu intellectuel parisien de ces années dominées par les sciences humaines, dont il ignore les règles, les codes et, bien sûr, les acteurs, Foucault, Sollers, Eco, Althusser, Deleuze, BHL, Kristeva, ou Derrida, que Binet met en scène avec un plaisir gourmand et communicatif, lui qui, né en 1972, n’a pas connu cette époque. Le roman est aussi ancré dans la période politique très haletante qui précède l’élection de Mitterrand (ici entouré de Badinter, Debray, Attali, Moati, Lang, Fabius, etc.). C’est enlevé, très drôle, assez moqueur, et plus vrai que vrai. Par exemple, l’arrivée du commissaire à l’université de Vincennes (« une fac de gauchistes où pullulent des agitateurs professionnels qui ne veulent pas travailler »), pour y rencontrer un prof qui étudie les chiffres et les lettres dans James Bond, est bien vue. Et puis, c’est très documenté et érudit, l’auteur connaissant parfaitement bien son sujet. Quant au titre, il est lié aux six fonctions du langage définies par le linguiste Jakobson.

 

WiazemskyAnne Wiazemsky, Un an après (Folio)

Davantage qu’un « roman », comme indiqué sur la couverture (et même si certains noms sont changés), Un an après est un témoignage de premier ordre et donc un précieux document historique. Replongeant en 1968, la comédienne débutante de 21 ans, Anne Wiazemsky se fait le scribe des actes, déclarations, voire pensées de celui qu’elle a épousé l’année précédente, Jean-Luc Godard (comme elle l’a raconté dans Une année studieuse). Elle dépeint un amoureux parfois cassant, souvent jaloux (jusqu’à faire une tentative de suicide), un artiste tour à tour grognon et blagueur, terriblement entêté et volontiers de mauvaise foi, et abrupt avec ses amis. Pendant les événements de mai, solidaire des étudiants et des ouvriers, le cinéaste adulé par un large public fait preuve d’un réel courage physique (sauf lorsqu’il casse ses lunettes). Pendant qu’il remet en cause le cinéma, rejetant ses propres films avec la volonté d’inventer de nouvelles façons de filmer, l’héroïne de La Chinoise tourne La Bande à Bonnot (avec Brel) et avec Bertolucci, Pasolini et Ferreri. Tout en se déplaçant dans Paris en patins à roulettes, assez rétive à la logorrhée révolutionnaire des étudiants. Ce livre a donné lieu au film de Michel Hazanavicius, Le Redoutable, présenté au dernier Festival de Cannes.

 

JobArmel Job, Dans la gueule de la bête (Espace Nord)

Venu tard à la littérature – à 52 ans -, ancien prof de latin et de grec et chef d’établissement à Bastogne, Armel Job s’est imposé de livres en livres comme l’un des écrivains majeurs en Belgique francophone. Servies par des personnages forts, ses intrigues sont riches d’une densité et d’une profondeur humaines, mais aussi sociales et historiques, pas si fréquentes en littérature. Dans la gueule de la bête a pour décor une ville qu’il connaît bien, Liège, pendant la Seconde Guerre mondiale. Une fois par semaine, à La Miséricorde, un établissement tenu par des bonnes sœurs où elle est pensionnaire, Annette reçoit la visite de ses parrain et marraine. En réalité, elle s’appelle Hannah et ce sont ses parents juifs, bravant mille dangers, qui viennent la voir. Lui loge dans une mansarde rue Sainte-Marguerite chez une veuve dont la fille, Angèle, se montre suspicieuse à son égard. Sa femme, Fannia, s’occupe des enfants d’un notaire depuis la mort de leur grand-mère. Elle y a été placée, dissimulée sous le nom de Nicole, par le réseau catholique. Chacun se méfie de chacun, les espions et délateurs courent les rues. Jean, le nouvel amoureux d’Angèle, est-il sincère quand il affirme que la propriétaire du logement qui pourrait accueillir leur amour demande 1500 francs de caution? Et Laja, la sœur de Fannia qui vit à Seraing avec son mari, n’a-t-elle pas été imprudente en voulant revoir la chapellerie familiale près de la rue Grétry? Elle a en effet l’impression d’avoir été suivie. Sur ce terreau qui renvoie à des heures sombres, l’auteur des Fausses innocences a construit un roman fort et prenant.

 

BoltanskiChristophe Boltanski, La Cache (Folio)

Il y a la grand-mère, Myriam Boltanski, auteure après la guerre d’une vingtaine de romans et d’essais sous le pseudonyme d’Annie Lauran, les oncles, Christian et Jean-Élie, respectivement artiste plasticien et linguiste, le père, Luc, sociologue, et aujourd’hui le fils, Christophe, grand-reporter au Nouvel Observateur et auteur de ce premier roman, La Cache, où il raconte l’histoire de sa famille en parcourant les différentes pièces de la maison parisienne de ses grands-parents rue de Grenelle. Un peu à la manière d’un Cluedo, sinon que ce n’est pas un meurtre qu’il va découvrir, mais une disparition, celle de son grand-père qui, pendant vingt mois, de l’automne 1942 à la Libération de Paris, s’est caché dans un espace aménagé sous l’«entre-deux », une petite pièce située au premier étage entre la chambre et la salle de bain. Avant, une fois la paix revenue, de reprendre son métier de gastro-entérologue à l’hôpital, parmi ceux qui l’avaient dénoncé ou avaient pris sa place.

Cette maison, Christophe l’a bien connue car ses parents, qui étaient encore jeunes, le mettait souvent chez les « Bolt ». Pour son plus grand plaisir. Elle était, selon lui, la « métonymie » de celle qui régnait sur la tribu, sa grand- mère, une petite femme débordant d’énergie qui, résume-t-il, « nous a avalés pour nous protéger ». Septième enfant d’une famille pauvre, adoptée par une « marraine » qui avait changé son prénom de Marie-Élise en Myriam, elle avait attrapé la polio pendant ses études de médecine. Mais elle niait son handicap et ses enfants et son petit-fils lui servaient de béquilles. Une femme éminemment paradoxale. Encartée au Parti communiste, alors qu’elle était issue de la bourgeoisie catholique de l’ouest de la France où elle possédait des terres, une famille plutôt antirépublicaine (l’un de ses frères passa par Vichy) mais totalement désargentée, elle recevait des « camarades » en « oubliant » de leur préparer à manger – au point qu’ils avaient fini par apporter leur frichti. Ne pouvant grossir, nourrir la famille n’était d’ailleurs pas le premier de ses soucis. Souvent, il n’y avait pas grand-chose aux repas, son petit-fils allant se sustenter dans la cuisine à même les plats. Le luxe côtoyait l’indigence. Ils étaient des grands bourgeois vivant comme des clochards, des intellectuels dont les enfants n’étaient pas scolarisés. Paru en 2015, ce premier roman saisissant a reçu le prix Femina.

 

DavrichewyKéthévane Davrichewy, L’autre Joseph (10/18)

L’un des deux « héros » de L’autre Joseph n’est autre que le futur Staline, dont l’arrière-grand-père de l’auteure, Kéthévane Davrichewy, qui se prénommait lui aussi Joseph, a été le compagnon de jeu enfant. Mieux, ils se ressemblent tellement que des bruits courent sur une liaison entre le préfet de la ville géorgienne de Gori, dont le patronyme est alors Davrichachvilli, et la mère de celui qu’on surnomme Sosso, par ailleurs souffre-douleur de son père brutal et violent. « On peut les prendre pour des frères », signale effectivement la romancière née à Paris et auteure de trois romans. Si les deux enfants se retrouvent dans leur détestation du catéchisme, ils ne s’aiment guère. Ils s’opposent même souvent, soit dans la même bande, soit en leaders de clans rivaux. Jusqu’en 1907, date à laquelle ils se verront pour la dernière fois, leurs chemins vont se croiser à plusieurs reprises. Envoyé au séminaire à Tiflis, où il se révèle être un agitateur indomptable, Sosso est envoyé en Sibérie d’où il reviendra en ardent bolchevik. Joseph, de son côté, collégien dans la même ville avant d’aller étudier à Paris avec un garçon de son âge, le futur Kamenev (membre du triumvirat soviétique avec Staline et Zinoviev), s’il défend lui aussi des idées révolutionnaires, se bat d’abord pour une Géorgie libre. Vers 1905, les deux jeunes hommes sont les chefs de deux milices rivales à Tiflis qui se livrent à des pillages spectaculaires, couverts par la population. Joseph attendra la mort de « l’autre Joseph » avant d’évoquer leurs supposés liens de sang. Fruit d’un long travail d’enquête, ce roman est de bout en bout passionnant et fascinant, montrant que sous Sosso, puis Koba, perçait déjà le monstre sanguinaire

 

GardeFrançois Garde, La baleine dans tous ses états (Folio)

Né en 1959 dans le sud de la France, François Garde a été notamment sous-préfet à la Martinique et administrateur des îles australes et antarctiques françaises. En 2012 et 2013, il a respectivement signé deux romans tout à fait remarquables, Ce qu’il advint du sauvage blanc et Pour trois couronnes, avant de publier un livre sur un animal auquel il a commencé à s’intéresser lorsqu’il administrait les îles Kerguelen. C’est là que se trouvait la seule usine baleinière installée sur le sol français, Port-Jeanne-d’Arc, ouverte à la fin du 19e siècle et définitivement arrêtée en 1929. La baleine dans tous ses états porte bien son titre puisqu’il envisage sous ses multiples facettes le plus gros animal du monde, qui peut peser jusqu’à cent nonante tonnes, soit vingt-sept éléphants. Avec un fil conducteur qui revient à diverses reprises, par des biais différents, le personnage de Jonas (dont la Bible dit seulement qu’il a été avalé par un « gros poisson »). Énumérant les records liés à ce cétacé, l’auteur constate que « la baleine est au sens propre démesurée, hors de notre compréhension ». Il la traque partout : dans les noms de rues, de places, de communes (Sant-Clément-des-Baleine sur l’île de Ré) ou de rivières (au Québec) dans les musées et les livres (Pinocchio, Moby Dick), dans la chasse à laquelle se livre l’homme depuis dix siècles, etc. Ou même en vrai, comme ce corps mort venu s’échouer sur la plage du François, à la Martinique, et qu’il faudra faire exploser. On apprend aussi que la vache est plus proche de la baleine que du cheval, ayant avec elle un ancêtre commun et aime, comme elle, vivre en troupeaux. Ce précieux livre ne plaira pas seulement aux amoureux des baleines ou à ceux qui veulent apprendre des choses sur ces elles, mais, plus globalement, à tous ceux qui aiment la belle littérature.

 

DeMulderCaroline De Mulder, Nous les bêtes traquées (Babel)

Prix Rossel 2010 avec Ego Tango, la Belge Caroline De Mulder revient avec ce bien étrange roman. « Nous les bêtes traquées, nous aimons changer souvent de pelage », écrit sa narratrice, Marie, aux tenues extravagantes et refaite de partout, notamment des seins, lui laissant deux cicatrices « comme deux grands sourires ». Elle partage la vie d’un célèbre avocat qui défend « les grandes causes », les demandeurs d’asile ou les millions de personnes croupissant en prison sans procès. Il assistait à une vente de charité en Ouzbékistan lorsqu’a eu lieu un massacre à Andijan en 2005, coûtant la vie à plusieurs milliers d’Ouzbeks. Massacre qui est d’ailleurs raconté par ses acteurs-victimes en cours de roman. Aujourd’hui, il va témoigner devant la Cour pénale internationale et, en attendant, se cache à Bruxelles, dans une maison de Saint-Josse dont la cave est sous eau. Parmi les différentes voix qui interviennent, figurent notamment la sienne et celle d’un certain Ismaïlov chargé, semble-t-il, de le surveiller. Nous les bêtes traquées est un roman d’un abord assez complexe qui demande au lecteur de se laisser emporter par sa langue très travaillée.

