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Didon, le mythe, la femme et la magie

Didon, le mythe, la femme et la magie

fresque de PompeiEn mai 2017, sera représenté pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège l’opéra baroque en trois actes composé par Henri Purcell sur un livret de Nahum Tate, Dido and Aeneas. À cette occasion, nous revenons ici sur le personnage de Didon, ses multiples facettes, mais aussi son recours à la magie dans l’épopée virgilienne.
Si l’on évoque aujourd’hui la reine de Carthage, c’est souvent en tant que moitié d’un couple, « Didon et Énée », car c’est généralement pour son lien avec le héros troyen, fils d’Anchise et Aphrodite, et fondateur de Lavinium à l’origine de Rome, qu’elle est mise en scène. Pourtant au travers des siècles et à travers les arts, celle-ci a également fasciné et a bénéficié d’un traitement particulier. Sa renommée et son destin tragique n’ont peut-être pas égalé ceux d’une Phèdre ou d’une Médée, mais l’«infelix Dido», héroïne à la fois épique et tragique, mérite son portrait.
Dans cet article, nous nous attarderons principalement sur la Didon virgilienne : la femme, le mythe, mais aussi la sorcière, celle qui, en proie au désespoir, choisit de faire appel aux services d’une prêtresse étrangère pour accomplir un double rituel de magie agressive.

 

Didon et Énée
fresque de Pompéi
Naples, Musée archéologique national inv. 112282

 

Didon, la femme, le mythe

Si la mythique fondatrice de Carthage (située dans la Libye antique, actuellement en Tunisie), nous est principalement connue par le rôle qu’elle tient dans l’épopée virgilienne, la reine Didon n’est pas apparue avec le poète latin sous le règne d’Auguste. Appelée Élissa par les Phéniciens, Theiosso par les Grecs et Deido (« l’errante ») par les Lybiens, elle était la fille du roi de Tyr (citée phénicienne, actuel Liban) et la sœur de Pygmalion. Celui-ci, succédant à son père, assassine son beau-frère Sychée par cupidité, poussant ainsi sa sœur à la fuite avec les richesses de son défunt époux et une partie des habitants.

Fondation de CarthageLe terrain qui lui est cédé par Hiarbas pour qu’elle puisse y fonder sa ville ne devait pas excéder la taille d’une peau de vache qui lui est remise. Rusée, Didon aurait découpé en très fines lamelles cette peau afin de dessiner la limite de sa ville qu’elle choisit de placer sur une avancée en bord de mer. Afin de récupérer cette terre, Hiarbas demande sa main à Didon qui refuse voulant rester fidèle à la mémoire de son défunt mari. Une partie de la tradition rapporte que ce serait pour échapper à la fois à ce mariage et à la menace de guerre en cas de refus que Didon se serait suicidée, après avoir fait mine d’accepter, alors que la tradition virgilienne lie ce suicide à son amour déçu pour Énée.

Mattaüs Merian Le vieux, Didon prend possession du terrain
pour fonder Carthage
, 1630
 

La reine Didon apparaît donc sous le nom d’Élissa bien avant l’Énéide de Virgile notamment dans l’œuvre de Timée de Tauroménion, sans mention d’Énée, mais il n’en reste aujourd’hui que des citations par d’autres auteurs antiques.

Deux visages différents de l’héroïne ont été dépeints à travers les époques avec pour point commun la représentation d’une femme forte et rusée, une veuve attachée au souvenir de son mari, et une infortunée destinée à s’ôter la vie.

La reine forte et fidèle

Elissa

Le premier, lié à la tradition la plus ancienne qui sera revitalisée par les auteurs chrétiens, fait de Didon une reine courageuse et une veuve fidèle préférant se donner la mort plutôt que d’épouser Hiarbas. C’est Didon univira, celle d’un seul homme, que l’on retrouve chez Tertullien, St Jérôme, Boccace, Pétrarque ou Boisrobert. Comme le souligne Marie-Pierre Noël, elle incarne également des caractéristiques viriles pour l’antiquité1 : comme un homme, seule, elle guide son peuple et fonde sa cité, elle prend le statut de reine, et se donne une mort courageuse par le fer. Les caractéristiques féminines réapparaissent dans les mariages (actés ou recherchés), ainsi que dans l’aspect maternel que l’on trouve chez Virgile.

