Frédéric Saenen, L’Enfance unique

SaenenIl fallait beaucoup de courage, et surtout beaucoup de talent, pour écrire L’Enfance unique, ce roman autobiographique par fragments, qui creuse l’absence du père pour trouver tous les trésors de la langue.

Cette langue, c’est celle d’un milieu, d’un « microcosme » même, en apparence improbable et pourtant dépeint avec une justesse sans faille : Grâce-Hollogne, vers les années 1980, dans un foyer composé d’une Mamy, d’un « Grand-Popa », d’une jeune maman et d’un « Petit d’On » Frédéric qui fait son apprentissage de la « bâtardise » comme définition existentielle. Ce microcosme, il a ses codes, et surtout sa langue : un français coupé de wallon, rendu ici avec un souffle poétique qu’on n’aurait pas imaginé. La trouvaille géniale de l’auteur consiste à s’adresser en « tu » à son personnage principal, tout en entrelardant ses longues incantations de mots ou d’expressions puisés à cette « langue première » intraduisible, comme si elle venait ranimer à même le texte tout un rapport sensible au monde autrement perdu dans le passé. Attention cependant : ni folklorisme gratuit, ni érudition asséchante. Le wallon de Saenen est brassé dans l’impureté de toutes les langues qui l’ont poli, et c’est ainsi qu’il faut le comprendre. Les glossaires fournis après chaque chapitre sont comme des petites mythologies enfouies dans la langue, qui font vivre le récit, le rendent en somme partageable, même (et surtout) lorsqu’il s’écarte de toute norme (linguistique, sociale, affective, etc.). Car le roman de Saenen est aussi un roman de la marginalité ; en cela, il a des moments graves, noirs, désespérés même, qui touchent au cœur de tout ce qui grève une vie. La force du texte est de parvenir à prendre au sérieux cette noirceur, tout en montrant la poésie qui l’habite. C’est une poésie du sensible, du sensuel même, qui recherche à travers la langue les images, les sons, les odeurs et les sensations d’un passé littéralement réincarné. Ce qui se partage ainsi, par la littérature, c’est ni plus ni moins une culture, au sens le plus anthropologique du terme : celle d’une génération qui a zappé des clips de Madonna aux JT sur les tueries du Brabant, qui a pris tous les soirs du Fluocaril et arpenté sa ruelle en cul-de-sac au volant d’un go-cart bleu à pédales. Cette culture, qu’on pourrait croire inscrite dans le particulier, le texte de Saenen lui donne une dignité et une justesse qui la rendent universelle.

François Provenzano

Frédéric Saenen, L’Enfance unique, Weyrich, 2017.
 

Lectures pour l'été 2017
Romans, nouvelles et récits romancés

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