 

MourlevatJean-Claude Mourlevat, Mes amis devenus (Pocket)

Jean-Claude Mourlevat est l’auteur de plusieurs romans jeunesse joyeusement farfelus qui font le bonheur de leurs lecteurs, notamment La Ballade de Cornebique ou La Rivière à l’envers. Mes amis devenus est sa deuxième incursion dans la littérature adulte après Et je danse, aussi, écrit en collaboration avec Anne-Laure Bondoux. Cinq anciens amis – trois hommes, deux femmes - se retrouvent pour quelques jours sur l’île d’Ouessant. S’ils se sont très bien connus jeunes, ils ne se sont plus vus depuis… quarante ans. Que sont-ils devenus ? Mentalement, mais également physiquement ? C’est la question que se pose l’un d’eux, le narrateur parti en avance, anxieux de retrouver Mara dont il a été très amoureux. À sa suite, on revisite leur jeunesse commune jusqu’au débarquement du quatuor. Quel plaisir de lecture! Mourlevat met admirablement en scène les liens subtils qui relient ses héros, chargeant son roman d’émotions qui renvoient à notre propre vécu.

 

LabergeMarie Laberge, Ceux qui restent (Pocket)

Sylvain Côté a 29 ans lorsqu’il se donne la mort le 26 avril 2000. Il laisse plusieurs proches éplorés: Mélanie-Lyne, sa femme, qui évoque leur vie commune et voit grandir leur fils non sans inquiétude, incapable de comprendre qu’il ne peut exprimer de sentiments ; Vincent, son père, qui, s’adressant à son petit-fils, mène une enquête sur le disparu, et partant sur lui-même, tandis que sa femme Muguette, qui vit dans le déni, commence à décliner ; et son ancienne maîtresse, Charlène, une barmaid qui lui parle de sexe comme s’il était encore vivant, sans toujours le ménager, tout en s’interrogeant sur la valeur de leur relation.  Ce sont « ceux qui restent ». Ils prennent alternativement la parole au cours de ce roman qui s’étire sur plusieurs années, ce qui permet de les voir grandir ou vieillir et d’assister à l’évolution de leurs relations. Avec quelques flash-backs, notamment dans le passé de Vincent qui, plus de trente ans auparavant, est tombé follement amoureux d’une hôtesse d’accueil plus jeune mais qu’il n’a pas suivi alors qu’il n’aimait plus sa femme. Des intermèdes retracent la vie de Muguette, ses rapports avec sa belle-mère, la naissance de Sylvain, sa « haine féroce » et grandissante à l’égard de son mari, le couple ne fonctionnant plus depuis longtemps, sa dépression, etc. Plus tard, le roman avançant dans le temps, il sera encore question des rencontres sur Internet ou de la sexualité des personnes âgées. Ce roman de l’écrivaine québécoise Marie Laberge fourmille de mots, expressions et tournures de phrases locales et multiplie les « y » venant un peu partout remplacer des « il », principalement chez Charlène, ce qui ne manque pas du surprendre le lecteur francophone de ce côté-ci de l’Atlantique.

 

GaryRomain Gary, Le vin des morts (Folio)

À l’occasion du centenaire de la naissance de Romain Gary (le 8 mai 1914), Gallimard a publié son tout premier opus resté inédit, Le Vin des morts, écrit sous son vrai nom, Roman Kacew. Il s’agit de l’errance, contée sous la forme d’une suite de scènes drôles et extravagantes, d’un certain Tulipe tombé dans les souterrains d’un cimetière et qui, croisant une multitude de morts plus cocasses que redoutables, cherche désespérément la sortie. Dans sa présentation, Philippe Brenet explique avoir trouvé des traces de ce roman farfelu et inventif, écrit entre 1933 et 1937, dans les livres à venir de son auteur signés Ajar. Et il raconte que le futur diplomate et prix Goncourt a offert le manuscrit, refusé par Gallimard et Denoël, à Christel Söderlund, une jeune journaliste suédoise rencontrée à Nice en 1937.

 

DeDuvePascal de Duve, Izo (Espace Nord)

« C’est par un bel après-midi d’été qu’il amerrit, tout doucement, sur l’océan placide de ma paisible existence. » Dans son premier roman, paru en 1990, trois ans avant sa mort du sida, Pascal de Duve donne vie à « l’inconnu le plus illustre », l’homme au chapeau melon des tableaux de Magritte. En lui attribuant un nom russe, Izobretenikhoudojnika, qui signifie « né de l’imagination d’un peintre ». Izo est le récit de son bref passage sur Terre, à Paris précisément. Cet être neuf et vierge de tout passé, répète docilement ce qu’il entend et apprend à toute vitesse ce que tout être normal mettrait plusieurs vies à emmagasiner, notamment les langues étrangères. Avec un Chinois, il parle chinois sans accent. Dans une soirée mondaine, il devient mondain, populaire dans un caberdouche. Il passe du christianisme au bouddhisme, avant d’être musulman, communiste, agnostique, etc. Il devient progressivement plus humain que les humains. À sa sortie, ce roman plein d’humour et de clins d’œil malicieux qu’il convient de (re)découvrir, écrit un été à Paris, a bénéficié d’une double promotion. Sa couverture a été placardée à la fois dans le métro parisien, que fréquente assidûment son héros, et dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, où il fait de nombreuses haltes.

 

Mathieu-DaudeAgnès Mathieu-Daudé, Un marin chilien (Folio)

S le héros d’Un marin chilien est bien Chilien, il n’est en aucun cas marin. Même si c’est ce que croient les Islandais qui le voient débarquer sur leur île. Il est en réalité vulcanologue et vient étudier la situation éruptive d’un volcan du nord du territoire. Tombant amoureux de la serveuse du café où il est entré en quête de renseignements, il n’est dès lors guère aimé de son ancien mari qui, un soir de beuverie, parvient à lui vendre une usine désaffectée. Un homme assez brutal qui n’est autre que le frère de celui qui, à la tête d’une compagnie d’adolescents, vit dans une ferme isolée au pied du volcan que le scientifique est venu étudier. Tout est assez étrange dans ce très réussi premier roman d’Agnès Mathieu-Daudé. Un roman qui pourrait être écrit par un(e) Islandais(e), tant la réalité locale, la mentalité des habitants, leur existence quotidienne ou les particularités géographiques de l’ile semblent conformes à une réalité découverte dans les nombreux auteurs islandais traduits en français.

 

AssoulinePierre Assouline, Golem (Folio)

« I’m a maaaan! I’m not an animal ! » Comme le malheureux héros d’Elephant Man, Gustave Meyer refuse d’être le monstre que, pourtant, il est convaincu être devenu. Un neurologue réputé, son plus vieil ami, qui le soignait pour des troubles épileptiques, a en effet, à son insu, implanté dans son cerveau une électrode décuplant sa puissance mémorielle tout en accroissant sa capacité de traitement des informations. Ce bricolage illégal, s’il a fait de lui le champion du monde des échecs capable de battre un ordinateur, l’a transformé en Golem, un être fait d’argile appartenant à la mythologie juive. Ces manipulations sont défendues par un mouvement international, le transhumanisme. Suspecté d’être à l’origine de l’accident de voiture qui a coûté la vie à sa femme, Gustave Meyer prend la fuite. Après un passage par l’Angleterre, où il assiste à une rencontre internationale de « trans », il se lance dans une traversée de la Mitteleuropa. Il veut « fouiller la généalogie des golems », « retrouver son autre famille » dans ses capitales qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont vu disparaître la civilisation juive. Pendant son errance, le blog médical que tenait sa femme continue d’être alimenté par des « révélations d’outre-tombe » sur le transhumanisme, générant un abondant forum. La lecture de Golem, roman fiévreux qui, sur fond d’enquête, distille des éléments sur un sujet brûlant, ne manque pas d’inquiéter. « Mon roman n’est pas de la science-fiction, commente l’écrivain-bloggeur. L’opération que je décris se pratique à des fins thérapeutiques depuis vingt-cinq ans. Les principaux financiers du transhumanisme et de l’intelligence artificielle sont la Nasa, Amazon, Google, Microsoft, c’est écrit sur le site de l’université de la Singularité fondée par le futurologue transhumaniste Ray Kurzweil. C’est dire les moyens dont ce mouvement dispose. »

 

loevenbruckHenri Loevenbruck, Nous rêvions juste de liberté (Le Livre de Poche)

La lecture, et surtout la fin, du nouveau roman d’Henri Loevenbruck est un véritable coup de poing à l’estomac! On sort le souffle coupé de cette dérive à moto au cœur d’une Amérique fantasmée décrite dans un style qui surprendra les très nombreux lecteurs de l’auteur de romans d’héroïc-fantasy (La Moïra, Gallica) et de thrillers historiques et ésotériques (Le Rasoir d’Ockham, Les Cathédrales du vide, Le Mystère Fulcanelli, L'apothicaire). Son titre, Nous rêvions juste de liberté, est la phrase que lance le narrateur à son juge. Avant de raconter comment il en est arrivé là. Hugo, 16 ans, rejeté de partout pour mauvaise conduite, est parachuté dans un lycée catholique du centre-ville de Providence. Il devient l’ami de Freddy, le pire bagarreur du coin, qui forme une bande avec Carlos, alias Le Chinois, et Alex, dit La fouine. Ce ne sont pas des anges, et bientôt ils se retrouvent en centre de détention pour mineurs. C’est là qu’Hugo, devenu Bohem, croise le chemin des 1%, ces motards qui ont choisi de vivre en marge de la société. Rendu à la liberté, il monte sur son chopper et largue les amarres, direction Vernon où vit le frère aîné d’Alex. Ainsi commence un périple qui mènera ses héros au cœur d’un monde formé d’hommes – et plus rarement de femmes – qui, sans attaches, grimpés sur leurs bécanes, parcourent d’immenses étendues. Avec comme seuls éventuels points de chute, les Motorcycle Clubs essaimés sur le territoire. Au leur, qui ne va cesser de s’étoffer, ils donnent le nom de Spitfires, en souvenir des aventures de Biggles dont Hugo et Alex étaient des lecteurs assidus.  Ces motards, Henri Loevenbruck les a connus. Et une partie des événements racontés dans le roman, il les a vécus vers 16-17 ans.

 

CosséLaurence Cossé, La grande arche (Folio - parution : 24 août)

La Grande Arche raconte, par le menu, l’histoire de la création de la Grande Arche de la Fraternité (c’est son nom officiel) dans le quartier de la Défense. Une histoire qui méritait d’être racontée tant elle est rocambolesque, pleine de rebondissements et de coups de théâtre. Premier étape: le choix du projet. Quatre finalistes sont retenus parmi les 424 dossiers arrivés (sur 897 inscrits). Tous anonymes. Le gagnant est un architecte danois totalement inconnu (y compris dans son pays), Johan Otto von Spreckelsen. Son Cube (c’est ainsi qu’il l’appelle) est préféré, par François Mitterrand (ainsi que par Robert Lion, l’organisateur du concours) au Mur de lumières des Français Viguier et Jodry choisi par le jury. De nombreuses questions vont rapidement se poser. Que mettre dans l’Arche et ses 80000 m² de bureaux ? Et notamment dans son toit, l’espace le plus convoité ? Il sera question d’un Centre international de la Communication, puis d’une Fondation internationale des droits de l’homme. Au cœur de l’été 1983, une simulation est réalisée par le levage d’une maquette du toit de dix tonnes.

Suites aux élections législatives de 1986 perdues par la gauche, Alain Juppé, ministre du Budget, ne pense qu’en termes d’économies. Comme il n’est plus possible d’arrêter les travaux, c’est la question de son occupation qui devient prioritaire. Va alors se jouer une guerre d’usure entre les différents responsables du projet et Christian Pellerin, promoteur immobilier qui, à la fin des années 70, a été l’un des seuls à croire en la Défense où il a fait construire plusieurs immeubles. Cette évolution déplaît fortement à « Spreck ». Déjà, les « nuages cristallins » à l’intérieur et de part et d’autre de l’Arche figurant dans son projet initial ont disparu. Et au fil des mois et des tractations, il a vu son ambition humaniste – « Un art de Triomphe moderne à la gloire du triomphe de l’humanité » - remplacée par une dimension commerciale. Le coup de grâce est la « densification des Collines », soit la construction, autour de l’Arche, de buildings plus nombreux et plus hauts que prévus. Il fait plusieurs contre-propositions, toutes refusées, et de guerre lasse, en juin 1986, il démissionne. Rentré au Dannemark, il ne veut plus rien savoir et meurt le 16 mars de l’année suivante. Ainsi, il n’aura pas vu l’inauguration de son Arche le 18 juillet 1989 dans le cadre de la célébration du bicentenaire de la Révolution française.