« Du moins, si, avant de fuir, tu m’avais laissé un fruit de notre amour, si un petit Énée jouait dans ma cour, dont les traits me rappelassent les tiens, je ne me croirais pas tout à fait trahie et délaissée. » (v. 326-330)2

Élissa (Didon) reine de Carthage reçoit Éneé
par Nathaniel Dance-Holland, c.1766, Tate Gallery, Londres

 

Didon reine de carthageDidon et la cité de Carthage, médaille du 16e s.

 


 

 

1 Elle est d’ailleurs qualifiée de andreia, puis virago par Servius (grammairien commentateur de Virgile). Voir Marie-Pierre Noël, Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire, dans Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), pp. 1-11.
2 Toutes les traductions de passages de l’Énéide citées ici sont celles de Maurice Rat.

La femme dominée par l'amour

Peut-être la plus connue, la seconde figure de Didon est attribuable à Virgile et présente une femme dominée par l’amour, en proie à la fureur et au désespoir lorsque son amant, l’inflexible héros Énée la quitte, contraint par les dieux de s’en aller accomplir sa destinée : fonder une nouvelle Troyes, qui sera à l’origine de Rome3. Le portrait en est à la fois beaucoup plus poétique et tragique, mais aussi politique.

Si le personnage n’apparaît pas avec l’Énéide, c’est bien grâce au poète latin qu’elle atteint la notoriété qu’on lui connaît. Dans l’œuvre de Virgile, nombreux sont les motifs que les chercheurs attribueront au reflet d’une forme de propagande augustéenne – même si cette idée, largement acceptée, n’est pas suivie par tous. Au travers du conflit entre Didon et Énée, le poète rappelle le conflit entre Carthage et Rome, et la malédiction lancée par Didon contre Énée et sa descendance pourrait presque justifier les nombreuses défaites romaines au cours des Guerres Puniques sans pour autant provoquer la chute de Rome. Toutefois, à l’époque d’Auguste, l’audience de Virgile aurait également eu un autre conflit en tête, celui qui opposa deux romains, Octave (Auguste) et Marc-Antoine associé à une autre reine, étrangère, source de nombreux fantasmes, femme de pouvoir, femme de plusieurs hommes, imaginée comme prête à toutes les voluptés et tous les envoûtements pour corrompre un cœur romain en le détournant de son devoir envers sa patrie à son seul profit : Cléopâtre, reine d’Égypte. Énée et Didon cristallisent donc aussi cette opposition d’actualité entre la rigueur de l’Occident et les tentations de l’Orient.

Marcantonio FRANCESCHINISi le lecteur de l’Énéide était bien conscient du sort qui serait un jour réservé à la ville de Carthage et du rôle que jouait Énée dans l’histoire de Rome, il ne connaissait pas, ou en tous cas pas nécessairement, le développement et l’issue de la relation entre Énée et Didon.

À cela s’ajoutent les dieux (Jupiter et Mercure) et déesses (Junon et Vénus), qui influent sur la destinée de nos protagonistes : Énée est poursuivi par le courroux de Junon qui provoque une tempête de laquelle il réchappe à peine ; Vénus provoque l’amour de Didon pour son fils, Énée, pensant s’assurer ainsi qu’il ne lui soit fait aucun mal ; Jupiter, sollicité par Hiarbas, envoi Mercure rappeler son devoir à Énée pour qu’il reprenne la mer au plus vite4. Cette petite partie de l’épopée ne manquait donc pas de suspens au premier siècle avant J.C. Sur les douze chants qui composent l’Énéide, Didon n’apparaît que dans les chants I, IV et VI, et c’est le quatrième qui lui est principalement consacré puisqu’il traite, sur un ton théâtral et tragique, de leur amour.

Marcantonio Franceschini (1648-1729)
Mercure réveille Énée pour qu'il quitte Cathage
Galleria delle Marche, Urbino

 

Didon et la magie

Une autre originalité du portrait virgilien consiste dans le recours de celle-ci à la magie : Didon, la reine, la femme amoureuse, se fait sorcière. Toutefois, ce nouveau visage n’apparaît pas sans une mise en contexte, presque une mise en scène : les émotions s’embrasent et croissent en violence jusqu’à la fureur, et les actes posés en conséquence deviennent de plus en plus sombres – comme en atteste le champ sémantique de l’obscurité particulièrement développé dans cette partie du quatrième chant – allant jusqu’au suicide de l’héroïne.

Le point de départ en est sans aucun doute l’injonction de Mercure, envoyé par Jupiter, à Énée de quitter Carthage et sa reine. « Mais la reine (qui pourrait tromper quelqu’un qui aime ?) a pressenti la ruse et compris la première les mouvements qui se préparent, ayant peur de tout, même du calme » (v. 296-298). Celle-ci entre dans une colère noire. « Elle se laisse aller sans recours à la fureur, et court par toute la ville comme une Bacchante qui brûle » (v. 300-301) et n’hésite pas à interpeler Énée – « As-tu donc espéré, perfide, pouvoir dissimuler un tel forfait et quitter ma terre sans mot dire ? Quoi ! ni notre amour, ni cette main que jadis nous nous sommes donnée, ni Didon prête à mourir d’un cruel trépas ne peuvent te retenir ? » (v. 305-308) – mais il reste inflexible, « les yeux immobiles et comprimait avec effort le trouble de son cœur » (v. 331-332). De la colère, Didon passe aux menaces : « Je te suivrai, absente avec de sombres torches et lorsque la froide mort aura séparé mes membres de mon âme, mon ombre t’assiégera en tous lieux. Tu seras puni, misérable ! je l’apprendrai et le bruit reviendra jusqu’à moi au séjour souterrain des Mânes » (v. 384-387).

Didon et AnnaDidon charge ensuite sa sœur Anna, d’intercéder en sa faveur auprès d’Énée, mais puisque cela reste sans effet, elle se résout à recourir à la magie : « Félicite-moi, ma sœur, j’ai trouvé le moyen de me le rendre ou de m’affranchir de mon amour (...) On m’a indiqué une prêtresse de là-bas, femme de race massyle, qui gardait le temple des Hespérides, donnait ses repas au dragon et surveillait les rameaux sacrés dans leur arbre, en répandant le miel liquide et le pavot somnifère. Elle prétend pouvoir par ses charmes apaiser les cœurs qu’il lui plaît et verser dans d’autres cœurs les durs soucis, arrêter l’eau des fleuves et rebrousser le cours des constellations » (v. 478-489).

Didon et Anna, Metropolitan Museum 25.39.4
Grüninger, Lib.IV, 393-435 : BNF
 

Toutefois, ce choix est bien présenté comme désespéré et presque forcé, comme si Didon savait ou pensait agir de façon répréhensible. « J’en atteste, sœur chérie, et les dieux, et toi-même, et ta tête qui m’est douce, c’est malgré moi que j’ai recours aux pratiques magiques » (v. 492-493).

Après avoir chargé Anna de préparer un bûcher dans la cour centrale du palais, sur lequel se trouveront les armes d’Énée et le lit conjugal, en vue d’une prétendue destruction des souvenirs la liant à l’amant devenu ennemi, c’est à Didon de faire les derniers préparatifs, puis à la prêtresse d’entamer le rituel qui devrait à ce stade faire changer Énée d’avis.

 

Didon« Des autels sont dressés à l’entour ; et, les cheveux épars, la prêtresse appelle d’une voix tonnante les trois cents dieux, et l’Érèbe, et le Chaos, et la triple Hécate, la vierge aux trois visages, Diane. Elle avait répandu aussi des ondes qui simulent la source de l’Averne. On cherche des herbes duvetées, ayant pour lait un poison noir, que des faux d’airain ont moissonnées au clair de lune ; on cherche aussi la caroncule arrachée du front d’un cheval naissant et ravie à l’avidité de sa mère... Didon elle-même, ayant la pieuse farine dans ses mains pieuses, s’approche des autels un pied dépouillé de ses bandelettes, la robe dénouée ; elle atteste, avant de mourir, les dieux et les constellations qui sont au courant de son destin ; et, s’il est quelque divinité qui ait cure de ceux qui aiment sans qu’on les paye en retour, elle implore sa justice et sa vengeance. » (v. 509-521)