 

NimierMarie Nimier, La Plage (Folio)

Ils sont trois. L’inconnue, arrivée sur la plage déserte à l’extrémité d’une île où elle est venue deux ans auparavant avec son compagnon d’alors. Mais la grotte où ils se sont aimés, et dont elle aurait voulu profiter seule afin de laisser affluer les souvenirs de ce temps désormais révolu, est occupée par un homme et une jeune adolescente. Dissimulée dans les rochers, se nourrissant des maigres aliments et sodas trouvés dans la buvette laissée à l’abandon suite à un glissement de terrain, elle observe de loin cet étrange couple retranché comme elle à l’abri des hommes. Avant de se faire connaître et d’apprendre que, séparé de sa femme, le « colosse », comme elle l’appelle, passe des vacances avec sa fille qui refuse de grandir. Sur cette trame minimaliste, Marie Nimier (La Reine du silence, Les inséparables, Photo-photo) signé un bref roman subtilement envoutant, d’une grande richesse émotionnelle. Son écriture, d’une limpidité travaillée, parvient à magnifiquement décrire les joies et tourments intérieurs qui habitent son héroïne sans nom et dont, finalement, on ne sait pas grand-chose. Sinon qu’elle a été élevée par son père qu’elle n’a plus vu depuis deux ans. Mais avec qui elle entend désormais renouer des liens.

OrsennaÉrik Orsenna, L’origine de nos amours (Le Livre de Poche)

Erik Orsenna et son père sont liés par deux coïncidences de dates. La même semaine de juin 1975, ils ont tous deux divorcé, l’un de sa première femme, l’autre de la mère de ses trois enfants. Et des années après, le vieux séducteur s’est volatilisé, le lendemain du remariage de son aîné, contraignant celui-ci à interrompre sa « lune de miel » au Pavillon Henri IV de Saint-Germain-en-Laye. Et entre ces deux moments, ces deux-là, qui s’étaient longtemps ignorés, papa Arnoult – vrai patronyme de l’écrivain - étant convaincu que son fils Éric (avec « c ») était du côté de sa mère, n’ont cessé de se retrouver, principalement sur leur île de Bréhat ou au bar versaillais La Flottille. « C’est extraordinaire combien la fragilité rend humain et intéressant, constate l’Académicien français devenu docteur honoris causa de l’ULg. La force est muette, c’est la fragilité qui parle. » Il a attendu la mort de son père, il y a trois ans, avant d’entamer ce livre – tout en en publiant entretemps deux autres, Mali, ô Mali et une biographie de Pasteur.

De cette complicité, le prix Goncourt pour L’exposition coloniale rend compte avec son espièglerie coutumière. Il en profite pour parler des lointaines origines cubaines de sa famille ou de la « malédiction familiale » qui fait rater aux hommes leurs relations amoureuses. Les Arnoult, depuis un lointain aïeul tailleur fasciné par les Cubaines qu’il croisait à Trinidad, sont en effet séduits par toutes les femmes, laissant voguer leur imagination. On croise également un grand-père préférant lire et manger que travailler et qui a prédit un avenir d’écrivain à l’enfant ravi à la perspective de gagner sa vie en racontant des histoires. Ce « besoin d’histoires » est d’ailleurs au centre de cet hommage paternel qui fait aussi, d’une certaine manière, l’éloge du mensonge. Surtout si ce mensonge peut « faire du bien » - Éric s’inventant par exemple une harmonieuse vie de couple pour ne pas désespérer son père.

 

SpaakIsabelle Spaak, Une allure folle (Le Livre de Poche)

En 1981, la mère d’Isabelle Spaak tue son mari qu’elle aime mais dont elle est séparée, avant de se donner la mort. Cette tragédie a servi de point de départ à Ça ne se fait pas, le premier livre, paru en 2004 et couronné par le Rossel, de l’orpheline belge devenue journaliste à Paris. Et cette scène referme l’espiègle Une allure folle qui voit la petite-fille de Paul-Henri Spaak partir sur les traces de sa famille maternelle. Mathilde, sa grand-mère fantasque et « futile », tombe enceinte d’un riche Italien marié et coureur qui n’envisage pas de l’épouser. Mais l’entretient largement, lui permettant de mener une existence dorée parmi les petits « de, du et van », dans un hôtel de maître à Bruxelles ou une villa à Rochefort, en villégiature à Cannes ou lors de luxueuses croisières. Il adopte officiellement leur fille, Anny, qui deviendra une jeune femme également libre. Et qui, après dix ans de mariage, sans souci du qu’en-dira-t-on, n’hésitera pas à quitter son mari et leurs trois enfants pour épouser son amant dont elle aura trois autres enfants, dont l’auteure. Elle fut honorée à titre posthume par l’État hébreu pour avoir caché des enfants juifs pendant la guerre.

 

MaeghtSarah Maeght, C’est où le nord (Le Livre de Poche)

Ella, la narratrice de C’est où, le nord?, est prof de français dans un collège à Paris. Son copain, au chômage, la quitte pour retourner vivre à Dunkerque, leur ville natale où il a trouvé du boulot. Plutôt que de le suivre, la délaissée préfère rester seule dans son petit appartement avec Klaus, son poisson rouge. Entre un cours sur Le Petit Prince, les plaintes de ses collègues et un retour dans sa famille, où elle retrouve sa sœur stagiaire dans un zoo alors qu’elle déteste voir des animaux enfermés, elle sort avec son amie Lou, une comédienne végétarienne. Ce quotidien somme toute banal est perturbé par les santons estropiés qui lui sont adressés anonymement au collège et par le suicide d’un de ses collègues. Le tout est encore pimenté par sa rencontre avec un garçon homosexuel qui lui crée un profil Facebook et par un séjour à Budapest où elle retrouve sa mère et fait la connaissance d’une photographe qui l’amène à s’interroger sur elle-même. Préfacé par Katherine Pancol, ce premier roman da Sarah Maeght est la chronique douce-amère, où la gravité s’estompe sous l’humour, d’une jeune femme qui peine à trouver sa place tant dans sa vie professionnelle que sociale et amoureuse

 

BlasDeRoblèsJean-Marie Blas de Roblès, L’Ile du Point Némo (Points)

En 2008, Jean-Marie Blas de Roblès a loupé de peu le Goncourt avec Là où les tigres sont chez eux, finalement couronné par les prix FNAC et Médicis. On retrouve, dans son nouvel opus, le même goût démesuré pour l’aventure et le grand large, les personnages multiples et les intrigues à tiroirs. L’île du Point Némo s’ouvre sur Alexandre le Grand qui, à la tête des Macédoniens, s’apprête à affronter les Perses. Cette scène est en réalité un rêve fait par Matias Canterel perdu dans les vapeurs de l’opium et amateur de soldats de plomb. Flanqué de quelques comparses, dont John Shylock Holmes, le détective engagé pour retrouver la pierre précieuse, et son majordome, ce richissime dandy part à la recherche d’un gros diamant volé en Écosse. Cette trame est sans cesse interrompue par des digressions – en sont-elles vraiment ? – mettant notamment en scène un certain Monsieur Wang qui a transformé une fabrique de cigares périgourdine, en faillite, en une usine d’assemblage de liseuses numériques. Ou l’ancien patron de cette fabrique qui lit à voix haute, pour les cigarières, des trépidantes aventures qui emportent nos héros à travers le globe. Le tout conté avec un plaisir et une fougue communicatifs, multipliant rebondissements et mises en abîme dans une écriture enjouée et pleine d’humour.

 

VielTanguy Viel, La disparition de Jim Sullivan (Minuit Double)

Pour écrire un bon roman américain, il faut prendre comme héros un (ex-)prof d’université (en littérature), la cinquantaine et divorcé. Il doit avoir une vie sentimentale compliquée (il est amoureux d’une fille plus jeune, idéalement un peu paumée, mettons une serveuse) et sa femme s’est remise en couple (avec un ex-collègue, c’est parfait). Il boit trop (depuis le Vietnam forcément) et est vaguement dépressif (il a d’ailleurs perdu son emploi). Il conduit une vieille Dodge et, s’il est urbain, il habitait une belle maison avec jardin et loge désormais dans un motel. Pour le style, il faut multiplier les détails sans intérêt mais qui confèrent son authenticité au récit: la saleté de la douche, une araignée sur un mur, le bar ceci, la route cela. C’est sur ces poncifs que le très Français Tanguy Viel a construit son jubilatoire La Disparition de Jim Sullivan en se mettant lui-même en scène comme auteur (ce qui n’a plus rien d’américain). Le personnage qui donne son nom au roman est un chanteur mystérieusement disparu en 1975 dans le désert du Nouveau Mexique (on n’a jamais retrouvé son corps) et dont l’album le plus connu s’appelle UFO (OVNI en anglais). Simple coïncidence?

 

DelermPhilippe Delerm, Les Eaux troubles du mojito (Points)

Depuis le succès de La première gorgée de bière il y a près de vingt ans, l’écrivain normand revient de loin en loin à ce type de courts textes qui décortiquent un détail minuscule, un objet quotidien, une phrase commune pour atteindre l’universel. Sans n’avoir jamais cessé d’écrire des romans. Ce recueil compte parmi ses plus belles réussites. D’un moment vécu (un pique-nique sur une aire d’autoroute, une soirée entre amis, une averse dont on se protège sous un auvent, l’aube dans une station estivale, l’insouciance des vacances, le besoin de se prendre dans les bras), d’une chose vue (les lèvres d’un enfant qui bougent « à peine » lorsqu’il lit son livre, une famille sur la plage jusqu’à la nuit, les cadenas sur le Pont des Arts), d’un souvenir (Assurancetourix bâillonné lors du banquet final, la première page de La Marque Jaune, un vieux journal Tintin), sa plume d’une constance justesse, d’une infinie subtilité, tire une sensation, un ressenti qui sont aussi les nôtres, dans lesquels immanquablement on se reconnaît. Avec un plaisir toujours aussi vif.

 

JaenadaPhilippe Jaenada, La petite femelle (Points)

Le 17 mars 1951, Pauline Dubuisson a-t-elle intentionnellement tué Félix Bailly ou était-ce un accident ? Deux ans et demi plus tard, au terme d’un procès largement médiatisé, celle que la presse et le public ont rebaptisé la « hyène » est condamnée à mort. Après avoir vu sa peine commuée en prison à vie, elle sera libérée en 1960. Or, pour Philippe Jaenada, qui a refait minutieusement l’enquête, il n’y a pas préméditation, elle voulait en réalité se suicider. Et c’est en tentant de l’en empêcher que l’étudiant en médecine, qui s’apprêtait à se marier, Pauline ayant refusé de l’épouser, s’est pris une balle dans le ventre. Pour preuve, la jeune femme a ensuite voulu mettre fin à ses jours en s’empoisonnant au gaz et c’est de justesse qu’elle a été sauvée. En 1963, à Essaouira, la cité balnéaire marocaine où elle ira travailler comme docteur, sans avoir terminé ses études de médecine, elle arrivera à ses fins, rejetée par l’homme qu’elle aimait. La vie de cette native de Malo-les-bains, commune limitrophe de Dunkerque fondée par son arrière-grand-oncle, n’est pas banale. À 14 ans, elle devient la maîtresse d’un soldat allemand puis du directeur de l’hôpital, plus de trois fois son âge. À la Libération, elle est peut-être tondue – cela n’a jamais été prouvé –, mais certainement pas violée, il n’en est d’ailleurs jamais question pendant son procès. Elle suit ensuite des études de médecine à Lyon, puis à Lille. Elle a quelques amants – dont l’un de ses professeurs.

Pour retracer ce destin, Philippe Jaenada a passé un an plongé dans des dossiers, dans la presse de l’époque ou dans les divers livres qui en ont parlé. Avec toujours un œil sur deux films. La Vérité de Clouzot, même si le réalisateur transforme la biographie de son héroïne incarnée par Brigitte Bardot et travestit la réalité. Et En cas de malheur, roman de Simenon écrit deux ans après le procès et porté à l’écran par Claude Autant-Lara, l’histoire d’une jeune fille volage de nouveau interprétée par  B.B. Qui a cette réplique : « Je suis une petite femelle, il faut me laisser faire ce que j’ai envie. ». L’auteur de La Grande à bouche molle, Sulak et de La femme et l’Ours multiplie les parenthèses et digressions, n’hésitant pas à donner son sentiment, à raconter son enquête, à mentionner des événements survenant en cours d’écriture. Ou à évoquer certains épisodes de sa propre vie, telle la réception du Prix de Flore en 1997 pour son premier roman, Le Chameau sauvage (J’ai lu).

 

KhadraYasmina Khadra, La dernière nuit du Raïs (Pocket)

À quoi pensait Kadhafi dans la nuit du 19 au 20 octobre 2011 qui a précédé sa mort ? Yasmina Khadra y répond par la fiction romanesque en se glissant dans la tête du Raïs caché à Syrte. Sous les bombardements de l’OTAN de plus en plus rapprochés, en compagnie de ses derniers fidèles avec lesquels il converse longuement, le « Guide » se souvient. De son enfance chez les Bédouins et surtout des humiliations dont il a été victime, d’abord comme jeune officier éconduit par le père de celle qu’il aimait, puis comme lieutenant dont la promotion a été bloquée pour cause d’antimonarchisme. De ces offenses, cet homme arrogant sur qui couraient des rumeurs de bâtardise s’est vengé en prenant le pouvoir à 27 ans. Il parle aussi des femmes, ces « proies » qu’il a, dit-il, possédées par centaines. Celui qui se considère comme « la providence incarnée » refuse de croire qu’ait pu le trahir un peuple qu’il prétend avoir « aimé » et « protégé ». Comme il refuse de voir la réalité en face et son inéluctable déchéance. Tout en tentant de comprendre pourquoi, depuis ses années de lycée, il reste fasciné par Van Gogh. Peut-être parce qu’il n’écoute que d’une oreille, celle qui l’arrange

 

SlocombeRomain Slocombe, Avis à mon exécuteur (Pocket)

Romain Slocombe aime les histoires à deux niveaux afin de brouiller la frontière entre réalité et fiction. Première station avant l’abattoir (Points), passionnante auscultation du régime soviétique naissant à travers l’assassinat de l’un de ses agents secrets lors d’une conférence internationale à Gènes en 1922, était un manuscrit confié au narrateur en vue de sa publication. Avis à mon exécuteur est présenté comme un texte trouvé dans une poubelle par un libraire de Lausanne. Son héros est Victor Krebnitsky (de son vrai nom Walter Krivitsky), entièrement dévoué à la cause de Staline. Progressivement, des doutes s’insinuent en lui quant à la validité de son combat et sur le « petit père des peuples » lui-même. Il refuse néanmoins de faire défection, persuadé que « l’URSS demeure le seul espoir des travailleurs du monde ». C’est l’assassinat de son ami d’enfance Ignace Reiss qui, après l’avoir mis en garde, avait publiquement démissionné, mais qu’il n’a pas réussi à protéger, qui l’amène à franchir le pas fin 1937. Il publie ensuite J’étais agent de Staline avant d’être retrouvé « suicidé » dans une chambre d’un hôtel de Washington en février 1941. Dans ce roman, on apprend différentes choses peu connues sur Staline : qu’il a volé le trésor de la banque d’Espagne, qu’il a été, dans sa jeunesse, un informateur de la police tsariste, qu’il a utilisé des officiers tsaristes réfugiés en France pour exécuter des communistes « déviants ». Ou qu’il aurait été la cible d’un complot ourdi par des officiers supérieurs de l’Armée rouge, qui ont ensuite été exécutés sans jugement.

 

MabanckouAlain Mabanckou, Petit piment (Points)

C’est dans sa ville natale en République Congo (Congo-Brazzaville), qu’il a recréée en 2013 dans Lumières de Pointe-Noire, qu’Alain Mabanckou situe Petit Piment. Son jeune narrateur, rencontré par l’écrivain lors de son retour au pays il y a quelques années, est élevé dans l’orphelinat de Loango, à une vingtaine de kilomètres de Pointe Noire. Le roman s’ouvre par l’annonce de la nouvelle direction socialiste prise par le pays, amenant l’ouverture du local du Mouvement national des pionniers de la révolution socialiste du Congo. S’ensuit une peinture à hauteur d’adolescents, donc extrêmement savoureuse, de la vie à l’orphelinat chamboulée par cette Révolution. Débarque, par exemple, un professeur blanc « non impérialiste », tandis que disparaît un autre pourtant tant aimé, un prêtre pygmée zaïrois. Bientôt, le jeune Moïse s’enfuit à Pointe Noire dont le Grand Marché est occupé par différentes bandes. C’est là, vivant de rapines, qu’il devient Petit Piment. Chassés par une opération de police d’envergure, ces « moustiques » se réfugient sur la Côte Sauvage. Où le jeune garçon rencontre Maman Fiat 500 qui devient sa mère adoptive. Alain Mabanckou, qui enseigne depuis plus de dix ans la littérature francophone à l’UCLA (Université de Los Angeles) et a été récemment nommé professeur au Collège de France, s’il a peut-être perdu la truculence de ses premiers romans, Verre Cassé ou Mémoire de porc-épic, manie néanmoins, dans celui-ci, la langue avec une verve tout à fait réjouissante et touchante.

 

MessageVincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs (Points)

Défaite des maîtres et des possesseurs est le troisième livre de Vincent Message après un roman paru en 2009, Les Veilleurs, et un essai, Romanciers pluralistes. Domestiqués, enfermés, élevés en batteries: dans un monde futuriste qui ressemble furieusement au nôtre, les êtres humains sont dominés par leurs nouveaux maîtres de la façon qu’ils asservissaient eux-mêmes les animaux. « C’est à chaque maître de décider quel degré d’éducation il a envie de donner à ses humains de compagnie », rappelle Malo, le narrateur, membre de cette caste dominante et qui, pour le ministère où il travaille, travaille sur une loi relative à la question de la fin de vie. Mais il est confronté à un problème qui pourrait bien remettre tout en cause: Iris, la jeune femme arrivée chez lui à 14-15 ans, sans savoir parler mais très douée pour le dessin et la peinture, et à laquelle il est fortement attaché, vient d’être amenée à l’hôpital après avoir été renversée par une voiture. Or elle n’a pas de papiers. Il lui faut dès lors, à tout prix, et le plus vite possible, lui en trouver. La qualité de ce roman est d’amener progressivement le lecteur à comprendre la singularité de l’univers dans lequel les personnages évoluent. Cette manière de poser ses pions petit à petit, sans trop en dire, est réussie, et le propos soulève bien des questions quant à nos comportements et manières de vivre actuels.

 

BaltassatJean-Daniel Baltassat, Le divan de Staline (Points)

La peur et le mensonge peuvent être intimement liés, le second apparaissant alors comme un fruit pourri de la première, mais aussi comme une chance de survie. De cela, le stalinisme en est la plus « belle » incarnation: ne reposant que sur la crainte – de l’arrestation, de la torture, de la déportation, de la mort –, ce système ne pouvait qu’engendrer le mensonge, jusque dans l’entourage le plus proche de son initiateur. C’est ce que montre remarquablement ce roman riche et troublant, porté par une écriture puissante. Le divan de Staline, récemment porté à l’écran par Fanny Ardent avec Depardieu dans le rôle du dictateur,est glaçant. Il raconte un bref séjour, fin 1950, de Iossif Vissarionovitch Djoughachvili à Borjomi, une ville d’eau géorgienne. Le Petit Père des Peuples va avoir 72 ans et il lui reste moins de trente mois à vivre. Il a réuni autour de lui sa maîtresse, Lidia Semionova, la seule à user avec lui d’une relative franchise, et le jeune peintre Danilov, qui ambitionne de réaliser une fresque géante dont il serait le centre. C’est un homme comme beaucoup d’autres, amateur de westerns et d’opéras, que dépeint Baltassat. L’humain sous le monstre.

En 2000, visitant le palais grand-ducal de Borjomi, Jean-Daniel Baltassat a découvert, dans le bureau de Staline, un divan semblable à celui de Freud. C’est cet objet inattendu qui, treize ans plus tard, est au centre de son roman. Le dictateur s’y étend en demandant à sa maîtresse de lui lire un extrait de L’interprétation des rêves de celui qu’il appelle le « charlatan » et dont il condamne le « charabia » et les « cochonneries juives ». À la fois par puritanisme – il refuse de parler de sexualité ou de désir, tout en ayant eu beaucoup de maîtresses – et parce que, très tôt, Trotski, son rival, pensait qu’il était intéressant d’étudier le freudisme pour comprendre comment les masses fonctionnaient, ainsi que la bourgeoisie. Ainsi installé, celui qui reste douloureusement marqué par le suicide de sa deuxième femme, Nadia, en vient, presque à son corps défendant, à raconter ses rêves et ses souvenirs. Il évoque notamment sa déportation sous le cercle arctique où il s’est senti abandonné par celui dont il avait fait son père de substitution, Lénine. Personnage que Baltassat n’épargne d’ailleurs pas, mais c’est une autre histoire.

 

GallayClaudie Gallay, Une part de ciel (J’ai Lu)

Un frère et deux sœurs, Philippe, Gaby et Carole, se retrouvent dans leur village natal de montagne peu avant Noël. Le premier, responsable du domaine, recherche la route jadis empruntée par Hannibal. La deuxième est femme de ménage dans un hôtel en élevant une fille qui n’est pas la sienne. Quant à la troisième, elle est revenue voir son père. Tous trois ont en effet reçu une boule à neige annonçant le retour de cet homme qu’ils ont toujours connu ailleurs. Carole, la narratrice, reprend ses marques dans ce monde immuable, figé dans la neige. Elle reconnaît «le bar à Francky», l’épicerie, le pont au-dessus de la rivière. Retrouve l’homme de la scierie qu’elle aurait pu aimer à l’époque. Et passe le temps en traduisant un ouvrage sur Christo ou en rendant visite à la Baronne et ses chiens. Tout en posant des questions sur l’incendie qui a détruit la maison familiale lorsqu’ils étaient enfants: laquelle des deux sœurs la mère a-t-elle pris dans ses bras? Beau roman d’ambiance, Une part de ciel possède un style lapidaire multipliant les courtes phrases et bribes de dialogues.

 

reverdyThomas B. Reverdy, Il était une ville (J’ai Lu)

Eugène, un ingénieur français « largué » par son entreprise à Detroit pour y superviser un projet automobile, se rend vite compte qu’il est sur une voie de garage : faute de moyens et de volonté interne, l’Intégral, ce nouveau prototype, ne verra jamais le jour. Il ne sait plus très bien ce qu’il fait dans cet ancien temple de l’industrie automobile qui a subi de plein fouet la crise économique de 2008 et dont le centre-ville, vidé de ses habitants, est devenu un no man’s land dévasté et dangereux. Tout comme la Zone, vaste friche industrielle où il a ses bureaux. Si des adolescents traînent dans les rues, c’est de désœuvrement. Ou pour mettre le feu à des maisons abandonnées, comme c’est devenu la coutume pendant « la nuit du Diable ». L’un d’eux, Charlie, est un garçon plutôt sage et studieux élevé par sa grand-mère depuis le départ de sa mère quand il était bébé. Mais qui, subitement, disparaît, comme des dizaines d’autres enfants de la métropole, ce qui tracasse le lieutenant Brown, le seul à véritablement s’en inquiéter.

À travers ces différents personnages qui cherchent encore tant bien que mal à donner du sens à leur vie, c’est le portrait de Detroit que fait Thomas B. Reverdy. Un portrait terrifiant tant son délabrement semble inexorable. Il était une ville n’est pourtant pas du tout un documentaire, c’est une vraie histoire, avec une enquête et des personnages forts. Même si ces tristes héros d’un quotidien désespérant sont chargés du poids d’une réalité sur laquelle ils n’ont aucune emprise.

 

DivrySophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (J’ai Lu)

L’héroïne de La Condition pavillonnaire (J’ai Lu), le précédent roman de Sophie Divry, est simplement nommée M.-A. Enfant unique élevée dans un village avant d’aller étudier à Lyon, elle a connu une jeunesse joyeuse et insouciante, rêvant de voyages et de liberté. Puis elle s’est mariée à un homme aimant et attentionné, bien qu’un peu terne, a eu une fille et un fils qui l’ont comblée, une amie intime à qui elle se confiait, menant une vie confortable dans un pavillon de banlieue. Bref, sa vie a été, pourrait-on dire, heureuse. Oui, mais manquant de surprises, d’inattendu, de peps. Et cette Emma Bovary moderne a, comme l’héroïne de Flaubert, pris un amant. Pour se désennuyer. Sans pour autant être vraiment satisfaite.