 
Vergilius Vaticanus. Début du 5e s. Vatican, Bibliothèque Apostolique. Vat. Lat. 3225

 


 

 

3Il ne sera pas question de discuter ici l’originalité de cette partie du poème virgilien qui aurait pu être inspirée du Bellum Poenicum de Naevius, mais de présenter un portrait de Didon.
4 Sur le climat de tromperies et de manipulations perceptibles dans les premiers chants de l’Énéide, lire K. Paul Bednarowski.

Didon et la prêtresse sont bien décrites comme d’autres sorcières marginales5, cheveux lâchés, pieds nus, robe dénouée, et le rituel est ici celui d’un charme d’amour. On y trouve l’invocation des divinités qui aideront à la réussite, avec la récurrence du chiffre trois, particulièrement courant en magie antique, un rituel de cueillette des herbes, ainsi qu’une substance présente sur le front d’un poulain. Présentée notamment chez Pline l’Ancien (Ier s. apr. J.C., Histoire Naturelle, VIII, 66) comme une excroissance de chair de couleur noire, de la taille d’une fraise sur le front du poulain que la mère devait consommer pour s’attacher à son petit, cette substance est en fait l’hippomane qui était utilisé dans les charmes d’amour et aphrodisiaques.

C’est ensuite l’attente du résultat : une nuit durant laquelle Didon ne trouve pas le sommeil. L’obscurité et le silence pensants contrastent avec l’agitation de Didon dont la mise en scène du trouble devient théâtrale.

Cézanne Enée rencontrant Didon à Carthage1875

Paul Cézanne, Énée rencontrant
Didon à Carthage
, 1875
 

On l’a déjà signalé plus haut, comme le faisait remarquer Pierre Grimal6, le personnage de Didon est éminemment tragique et le « roman de Didon et Énée » influencé par cette esthétique. Il n’est donc pas totalement surprenant de retrouver de nombreux parallèles entre Didon et une autre héroïne tragique, connue pour son amour déçu, la violence de ses sentiments et de ses actes dont fait partie l’utilisation de la magie : Médée7. Dès sa rencontre avec Énée, « À sa vue tout d’abord, Didon la Sidonienne demeura interdite » (I, 613), comme le fut avant elle Médée à la vue de Jason. L’une comme l’autre ont eu des confidentes – leurs conversations sont particulièrement utiles pour transmettre des informations au lecteur – Anna pour Didon et Chalciopé pour Médée.

C’est ainsi que Didon avoue être troublée par sa rencontre avec le héros troyen :

« Anne, ma sœur, quelles visions m’épouvantent et me tiennent en suspens ! Quel est cet hôte étrange entré dans nos demeures ! Quelle noblesse empreint son visage ! quelle âme vaillante et quels exploits ! Oui, je le crois, et ce n’est pas une vaine illusion, il est de la race des dieux (...) Anne, je te l’avouerai, depuis le trépas du malheureux Sychée, mon époux, depuis le jour où le crime d’un frère a éclaboussé nos pénates, lui seul a fléchi mes sens et fait chanceler ma volonté : je reconnais les traces de la flamme ancienne. » (IV, v. 8-29)

 

 

La malédiction

C’est à nouveau une intervention de Mercure, hâtant Énée de prendre la mer, même en pleine nuit, qui va précipiter les événements et pousser Didon à accomplir le second rituel, beaucoup plus agressif cette fois. Même s’il appartient à la littérature, le passage présentant la malédiction d’Énée et de ses descendants par Didon est intéressant en ce qu’il trouve des échos dans les sources directes telles que les tablettes de défixions trouvées en divers endroits du monde romain.

tablette de defixionComme cela peut être prescrit dans les papyrus magiques grecs, la malédiction se passe en deux étapes : la première consiste dans l’imprécation, la formule, le logos en grec, et la seconde dans le rituel final, la praxis, dont le point culminant est ici le suicide de Didon8.