De cette vie qui ressemble à celle de tant d’autres, finalement peut-être plus réussie que ratée, la romancière offre une photo inversée avec Quand le diable sortit de la salle de bain. À la fois par le style et par la personnalité de leurs héroïnes. Au « tu » mélancolique et à l’écriture tenue et feutrée du premier roman, succède le « je » énergique, bourré d’humour et terriblement roboratif de la narratrice du second. Cette jeune écrivaine au chômage se demande comment manger avec quelques dizaines d’euros par mois. Le diable, appelé Lorchus, est, comme dans Tintin, le mauvais génie, la figure du mal. Une figure d’autant plus persuasive et tentatrice que Sophie, l’héroïne fictionnelle, se dévalorise, a honte. Et ce n’est pas la voix de sa mère, omniprésente dans sa tête, qui arrange les choses. Sur les conseils de ce Lorchus, mais aussi de son meilleur ami, Hector, grand séducteur sans emploi comme elle, elle se risque à écrire un chapitre plus « osé » dont Hector est lui-même le héros. Ce qui permet à l’autre Sophie, l’auteure, de jouer sur différents niveaux de lecture. Tout cela dans un esprit farceur et malicieux, sans se prendre au sérieux. À la fin du livre, à l’instar des bonus d’un DVD, on peut lire des scènes coupées ainsi qu’une note d’intention.

 

SchneckColombe Schneck, Sœurs de miséricorde (J’ai Lu)

Azul est née à Chuqui-Chuqui, un village bolivien sur les bords du Rio Chiquo. Aujourd’hui, elle fait le ménage à Paris chez Madame Isabelle où elle arrive après deux heures de bus et de RER. C’est sa vie que retrace Sœurs de miséricorde, l’un des plus beaux livres de l’auteur de La Réparation. Un père volage puis assassiné, laissant une famille de neuf enfants. Des années de collège à Santa-Cruz où l’a précédée sa grande sœur et où l’« indigène » est ostracisée par ses condisciples « blanches ». Le harcèlement sexuel dont elle est victime dans la librairie où elle travaille. Un mariage raté et un premier enfant. Un second homme, gentil mais faible, et une fille. L’instauration de la dictature, la crise économique et, faute de travail, son départ pour Rome, seule. Son retour, deux ans plus tard, avec des économies insuffisantes pour éponger les dettes de son compagnon. Nouvel exil à Paris où cette femme courageuse et volontaire tente de trouver sa place. Délaissant l’autofiction et la biographie familiale, Colombe Schneck signe un livre simple et magnifique, sans effets, faisant confiance aux faits pour produire de l’émotion, de la compréhension et de la compassion.

 

AdamOlivier Adam, La renverse (J’ai Lu)

La renverse du titre du roman d’Olivier Adam désigne la période entre deux marées où le courant est nul. Cette période, chez Antoine, le narrateur, a duré la décennie entre le scandale politico-sexuel dans lequel ont été impliqués sa mère et le sénateur-maire d’une petite ville normande dont elle était l’adjointe, et la mort accidentelle de l’édile. Dix ans pendant lesquels, réfugié sur la côte bretonne, il a vécu en exil intérieur. Il se souvient de la déflagration familiale provoquée par ces présomptions de viols. De la thèse du complot mise en avant. De la fracture entre deux mondes, les accusatrices ne disposant pas des armes intellectuelles et médiatiques pour se battre. De sa fuite avec la fille du potentat local, adolescente comme lui. Le désarroi humain né de ce scandale est raconté avec sensibilité et empathie, comme toujours chez l’auteur de Peine perdue. Qui décrit tout, des goûts picturaux du héros au mobilier du pavillon familial, en passant par les clients d’un bar, la topographie des lieux ou le fond musical lors d’une discussion. Si ces précisions renforcent la véracité sociologique ou humaine de l’histoire, elles laissent cependant peu de place aux non-dits et à l’imaginaire du lecteur. Voir aussi ici

 

FayeÉric Faye, Il faut tenter de vivre (Points)

On parle parfois, pour tel ou tel roman, et pas toujours à bon escient, d’une ambiance « modianesque ». C’est moins de cela qu’il s’agit ici, que de bouts de phrases qui auraient pu avoir été écrits par l’auteur de Dora Bruder, d’émotions ou de pensées qui pourraient être celles de ses héros. Ou encore la triple temporalité du livre. Le narrateur (Éric Faye lui-même comme il le signale en exergue, sans que pour autant jamais son livre n’ait des airs d’autofiction) se souvient d’une époque ancienne (le milieu des années 90) où il a connu une jeune femme, Sandrine Broussard, qui lui a raconté son propre passé. Soit la décennie précédente au cours de laquelle, avec son frère, elle a escroqué par petites annonces des hommes en quête d’une compagne. Ceux-ci lui envoyaient de l’argent afin qu’elle les rejoigne à l’autre bout de la France, ce qu’elle ne faisait évidemment jamais. Si elle s’est enrichie, menant la grande vie dans des restaurants de luxe, la police a fini par repérer ses combines, provoquant sa fuite à Bruxelles. Outre cette structure romanesque qu’affectionne Modiano, certaines réflexions du narrateur qui porte sur son passé un regard plus étonné que mélancolique évoque le Prix Nobel de Littérature. Telle celle-ci : « Je me dis parfois que la vie n’est pas une affaire de clarté mais plutôt de ténèbres. Que distingue-ton véritablement au-delà des premiers mètres ? » Ou cette autre : « Un soir, j’ai retrouvé Sandrine dans un café de la rue de Rome, près des voies de chemin de fer. Il faudrait que je me décide à retourner là-bas, un de ces jours, mais je me dis que les endroits par où nous sommes passés doivent s’effacer derrière nous et qu’il est préférable de ne pas revenir sur ses pas. » Et encore : « Cassis, Vercors, Paris, la rue de l’Ouest. Je revois cette époque comme si l’on avait posé dessus un filtre photo polarisant, ou comme si tout cela se silhouettait à travers une vitre embuée. Je venais d’avoir trente ans et je n’étais pas doué pour la vie. » Ajoutons à cela les nombreux noms d’emprunt utilisés par l’héroïne, personnage forcément insaisissable entretenant des liens flous avec le narrateur qui ne révèle jamais la nature profonde de ses sentiments.

 

LouisÉdouard Louis, Histoire de la violence (Points)

En janvier 2014, Edouard Louis, alors âgé de 21 ans, a frappé fort avec son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, devenu un grand succès critique et public. Il y racontait les souffrances, injures, humiliations et coups endurés par un enfant homosexuel – lui-même - dans une famille ouvrière au cœur d’un village picard dans les années 2000. Histoire de la violence s’inscrit dans cette même double lignée autobiographique et littéraire. Son point de départ est le viol dont son auteur a été victime de la part d’un certains Reda, un jeune Kabyle rencontré un soir de Noël qui l’a dragué et convaincu de l’accueillir chez lui. Après une nuit d’amour, lorsque l’amant de fortune s’est mis à voler quelques objets, les choses se sont envenimées, et le garçon, après avoir menacé de tuer son hôte, l’a violé (selon Louis). Ce qui a donné lieu à une plainte, vite retirée à cause du racisme policier, puis à une affaire judiciaire non encore soldée aujourd’hui (Reda a fait onze mois de préventive et clame son innocence). De cette histoire, le jeune écrivain spécialiste de Bourdieu va faire ce livre paru en 2016. Un « roman » au parti-pris extrêmement littéraire, à la fois dans sa déconstruction narrative et dans le double récit : celui du narrateur, l’auteur lui-même, et celui, fictif, de sa sœur qui raconte les faits à son mari. Cette dernière voix, mal structurée, bourrée d’approximations lexicales et grammaticales, mise en parallèle avec un phrasé autrement plus racé de son frère, a été reprochée à l’auteur accusé de se moquer du terreau social où il est né et dont il est sorti. Davantage que de cette transposition littéraire très travaillée de ce parlé populaire, le malaise naît plutôt du portrait sinistre, voire méprisant, qu’il donne de ce milieu social et géographique. L’autre reproche fait à ce livre est son déterminisme social : la violence de Reda ne serait que le fruit d’une autre violence sociale et politique dont son père et, plus globalement, les Kabyles ont été les victimes.

 

ChalandonSorj Chalandon, Profession du père (Livre de Poche)

Émile, le jeune héros de Profession du père, est un mélange de l’auteur, de son frère cadet et de fiction. Contrairement à lui, Sorj Chalandon n’était pas enfant unique, il n’a pas été chassé de chez lui mais s’est fait émanciper à 17 ans, il n’est pas devenu restaurateur de tableaux mais journaliste et son père n’est pas mort en 2011 mais en 2014. Et pourtant, l’enfance racontée est bien la sienne. Un père qui le tabasse pour ses piètres résultats scolaires, qui l’appelle tantôt « rebelle », tantôt « sale con », qui le réveille la nuit pour lui faire faire des exercices physiques. Ou qui laisse sa femme dormir sur le palier parce qu’elle est allée avec une amie assister à un concert des Compagnons de la Chanson, groupe dont il affirme avoir été à l’origine avant d’en être exclu. Ce qui est faux, cet homme est un mythomane. Il n’a jamais cessé de s’inventer des passés et des métiers: agent secret, pasteur pentecôtiste, para, gardien de but professionnel, judoka ceinture noire au Japon… Sans jamais trancher. Si bien qu’à l’école, à côté de « profession du père », son fils écrivait: « sans ». À 13 ans, Émile l’admire. Et donc le croit. À sa demande, il trouve une « cache » pour héberger le danseur russe Rudolph Noureev qui a fait défection lors d’un voyage en Europe. Et lorsqu’il est question d’un nouvel attentat contre le Général de Gaulle fomenté par l’OAS opposée à l’indépendance algérienne, après celui manqué d’août 1962, il accepte d’aider son père, glissant des lettres de menaces dans la boîte aux lettres d’un député proche du « félon ». Convaincu de faire partie de « l’organisation », il « recrute » un fils de rapatriés pieds noirs qui vient d’intégrer sa classe. Et se trouve bientôt pris lui-même dans une spirale mensongère dont il ne parvient plus à sortir.

 

HenryKarine Henry, La désœuvre (Babel)

On reste stupéfait par la maturité d’écriture et de propos de La Désoeuvre, le premier et ample roman d’une libraire, Karine Henry, paru en 2008. Cette histoire de deux sœurs est d’une saisissante puissance romanesque et émotionnelle. Marie, jeune fille d’une vingtaine d’années, reçoit en héritage la maison familiale d’Artel. En héritage ? Barbara, sa sœur aînée de onze ans qui la lui lègue, n’est pas morte, comme leurs parents des années auparavant dans un accident de voiture. Mais, dérangée psychiquement, elle a été internée, et ni elle, ni son beau-frère ne savent où elle est. Le roman est la reconstitution de l’histoire de cette étrange famille. Une mère qui n’a d’yeux que pour son aînée – au point de lui refuser un studio à Paris de peur qu’elle ne revienne pas assez souvent -, un père généreux qui tente d’aplanir les conflits, une fille prise d’accès de folie et la cadette qui tente de trouver sa place, contrainte, devenue orpheline, d’aller vivre chez sa sœur et son mari. Alternativement, nous sont donnés à lire le récit de Marie et les échos souvent délirants, toujours douloureux, de la vie intérieure de Barbara ferraillant contre elle-même et les Autres pour parvenir à mener à bien un récit qu’elle nomme « l’œuvre ».

ClaudelPhilippe Claudel, L’arbre du pays Toraja (Le Livre de Poche)

Les Toraja vivent sur l’île de Sulawesi, en Indonésie. Leurs défunts sont enterrés, lors de somptueuses funérailles, dans des niches creusées à même les falaises sacrées. Sauf les bébés, qui sont placés, emmaillotés d’un linceul, dans des cavités d’un arbre majestueux qui, ressoudant progressivement son écorce, les garde à jamais dans son tronc. Ces morts que nous cachons en les brûlant ou les enterrant, les Toraja les offrent ainsi à la nature. C’est avec cette image que s’ouvre ce roman très différent des précédents de son auteur par ses éléments autobiographiques. Le narrateur est en effet un cinéaste qui, à plus de 50 ans, regarde vers son passé – les films tournés, son divorce – pour tenter de mieux préparer les années lui restant à vivre. Cette perception du temps passé est née de la mort de son producteur et meilleur ami dont l’absence ne cesse de le hanter. En fait, dans la réalité, Jean-Marc Roberts, directeur de chez Stock et donc éditeur de Claudel. Ce livre sur le deuil, mais aussi sur l’amour et l’amitié, qui va vers la lumière et la renaissance, l’écrivain lorrain l’a rempli de ses réflexions sur ce qui reste des êtres qui nous quittent, sur la prégnance des souvenirs, sur comment se reconstruire. Ainsi que sur son rapport au corps, sur l’image du corps vieillissant. Et encore, dans le registre artistique, sur les potentialités du cinéma et de la littérature, sur ce dont les romans sont faits. À travers cette histoire étalée sur trois ans dans une chronologie chahutée, où l’on croise Milan Kundera et Michel Piccoli, l’auteur du Rapport de Brodeck s’inscrit également dans son temps. Un temps principalement marqué par la tragédie des migrants qui conduit le narrateur à s’interroger sur le pouvoir manipulateur des images encore décuplé par Facebook ou YouTube

 

FournierJean-Louis Fournier, Ma mère du nord (Le Livre de Poche)

En 1999, dans Il n’a jamais tué personne mon papa, Jean-Louis Fournier a fait le portrait de son père médecin mort à 43 ans. Conforté par le succès de ce livre, le réalisateur télé de La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède de Pierre Desproges ou de la série d’animation La Noiraude, a poursuivi sur ce chemin autobiographique relu avec un humour à la fois espiègle et noir. Il a ainsi parlé de ses années de collégien (J’irai pas en enfer), de ses deux fils handicapés (Où on va papa ?, prix Femina 2008), de son année passée dans la ferme picarde de ses futurs beaux-parents à la fin de ses études de cinéma (Poète et paysan), de sa vie avec sa seconde épouse décédée (Veuf) et de l’éloignement/dévoiement de sa fille (Servante du Seigneur). « C’était une façon de comprendre un peu ce qui m’était arrivé. Je suis devenu le greffier de ma famille. Les livres, c’est la meilleure façon de faire revivre ce qui n’existe plus », explique celui qui n’a pour autant jamais cessé de publier des textes humoristiques : Mouchons les morveux, Satané Dieu !, À ma dernière cigarette, Ca m’agace ou Trop !

De ces déambulations autobiographiques, il manquait pourtant une figure majeure, sa mère, femme réservée et discrète, « un peu distante » et qui, veuve à 38 ans, ne s’est jamais remariée. Titulaire d’une licence de lettres, elle a préféré épouser un médecin « rassurant, séduisant, jovial, noceur », plutôt qu’un étudiant en lettres sérieux et ennuyeux qui lui faisait la cour. Mais celui qui aurait pu être « un parfait médecin sans frontières » est devenu un notable de province adoré de ses patients, qu’il ne faisait pas toujours payer, alcoolique et dépensier. Le couple s’est installé à Arras, dans la maison de bonne-maman, une femme austère et bigote qui vivait avec sa sœur nettement plus accorte. Et la jeune femme, qui adorait Verlaine et jouait « correctement » du piano, a dû abandonner son poste de professeur de français parce qu’ «une femme de médecin ne travaille pas ». C’est elle, avec le peu d’argent dont elle disposait, qui a élevé seule leurs enfants. Sans déborder d’affection, gardant sa sensibilité « à l’intérieur ». Dans Ma mère du Nord, Jean-Louis Fournier décrit aussi quelques photos d’elle qu’il a retrouvées. Dont une les pieds dans l’eau où, constate-t-il, elle ressemble à la reine Astrid. Elle est morte en 2003, après avoir été une formidable grand-mère, comme en témoignent ses petits-enfants cités au fil du livre.

 

puertolasRomain Puertolas, Revive l’empereur ! (Livre de Poche)

Aux spécialistes de Napoléon qui se chamaillent pour savoir si son corps repose bien aux Invalides, Romain Puertolas répond par la négative. La preuve : il a été récemment repêché congelé dans un cercueil, avec son cheval, par un chalutier norvégien. Arrivé à Paris juste après l’attentat meurtrier contre L’Hebdo des Charlots, buvant à satiété du « champagne noir » (Coca Light) et logeant dans un Formule 1(même s’il roule en Ferrari), l’ex-Empereur retrouve sa triple descendance en piteux état et rencontre Hollande, Sarkozy… et Serge Lama qui l’authentifie. Mais surtout, il recrute une Nouvelle Grande Armée multiculturelle (des danseuses de french cancan, un musulman en djellaba épinard, un balayeur d’origine ivoirienne…) pour aller combattre les « fous d’Allah ». Non pour les tuer eux, mais leurs idées, en déviant leur folie vers « quelque chose de bon ». La singularité du troisième roman de l’auteur de L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire IKEA et de La petite fille qui avait avalé un nuage grand comme la Tour Eiffel est de donner à sa fantaisie débridée un poids tragique en plongeant ses personnages dans notre monde actuel.

 

TrevidicMarc Trévidic, Ahlam (Le Livre de Poche)

De 2005 à 2015, Marc Trévidic a été le plus médiatique juge antiterroriste français, enquêtant sur des dossiers chauds comme les assassinats du président rwandais Habyarimana (déclencheur du génocide) et des moines de Tibhirine. Il est actuellement chargé des affaires familiales au tribunal de Lille. Ces dernières années, il a écrit plusieurs livres : Au cœur de l’antiterrorisme, Terroristes : les 7 piliers de la déraison et Qui a peur du petit méchant juge (une histoire du juge d’instruction sous forme de conte). Son premier roman est ancré dans une réalité solidement documentée. À l’aube du deuxième millénaire, Paul Arezzo, un peintre français de 26 ans de renommée mondiale, pose ses valises dans l’archipel tunisien des Kerkennah, face à Sfax. Pour tenter de « revivre » après le départ de la femme qu’il aimait et la perte du désir de créer. Sur une plage, il rencontre un pêcheur, Farhat, qui l’emmène dans sa famille. À son fils, Issam, il apprend à dessiner et à Ahlam, sa fille, à jouer du piano, créant de la « musique-peinture », le premier peignant la musique de la seconde. Mais, en grandissant, ils vont prendre des voies divergentes, annihilant l’espoir de se produire en France. Au contact d’un copain de classe membre d’une famille salafiste, Issam se radicalise. Et, lors de la révolution de janvier 2011, Ahlam est dans la rue pour réclamer davantage de liberté.

 

BichetYves Bichet, L’été contraire (Folio)

Clémence, infirmière dans une résidence pour séniors en Ardèche, est licenciée après avoir emmené quelques pensionnaires au casino. Mécontents, ces fautifs - Gigi, « replète » un peu simplette, Clovis, ex-officier d’active, Vignaud, ancien banquier en fauteuil roulant – se font alors la malle avec la jeune femme à bord d’un pick-up déglingué conduit par Douss, un agent d’entretien noir. Mais pour aller où ? La canicule qui sévit va leur fournir un but humanitaire : ravitailler en eau les maisons de retraite pour éviter la catastrophe de l’été 2003. Les fuyards se transforment alors en hors-la-loi, cambriolant les grandes surfaces qui, découvrent-ils sidérés, organisent la pénurie pour faire monter les prix en dissimulant leurs stocks de bouteilles. Ils font la une des journaux et deviennent des héros aux yeux d’une population de plus en plus inquiète face à la chaleur persistante. Ce roman plein d’humour, mené avec en enthousiasme communicatif, est chargé d’une humanité extrêmement positive. Yves Bichet a trouvé le ton juste pour raconter cette cavale qui prouve que, jusqu’à la fin, la vie peut emprunter des chemins imprévus.

 

RufinJean-Christophe Rufin, Check Point (Folio)

Sur les routes escarpées d’un pays en guerre, circulent deux camions affrétés par une ONG lyonnaise, La tête d’or. À leurs bords, Maud, une jeune fille idéaliste, et quatre hommes : un membre de l’association, deux anciens casques bleus et un homme plus âgé à la fonction mal définie. Leur but est une région du centre de la Bosnie où des centaines de civils d’origines mêlées sont enfermés dans les anciens fours d’une mine de charbon. Mais la route est longue, fatigante, parfois difficilement praticable, et les passages des nombreux check-points, tenus tantôt par des militaires appartenant à l’une ou l’autre armée, tantôt par des paysans sur la défensive, ne sont jamais sans risques. Et ils ne font qu’accroître les tensions au sein du convoi où l’ambiance est déjà pesante, lourde de non-dits, chacun se méfiant de l’autre. Ce huis-clos à l’air libre et sous haute-tension renvoie son auteur, Jean-Christophe Rufin, à une époque ancienne de sa vie, lorsqu’en 1993-94, il s’est rendu à plusieurs reprises dans ce pays en guerre. L’ancien médecin humanitaire signe ainsi l’un de ses meilleurs romans, plus proche du Parfum d’Adam ou de Kabila que de L’Abyssin ou du Grand Cœur.

 

SansalBoualem Sansal, 2084 : la fin du monde (Folio)

Âgé de 67 ans, l’Algérien Boualem Sansal est l’un des grands auteurs francophones actuels. Malgré la censure dont il est la victime et les menaces qui pèsent sur lui, il continue à habiter son pays dont il ne cesse de dénoncer dans ses livres les failles, aberrations et autres dérives. Révélé en 1999 avec Le Serment des barbares, implacable peinture de l’Algérie depuis son indépendance, il a persisté dans cette voie avec L’Enfant fou de l’arbre creux, Le Village de l’Allemand ou Rue Darwin. Son nouveau roman s’ouvre par une phrase d’une douloureuse actualité : « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. » Dans un futur indéterminé, l’Abistan est une théocratie vouant un culte à Yölah et gouvernée par Abi, son Délégué. Si la date fondatrice de cet État totalitaire qui ressemble à bien des dictatures d’hier et d’aujourd’hui, surtout islamistes ou communistes, est 2084, personne ne sait à quoi elle se rapporte. Ati, de retour chez lui après deux ans d’absence, voit vaciller sa foi en un « rêve de liberté ». Avec un collègue, il part à la recherche des Renégats qui vivent clandestinement dans un ghetto. Une Grande Guerre sainte contre les propagandistes de la Grande Mécréance, une Nouvelle Ère niant l’Histoire, un Système (ou Appareil) épaulé par les Civiques et par la Sainte-Extermination imposant l’autocritique, etc. : c’est un monde en majuscules, où l’individu doit se soumettre sans se poser de question sous peine d’être condamné à mort, que peint Sansal dans un style proche de la fable, ce qui lui donne une ampleur universelle tout en atténuant sa dimension dramatique.

 

MordillatGérard Mordillat, La brigade du rire (Le Livre de Poche)

Les éditorialistes français qui affirment à longueur de colonnes ou d’interventions télévisées que la France « ne travaille plus », que les salariés sont « surprotégés » ou que l’État-providence est une « illusion incompatible avec le monde actuel devraient faire attention s’ils ne veulent pas subir le même sort que Pierre Ramut, le héros du nouveau roman de Gérard Mordillat. Ce journaliste vedette de l’hebdomadaire Valeurs françaises et auteur du best-seller La France debout où il développe ces idées, considère que les ennemis des salariés sont moins les patrons que les pauvres, les immigrés, les chômeurs, les travailleurs sans-papiers, « tous les laissés-pour-compte prêts à leur manger la laine sur le dos ». Mal lui en a pris d’écrire cela car il a été enlevé par la Brigade du rire. Non pour être maltraité ou échangé contre une rançon, mais pour travailler de ses mains. Pendant trois mois, contre salaire, cet homme si sûr de lui et de ses convictions va faire des trous avec une perceuse dans des plaques du duralumin, six pièces à l’heure, huit heures par jour. Pour le surveiller, ses geôliers arborent les masques des sept nains et de Blanche Neige. Les différents brigadistes – un imprimeur au chômage, le directeur d’une petite entreprise, deux jumelles, un distributeur de films, une journaliste en grève, un prof d’économie, un garagiste, un spécialiste de Shakespeare… - existent par eux-mêmes, on les voit tous évoluer dans leur vie personnelle et professionnelle sans que jamais ils ne soient décrits. Et sans jamais entrer dans leur pensée, l’auteur fuyant tout psychologisme.