Logos. Après avoir invoqué le Soleil, Junon, et Hécate, les divinités farouches de la vengeance et les dieux d’Élise mourante (peut-être des dieux phéniciens), elle lance cette malédiction :

« Soleil, qui éclaire de ta flamme toutes les œuvres du monde ; toi, Junon, interprète et témoin de mes chagrins ; Hécate, qu’on invoque par les villes en hurlant la nuit aux carrefours ; divinités farouches de la vengeance, et vous, dieux d’Élise mourante, entendez nos paroles, tournez votre juste puissance vers nos malheurs, et exaucez nos prières. S’il faut que le maudit touche le port et aborde au rivage ; si telle est la volonté de Jupiter et tel le terme fixé par les destins, que du moins attaqué et harcelé par les armes d’un peuple audacieux, chassé de ses États, arraché aux embrasements d’Iule, il crie au secours et voie l’indigne trépas des siens ; qu’après avoir subi les lois d’une paix honteuse il ne jouisse ni du trône ni de la douce lumière ; mais qu'il meure avant le temps et gise sans sépulture au milieu de l’arène. » (v. 607-620)

Tablette de défixion d'Eyguières
©Pankratos
 

Si la formulation poétique s’éloigne de ce que l’on peut trouver dans les sources directes, on retrouve néanmoins l’identification de la victime – ici Énée appelé « le maudit » –, suivie de l’objectif à atteindre, ainsi que de quelques mots de conclusion visant à marquer la fin du logos et à le rendre effectif – « déjà, déjà, vite, vite » trouve-t-on dans de nombreux papyrus magiques9, ici c’est « voilà ma prière, voilà le cri suprême qu’avec mon sang j’exhale » (v. 621).

Les mots qui suivent n’appartiennent pas vraiment à la malédiction, mais se veulent presque prophétiques, annonciateurs des conflits entre Carthage et Rome :

« Que de nos ossements il sorte un vengeur, qui poursuive par la torche et le fer les colons dardaniens, maintenant, plus tard, toujours, tant qu’il y aura des forces pour la lutte. Rivages contre rivages, flots contre flots, armes contre armes, puissent les deux peuples combattre, eux et leurs descendants ! » (v. 625-629)

 


 

 

5 voir La magie, la politique et la loi dans le dossier La magie antique : aux sources des pratiques des discours et des fantasmes publié en 2015 dans le magazine Culture.

6 Pierre Grimal, Didon tragique, dans René Martin (éd.), pp. 5-10.

7 Lire Magie et récits mythiques, le désespoir amoureux.

8 Pour plus d’informations sur les pratiques magiques antiques, les sources dont nous disposons et les découvertes, lire La magie antique : aux sources des pratiques, des discours et des fantasmes et Magie et médecine dans les papyrus grecs d’Égypte, ainsi que Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994 (Les Belles Lettres, Histoire), par exemple.

9 Voir Magie et médecine dans les papyrus grecs d’Égypte.

 

Vergilius vaticanusPraxis. On assiste enfin à la préparation du sacrifice, de l’ultime sacrifice, celui de Didon elle-même : « et, tandis qu’elle parlait encore, ses compagnes la voient s’affaisser sous le fer ; elles voient l’épée écumante de sang et ses mains défaillantes. » (v. 663-665)

Sans entrer spécifiquement dans le rapport entre magie et suicide, il est bien attesté par les sources directes que la magie agressive entretenait un rapport particulier avec la mort – ou les défunts – surtout si celle-ci était survenue de façon prématurée. Ainsi, les tablettes de défixion – dont les objectifs pouvaient être variés, allant des charmes érotiques au sabotage d’un adversaire dans une course de char ou un procès – devaient être déposées ou enterrées, notamment dans une tombe (contrairement aux charmes de protection, les amulettes, qui étaient portés). Parmi ces tombes, se trouvaient celles des aôroi ou biaiothanatoi : deux mots grecs qui désignent ceux qui sont morts trop tôt, avant leur heure, dont les suicidés pouvaient faire partie pour des raisons évidentes.

La mort de Didon. Vergilius Vaticanus. Début du 5e s. Vatican, Bibliothèque Apostolique. Vat. Lat. 3225. F° 41
 

Toutefois, un suicide de ce type, par le fer, est ressenti comme viril et donc particulièrement fort, et rappelle directement le suicide d’une autre héroïne tragique qui s’est livrée à la magie de façon exceptionnelle, en proie au désespoir amoureux : Déjanire10.