 

LiberatiSimon Liberati, Eva (Le Livre de Poche)

Au début des années 1970, au Palace, haut lieu de la vie parisienne nocturne, le chemin de Simon Liberati croise très brièvement celui d’Eva Ionesco. Elle a 13 ans, lui 19. Par la suite, il la revoit à plusieurs reprises, mais de loin. Elle le marque néanmoins puisqu’en 2004, dans son premier roman imprégné de souvenirs, Anthologie des apparitions, elle est Marina, la jeune sœur du héros perdue entre drogue et prostitution. Et aujourd’hui, elle est sa femme. Lorsqu’en avril 2013, suite à plusieurs dîners où ils se retrouvent invités, ils entament une liaison, ils ont l’un et l’autre un passé chargé. À plus de quarante ans, Simon Liberati est l’auteur de cinq romans, dont deux primés – L’hyper Justine par le Flore et Jane Mansfield 1967 par le Femina -, et tend à se perdre dans l’alcool et la drogue. Dans le roman de son ami et premier éditeur Frédéric Beigbeder, Un roman français (2009), il est « le Poète » avec lequel l’auteur passe une nuit au poste pour avoir sniffé de la cocaïne sur le capot d’une Bentley. Eva, de son côté, avant de devenir actrice et de réaliser un film autobiographique, Little Princess, a fait scandale en posant nue, à 12 ans, devant l’objectif de sa mère, la photographe Irina Ionesco, contre laquelle elle a d’ailleurs gagné un procès. C’est un mois après l’installation de sa nouvelle compagne dans sa maison à la campagne que le romancier décide d’écrire sur elle. Au fil des pages, tout en évoquant leur vie commune, il fait son portrait, raconte quelques épisodes de son enfance, notamment le rejet dont elle a été victime à l’école, à cause de photos érotiques – elle a fait notamment la Une de Der Spiegel en 1977 -, mais aussi de ses tenues extravagantes. Si leur quotidien est parfois tumultueux - Eva a un caractère « abrupt », voir hystérique, est rétive à toute autorité et témoigne d’« un goût effréné pour le scandale » -, il se réjouit néanmoins d’avoir rencontré une « sœur »».

 

AzoulaiNathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice (Folio)

Dans le très écrit Titus n’aimait pas Bérénice, paru en 2015, Nathalie Azoulai a pris le parti de l’extrême simplicité. De nos jours, pour se consoler d’avoir été rejetée par son amant (Titus) resté fidèle à son épouse, une jeune femme (Bérénice) se plonge dans Racine. Dont, après cette brève entrée en matière, nous est contée la vie. Nous découvrons son éducation à Port Royal, ses rapports avec Boileau (son ami et confident), La Fontaine ou ses concurrents Corneille et Molière ou l’écriture et la création de ses pièces. Nous assistons à ses amours avec ses actrices, ses liens avec Louis XIV (qui l’aime mais n’aime pas Port Royal que Racine aime) ou son entrée à l’Académie (tout court, sans l’ajout de « française »). Le tout est conté d’une plume libre, allègre, faisant du héros un personnage plus romanesque qu’historique. Et de l’héroïne du début, il est question par intermittence.

 

OsterChristian Oster, Le cœur du problème (Points)

Si votre femme vous quittait en vous laissant comme cadeau d’adieu le cadavre de son amant, comment réagiriez-vous ? La première chose que fait Simon est d’enterrer le corps dans le jardin, sous les tomates. Sans en informer quiconque, pas même son meilleur ami, Paul. Sa deuxième réaction est de tenter de retrouver sa femme. Si les policiers restent sourds à ses inquiétudes, l’un d’eux, Henri, tout juste à la retraite, s’intéresse à son sort. Au point de l’inviter chez sa belle-sœur à quelques heures de voiture de là. Entretemps, le mari déboussolé a retrouvé la fugueuse à Londres, mais elle n’a rien à lui dire. Il décide alors de mettre la maison en vente. Christian Oster (prix Médicis pour Mon grand appartement et dont Une femme de ménage a été adapté au cinéma) fait de la littérature à partir du quotidien. Non sans humour, il se lance dans une description quasi exhaustive des faits et gestes de ses personnages et des pensées de son narrateur. Et c’est de cette banalité que naît une histoire elle-même peuplée d’autres histoires qui renvoient à notre propre condition humaine.

 

SthersAmanda Sthers, Les promesses (Le Livre de Poche)

En France, pour sa mère, il s’appelle Alexandre. En Italie, pour la riche famille de son père qui s’est noyé lorsqu’il était enfant, il se nomme Sandro. Et lui, toujours, balance, victime de la « schizophrénie » que son prénom a provoquée dans sa vie. Entre hier, dans la villa toscane de Nonno où il a passé tous ses étés, y connaissant sa première expérience sexuelle avec une voisine, et aujourd’hui, où il parcourt le monde pour expertiser des livres anciens. Entre trois femmes. Bianca, son épouse qui lui a donné deux enfants aux prénoms « bilingues », Clara la conventionnelle et Nicola le mou égoïste. Gilda, nettement plus jeune, qui l’enferme progressivement dans le « piège » qu’il avait fui. Et surtout Laure, une sculptrice qu’il a aimée ardemment mais chastement, la laissant se marier, incapable de tout briser pour construire quelque chose avec elle. Et puis, il balance entre des promesses non tenues : celles que la vie lui avait faites d’allégresse et de bonheur assurés, celles qu’il s’était faites mais estime avoir trahies, et celles qu’il avait faites, comme emmener Laure à Venise. Le seul vrai choix d’Alexandre/Sandro, c’est finalement de n‘avoir pas choisi l’artiste. Et lorsqu’en bout de course, il va vers elle, c’est trop tard.

 

BauchauHenry Bauchau, Le temps du rêve (Babel)

Le futur psychanalyste et auteur d’œuvres majeures comme La Déchirure, Le Régiment noir, Œdipe sur la route ou Antigone (Rossel 1997) a vingt ans lorsqu’en 1933, durant son service militaire, il écrit ce court texte resté inédit jusqu’en 2012. Dans sa préface, il en révèle la portée totalement autobiographique : l’amour ressenti, l’été de ses onze ans, pour une fillette de sept ans. La rencontre a lieu lors d’une journée passée, avec ses cousins et cousines, en compagnie des enfants d’amis de leurs parents dans leur propriété. Pendant des heures, les deux enfants jouent ensemble, se cachent des autres, se rendent à l’étang ou s’amusent sur les balançoires. Ce sera la seule fois, jamais plus ils ne se reverront vraiment. Tout juste se croiseront-ils à la messe, un dimanche. Henry Bauchau fait preuve ici, à la fois d’une grande maîtrise stylistique et d’une extrême finesse dans la traduction des émois vécus par son héros.
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LeroyJérôme Leroy, Jugan (Folio)

Ne cherchez pas Noirbourg sur une carte, ce bourg normand situé en plein Cotentin n’existe pas. C’est pourtant là que le narrateur de ce roman a passé une année comme prof de collège. Si, en vacances sous le soleil grec, il ne cesse de revivre ces quelques mois, c’est parce qu’ils sont liés à Jugan, un ancien révolutionnaire de retour au bercail après dix-huit ans de prison. Par bribes, nous remontons dans le passé de celui-ci pour découvrir ses faits d’armes à une époque où des jeunes gens ont cru que la révolution passait par la violence. Et pour comprendre pourquoi il est défiguré. Recruté par une ancienne amie, qui n’a pas fait le deuil de sa révolte, afin de s’occuper d’une école de devoirs, il rencontre une jeune fille trop influençable qu’il va vampiriser et conduire à sa perte. Ce livre lourd d’une ambiance de plus en plus poisseuse, oppressante, rappelle que le terrain de prédilection de son auteur, Jérôme Leroy, est le roman noir à résonance sociale et politique. Il a d’ailleurs publié deux romans à la Série Noire, Le Bloc, où il raconte l’accession au pouvoir d’un parti d’extrême droite, et, l’an dernier, L’Ange gardien, portrait assez inquiétant d’une France en déliquescence. Il a également été le coscénariste du film de Lucas Belvaux, Cher nous.

 

DaudetLucien Daudet, Le Prince des Cravates (La Petite Vermillon)

Si on connaît encore le nom de Lucien Daudet aujourd’hui, c’est principalement grâce à la solide amitié qui l’a lié à Marcel Proust. Pourtant, à l’instar de son père Alphonse et de son frère aîné Léon, cet être intelligent, beau et extrêmement sensible, selon les témoignages de l’époque, a écrit quelques livres, notamment des romans et des évocations de son enfance jamais réédités. Cette longue nouvelle, d’abord intitulée Une réponse imprévue, paraît le 1er août 1908 (son auteur a 30 ans) dans Le Mercure de France. Le « Prince des cravates »  est Albert Salvage, une jeune riche oisif et orphelin qui, au sortir du service militaire, est invité en Angleterre par des amis de ses parents. Il s’éprend de la maîtresse de maison avec qui il a une aventure. Mais, après son retour, des mois vont passer sans qu’ils ne se revoient, et lorsqu’ils se retrouvent enfin, la belle ne l’est plus vraiment. Et c’est sur sa fille que le jeune dandy jette son dévolu. Jusqu’à prétendre l’épouser. Ce texte léger et plein d’humour est suivi de plusieurs annexes, dont la critique écrite par Proust dans L’Intransigeant et l’article consacré par Lucien Daudet, en 1913, à Du côté de chez Swann.

 

DidierlaurentJean-Paul Didierlaurent, Le reste de leur vie (Folio)

Avec son premier roman paru en 2014, Jean-Paul Didierlaurent, auteur de plusieurs nouvelles primées ici et là, a touché le jackpot : Le lecteur du 6h27 s’est en effet vendu à plus de 65 000 exemplaires en grand format, 200 000 en Folio, il est traduit dans trente pays et serait en cours d’adaptation au cinéma. Le charme opère de nouveau dans ce deuxième roman, l’auteur témoignant à l’égard de ses différents personnages une même générosité communicative. À Guylain, employé d’une société qui envoie les livres au pilon, succède Ambroise, devenu thanatopracteur contre la volonté de son père, prestigieux cancérologue, prix Nobel de Médecine, furieux que son rejeton préfère s’intéresser aux morts plutôt qu’aux vivants. Le jeune homme met tout son amour et toute son âme dans ses gestes, afin de rendre beau le défunt, d’éviter à ceux qui restent « d’avoir à regarder la mort en face dans ce qu’elle a de plus répugnant ». Il est l’un des héros du roman. L’autre, Manelle, est une jeune aide à domicile pour des personnes âgées vivant seules. La première partie du roman décrit avec minutie leurs activités respectives. Évidemment, ces deux solitaires vont se rencontrer grâce à Simon, un octogénaire atteint d’un cancer chez qui Manelle travaille et qui a demandé à Ambroise d’aller chercher le corps de son jumeau mort en Suisse. Beth, la grand-mère du praticien, fait également partie de cette équipée croquignolesque contée avec humour et allégresse.

 

VinauThomas Vinau, La part des nuages (10/18)

Ce très bref roman aurait pu s’appeler : comment vivre sans Noé ? Son narrateur, Joseph, 37 ans, est le père d’une enfant, Noé donc, parti chez sa mère. Pour tuer le temps en son absence, il ne fait rien. Ou à peu près. Il regarde un papillon de nuit. Boit du rosé. Fait des courses. Egrène les choses dont il a été fier. Relis l’un des albums de la série BD Rahan. Monte sur un arbre d’où il aperçoit le vieux chien du voisin qui « défèque » ou la fille de la voisine qui fait ses gammes à la flûte traversière. Il donne un billet à un mendiant qu’il retrouve plus tard à la pizzeria du parking et qu’il suit sur le toit de l’église. Et puis Noé finit par revenir. Tout est, ici, dans l’écriture. Des mots économes, précis et poétiques qui, dans leur banalité même, traduisent a vie intérieure du personnage, ses doutes, ses angoisses, ses peurs. Ce texte magnifique est composé de six parties respectivement placées sous le parrainage de Richard Brautigan (pour le titre), Malcolm Lowry, Fernando Pessoa, Thierry Metz, Jean-Claude Pirotte et Benjamin Péret. Il s’agit de  la troisième fiction d’un auteur qui a publié de nombreux recueils de poésie.

 

LimetYun Sun Limet, Les candidats (Espace Nord)

Née à Séoul et adoptée à 3 ans par une famille belge de Beauraing, Yun Sun Limet a suivi des études de Lettres à Namur et Louvain-la-Neuve puis de cinéma à l’ULB. Elle a écrit une thèse sur Maurice Blanchot et a travaillé cinq ans chez Fayard avant de publier en janvier 2004 son premier roman, Les Candidats, couronné par la Communauté française. Après la mort de leurs parents, deux enfants sont confiés à des couples amis des défunts qui, pour des raisons diverses que nous découvrons progressivement, et contre leur envie de départ, se défaussent les uns après les autres. Un texte exceptionnel par sa maturité d’écriture et de contenu qui amène, une fois de plus, à s’interroger sur la cécité des maisons d’édition, le manuscrit ayant été en effet refusé par plusieurs éditeurs.

 

GrandCorpsMaladeGrand Corps Malade, Patients (Points)

Dans Patients,  Grand Corps Malade parle pour la première fois des mois passés dans un centre de rééducation suite à la fracture d’une vertèbre cervicale provoquée par un plongeon dans une piscine trop peu profonde en juillet 1997. Tétraplégique incomplet, pouvant bouger quelques parties de son corps, il fera mentir  les médecins qui avaient annoncé à ses parents qu’il ne remarcherait pas. « Ce fut une période extrêmement dense, pleine de rencontres incroyables », commente-t-il. Il dresse le portrait des autres patients, qui n’hésitent pas à se charrier, et du personnel soignant, se souvient d’anecdotes, de moments drôles ou graves, voire surréalistes. Il raconte ce qu’est le manque d’autonomie, comment on vit au quotidien d’être obligé de se faire assister pour les gestes les plus simples - manger, s’habiller, se laver, aller aux toilettes –, par quelqu’un que l’on ne connaît pas. De cette partie de sa vie, le slammeur a fait un film sorti l’an dernier.

 

LocandroCatherine Locandro, L’histoire d’un amour (Pocket)

Ce bref roman évoque une très brève histoire d’amour, très secrète aussi: celle entretenue clandestinement entre un jeune homme de 22 ans et une chanteuse à succès de deux fois son âge et jamais nommée (et dont on apprend l'identité en fin de volume). En 1967, Luca, jeune romain pauvre, tombe amoureux de «la Chanteuse» qui le prend sous sa protection. Lorsqu’après quelques mois, elle met fin à cette relation, elle insiste pour lui payer des études. En 1995, celui qui est devenu prof découvre son prénom dans une biographie écrite par le frère de l’artiste. Se rouvre ainsi une plaie jamais vraiment cicatrisée. Un texte court et délicat, l’auteure s’attachant davantage aux ressentis des personnages qu’à l’anecdote.

 

PerrignonJudith Perrignon, Victor Hugo vient de mourir (Pocket)

Dans Victor Hugo vient de mourir, d’une écriture belle et finement travaillée, Judith Perrignon raconte l’émoi provoqué dans Paris par la mort du grand homme, défenseur de la liberté et des opprimés. Passant d’un personnage à un autre, elle met principalement face à face la classe bourgeoise, défendue par la police qui craint les émeutes, et le peuple « de gauche » qui entend rendre hommage à celui qui l’a représenté ou a été son porte-voix. La République organise des funérailles nationales un lundi afin que les ouvriers ne puissent en être. Funérailles dont veulent profiter les anarchistes pour faire la révolution. Ce livre riche par sa documentation mais aussi par l’émotion qui s’en dégage a reçu le Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres.

 

 

 

RambaudPatrick Rambaud, François le Petit (Le Livre de Poche)

L’humour fait partie de l’ADN de Patrick Rambaud. S’il a su se montrer sérieux avec son cycle napoléonien ouvert en 1997 avec La Bataille (Prix Goncourt et de l’Académie française) et refermé trois livres et neuf ans plus tard avec Le Chat botté, s’il doit l’être aussi, probablement, lors des délibérations de l’Académie Goncourt dont il est membre depuis 2008, l’ancien journaliste à Actuel a beaucoup frayé dans les rayons du rire. Il est l’auteur de plusieurs parodies et pastiches, avec Marc-Antoine Burnier ou seul (tels ceux de Duras, Virginie Q et Mururoa mon amour, ou Le Roland Barthes sans peine), ainsi que des six et très salutaires Chroniques du règne de Nicolas 1er qui l’ont occupé de 2008 à 2013. Content d’en être libéré – il détestait son héros -, il a publié un roman, Le Maître. Mais c’est plus fort que lui et, navré de l’évolution de François Hollande, il a remis le couvert début 2016 avec François le Petit.

Cette suite désolée est de la même eau farceuse et peu révérencieuse que ses prédécesseures, mélange de Saint-Simon et de La Cour, chronique satirique du « règne » de De Gaulle tenue par André Ribaud de 1960 à 1969 dans Le Canard enchaîné. De même que Sarkozy était baptisé de dizaines de sobriquets bien sentis - Notre Prince Immaculé, Notre Martial Souverain, Notre Frivole Monarque, Notre Foutresque Tyranneau -, son successeur, François IV dans la lignée monarchique, est appelé Notre Frais Souverain, Notre Délicat Souverain, Notre Monarque Inspiré, François-le-Guerrier, François-le-Sourdingue, etc. On croise la nuisible Marquise de Pompatweet (Valérie Trierweiler alias), Nicolas-le-Mauvais (ou Nicolas-le-Piaffant), les ducs de Sablé, de Nantes, de Meaux et d’Évry, le connétable Montebourg, le comte Macron, l’archidiacre Wauquiez, etc. Sont passés au crible de la verve savoureuse de Rambaud les multiples événements qui ont égayé les premières années de son quinquennat : l’intervention militaire au Mali, Florange, les affaires Cahuzac, Leonarda, Dieudonné ou Bygmalion, le désastre des élections municipales suivi du changement de premier ministre, le retour de Nicolas-L’Échevelé, la percée du Front populiste de Mlle de Montretout, etc. Ce portrait au vitriol des mœurs politiques se referme sur les attentats de janvier 2015. Ou, plus précisément, sur une postface où l’auteur, redevenant sérieux, effaré par la tournure du monde, réfléchit à la distinction entre « civilisés » et « crétins ».

 

VialatteAlexandre Vialatte, Résumons-nous (Bouquins)

De cet écrivain limougeaud, né en 1901 en Haute-Vienne, mort à Paris en 1971, on connaît surtout les romans (Les Fruits du Congo, Battling le ténébreux, Le fidèle Berger et ses nombreux courts textes édités après sa mort), ainsi que les quelque neuf cents chroniques publiées à partir de 1952 dans le quotidien de Clermont-Ferrand, La Montagne, et qui se terminait invariablement par cette phrase : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! ». Sous le titre Résumons-nous, voici réunis des textes moins connus. Des articles parus entre 1932 et 1952 dans Le Petit Dauphinois, puis entre 1962 et 1971 dans Le Spectacle du Monde, des critiques ciné publiées dans Bel Amour du foyer entre mars et août 1950 ou encore son Almanach des Quatre Saisons. Ce volume s’ouvre par Bananes de Königsberg, un recueil de textes concernant l’Allemagne écrits entre 1922 et 1949 (parlant couramment allemand, Vialatte sera le premier traducteur de Kafka en français) que Ferny Besson contextualise dans sa préface. Il s’agit, d’une part, d’articles parus dans La Revue rhénane (1922-1929) basée à Mayence, qui a pour « mission de créer des relations artistiques et intellectuelles entre Allemands et Français ». Vialatte pointe déjà le danger que représente Hitler et voit se dessiner une Allemagne nazie, inquiétude qui n’ira que croissante au fil des articles publiés dans différents journaux français au cours des années 1930 et repris dans la deuxième partie. Le dernier chapitre de cet ensemble rassemble des textes écrits au cours des procès des criminels de guerre de Belsen conduit par les Anglais.

 

MorelFrançois Morel, Je rigolerais qu’il pleuve (Pocket), Meuh ! (Folio)

Comédien et chanteur passé par Palace de Jean-Michel Ribes et Les Deschiens de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, François Morel a connu un regain de popularité grâce à l’impeccable chronique matutinale qu’il tient tous les vendredis sur France Inter depuis 2009. Ce sont d’ailleurs près de deux ans de ces chroniques, de septembre 2013 à juin 2015, qui sont rassemblées dans un recueil titré Je rigolerais qu’il pleuve. Un bain d’humour fait de générosité et de grandeur morale dans des textes d’une grande tenue littéraire (ce qui les rend très lisibles). Le bonhomme parle de tout. Morel-2De Flers-de-l’Orne où il est né en 1959 et de son « emblématique » rue du 6-juin, du mail reçu de la compagne d’Hervé Gourdel qui l’écoutait chaque semaine avant d’être assassiné par des djihadistes, de François Hollande (à plusieurs reprises), des septante ans du journal L’Orne combattante ou du parapluie d’Angela Merkel. À l’occasion de la venue à France Inter d’Erik Orsenna, sa chronique ne fait qu’une seule phrase. Et on ne peut lire sans émotion son intervention au lendemain des attentats à Charlie Hebdo, sous la forme d’une lettre adressée à son ami Patrick Pelloux, une semaine après avoir, dans sa première chronique de l’année, prédit que « l’année 2015 ne va pas être folichonne ».

Meuh! est un roman accompagné de gravures de Christine Patry. Son héroïne est une vache. Plus exactement, son narrateur raconte comment il est devenu Blanchette, mère de Toto, un « adorable petit veau » de onze mois et deux cent vingt-cinq kilos. Il décrit sa lente métamorphose, sa réclusion dans l’appartement au-dessus du magasin de ses parents (qu’il saccage de rage), sa nouvelle vie de paria dont il finit par s’échapper, entamant sa carrière bovine par son intégration dans un troupeau des environs. C’est joyeusement farfelu, subtilement absurde. Bref, à l’image de son auteur.

 

ToporRoland Topor, Vaches noires (Wombat)

Cet  ensemble de textes inédits de Roland Topor, publié une première fois par Wombat qui le reprend en poche, est préfacé par François Rollin. Les deux hommes se sont rencontrés en 1989 et, sept ans plus tard, avec quelques autres, ils ont « fabriqué », pour la télévision, une courte séquence qui s’appelait Une minute pour le dire. « Une minute pour exprimer une pensée personnelle, originale, pertinente… ou pas, bref une minute de parole libre, se souvient Rollin. Les minutes de Topor étaient, comme de bien entendu,  lumineuses et fortes et drôle. » Dans ce recueil, il est question de tout et de rien. De vaches noires, bien sûr, responsables d’une partie de nos ennuis. D’un homme qui se prend pour un phallus à deux pattes, libéré et capable de gagner sa vie tout seul. De l’auteur d’un journal intime. Et d’encore mille et un instants de vie regardés de biais, avec une logique souvent imparable.

 

LapierreAlexandra Lapierre, Moura (Pocket)

Après Dona Isabel Barreto, conquistadora des Mers du Sud, ou l’aventurière et séductrice anglaise Elisabeth Chudleigh, Alexandra Lapière s’attache à une autre femme méconnue. Fille d’un aristocrate ambassadeur à la cour de Russie qui meurt lorsqu’elle est adolescente, Moura voit sa vie chamboulée par la Révolution de 1917. Ce roman fait revivre avec fougue cette femme éprise de liberté, proche de Gorki et de Wells, dont le destin éminemment romanesque, fait de mystères et de rumeurs, épouse les soubresauts du 20e siècle dont elle côtoie les principaux acteurs.

 

dAillonJean d’Aillon, L’évasion de Richard Cœur de Lion (J’ai Lu)

Le très prolifique Jean d’Aillon est un spécialiste du roman de cape et d’épée, parvenant, à travers ses livres trépidants, à recréer différentes périodes historiques. Dans ce volume c’est le Moyen Âge, entre 1193 et 1201, qu’il fait revire à travers six aventures de son héros, Guilhem d’Ussel, qui viennent s’intercaler entre les nombreux romans dont ce chevalier est le héros. Ce troubadour d’origine marseillaise aide de malheureux villageois opprimés, croise un étrange nain, affronte un loup et, surtout, participe à l’évasion de Richard Cœur de Lion emprisonné par l’empereur d’Allemagne ; Tout en devant affronter le redoutable Jean sans Terre.

 

 

 

 

Michel Paquot
Juin 2017

crayongris2Michel Paquot est chroniqueur littéraire indépendant


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