 

De Virgile à Purcell

Didon est donc une femme forte, « virile », rusée, mais aussi étrangère, et qui menace l’équilibre de sa cité. Le caractère féminin, étranger, marginal ou menaçant l’ordre établi, correspond tout à fait au discours sur la magie qui s’est développé au cours des siècles et est bien attesté à l’époque augustéenne. Au même titre que Circé ou Médée, Didon est sortie de son rôle de femme (en dirigeant seule), d’épouse (en trahissant la mémoire de son mari) et de mère (en n’ayant pas d’enfant), elle devient une menace pour l’équilibre social, et c’est bien là ce qu’illustre son recours à la magie agressive.

S’il conserve la part de sorcellerie, l’opéra de Purcell donne une toute autre place à celle-ci, qui n’est plus le recours de la reine désespérée, mais le fait de sorcières, presque shakespeariennes, cherchant sa perte et trompant Énée. L’image qu’il donne de Didon, si elle reste tragique, en est néanmoins beaucoup moins sombre et menaçante, et rend à l’héroïne son charisme, car sans être totalement vertueuse elle n’est plus aussi simplement furieuse.

 

Magali de Haro Sanchez
Avril 2017

 

crayongris2Magali de Haro Sanchez est chercheuse en papyrologie au CEDOPAL de l'ULg et à MdHSolutions à Nancy. Elle s'intéresse à l'histoire de la médecine antique et particulièrement aux papyrus iatromagiques grecs. Elle a publié Écrire la magie dans l'antiquité aux Presses universitaires de Liège.

 

 

Pour approfondir le sujet, on consultera :

Études
K. Paul Bednarowski, Dido and the Motif of Deception in Aeneid 2 and 3, dans TAPA 145.1 (2015), pp. 135-172.
Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), Les figures de Didon : de l’épopée antique au théâtre de la Renaissance,IRCL-UMR5186 du CNRS, 2014 (www.ircl.cnrs.fr).
Céline Bohnert, Les visages d’une reine. Texte pour le programme de spectacle édité par l'Opéra comique de Paris, pour la mise en scène de Dido and Aeneas de Purcell et Nahum Tate par Deborah Warner, dir. musicale William Christie, Paris, 2012, pp. 45-51.
Magali de Haro Sanchez, Magie et médecine dans les papyrus magiques grecs d’Égypte, paru dans le magazine Culture, 2010
Magali de Haro Sanchez, La magie antique : aux sources des pratiques, des discours et des fantasmes, paru dans le magazine Culture, 2015
Fritz Graf, s.v. Dido, dans Der Neue Pauly 4 (2004), col. 389.
Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994 (Les Belles Lettres, Histoire).
Pierre Grimal, Didon tragique, dans René Martin (éd.), 1990, pp. 5-10.
René Martin (éd.), Énée & Didon. Naissance, fonctionnement et survie d’un mythe, Paris, 1990.
Marie-Pierre Noël, Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire, dans Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), 2014, pp. 1-11.
Maurice Rat, Virgile, L’Énéide, traduction, introduction et notes, Paris, 1965 (Garnier Flammarion, Texte intégral).

Sources antiques
Timée de Tauroménion, Histoire de la Sicile et du bassin méditerranéen en 38 volumes aujourd’hui perdus, cité dans un traité anonyme, De mulieribus claris in bello,voir FGrH 566 F 82 et la traduction française de Marie-Pierre Noël, dans Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire, paru dans Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), 2014,p. 8.
Virgile, Énéide, I, IV, VI ; surtout le chant IV.
Ovide, Héroïdes, VII ; Métamorphoses, XIV, 75-81 ; Fastes, III, 603-656.
Silius Italicus, Punica, VII.
Justin, Epit., abrégé des Historiae philippicae et totius mundi origines et terrae situs de Trogue Pompée, 18.
 

 

10 Voir Kimberly Stratton, Naming the Witch. Magic, Ideology, and Stereotype in the Ancient World, New York, 2007.


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