Didon, le mythe, la femme et la magie

La femme dominée par l'amour

Peut-être la plus connue, la seconde figure de Didon est attribuable à Virgile et présente une femme dominée par l’amour, en proie à la fureur et au désespoir lorsque son amant, l’inflexible héros Énée la quitte, contraint par les dieux de s’en aller accomplir sa destinée : fonder une nouvelle Troyes, qui sera à l’origine de Rome3. Le portrait en est à la fois beaucoup plus poétique et tragique, mais aussi politique.

Si le personnage n’apparaît pas avec l’Énéide, c’est bien grâce au poète latin qu’elle atteint la notoriété qu’on lui connaît. Dans l’œuvre de Virgile, nombreux sont les motifs que les chercheurs attribueront au reflet d’une forme de propagande augustéenne – même si cette idée, largement acceptée, n’est pas suivie par tous. Au travers du conflit entre Didon et Énée, le poète rappelle le conflit entre Carthage et Rome, et la malédiction lancée par Didon contre Énée et sa descendance pourrait presque justifier les nombreuses défaites romaines au cours des Guerres Puniques sans pour autant provoquer la chute de Rome. Toutefois, à l’époque d’Auguste, l’audience de Virgile aurait également eu un autre conflit en tête, celui qui opposa deux romains, Octave (Auguste) et Marc-Antoine associé à une autre reine, étrangère, source de nombreux fantasmes, femme de pouvoir, femme de plusieurs hommes, imaginée comme prête à toutes les voluptés et tous les envoûtements pour corrompre un cœur romain en le détournant de son devoir envers sa patrie à son seul profit : Cléopâtre, reine d’Égypte. Énée et Didon cristallisent donc aussi cette opposition d’actualité entre la rigueur de l’Occident et les tentations de l’Orient.

Marcantonio FRANCESCHINISi le lecteur de l’Énéide était bien conscient du sort qui serait un jour réservé à la ville de Carthage et du rôle que jouait Énée dans l’histoire de Rome, il ne connaissait pas, ou en tous cas pas nécessairement, le développement et l’issue de la relation entre Énée et Didon.

À cela s’ajoutent les dieux (Jupiter et Mercure) et déesses (Junon et Vénus), qui influent sur la destinée de nos protagonistes : Énée est poursuivi par le courroux de Junon qui provoque une tempête de laquelle il réchappe à peine ; Vénus provoque l’amour de Didon pour son fils, Énée, pensant s’assurer ainsi qu’il ne lui soit fait aucun mal ; Jupiter, sollicité par Hiarbas, envoi Mercure rappeler son devoir à Énée pour qu’il reprenne la mer au plus vite4. Cette petite partie de l’épopée ne manquait donc pas de suspens au premier siècle avant J.C. Sur les douze chants qui composent l’Énéide, Didon n’apparaît que dans les chants I, IV et VI, et c’est le quatrième qui lui est principalement consacré puisqu’il traite, sur un ton théâtral et tragique, de leur amour.

Marcantonio Franceschini (1648-1729)
Mercure réveille Énée pour qu'il quitte Cathage
Galleria delle Marche, Urbino

 

Didon et la magie

Une autre originalité du portrait virgilien consiste dans le recours de celle-ci à la magie : Didon, la reine, la femme amoureuse, se fait sorcière. Toutefois, ce nouveau visage n’apparaît pas sans une mise en contexte, presque une mise en scène : les émotions s’embrasent et croissent en violence jusqu’à la fureur, et les actes posés en conséquence deviennent de plus en plus sombres – comme en atteste le champ sémantique de l’obscurité particulièrement développé dans cette partie du quatrième chant – allant jusqu’au suicide de l’héroïne.

Le point de départ en est sans aucun doute l’injonction de Mercure, envoyé par Jupiter, à Énée de quitter Carthage et sa reine. « Mais la reine (qui pourrait tromper quelqu’un qui aime ?) a pressenti la ruse et compris la première les mouvements qui se préparent, ayant peur de tout, même du calme » (v. 296-298). Celle-ci entre dans une colère noire. « Elle se laisse aller sans recours à la fureur, et court par toute la ville comme une Bacchante qui brûle » (v. 300-301) et n’hésite pas à interpeler Énée – « As-tu donc espéré, perfide, pouvoir dissimuler un tel forfait et quitter ma terre sans mot dire ? Quoi ! ni notre amour, ni cette main que jadis nous nous sommes donnée, ni Didon prête à mourir d’un cruel trépas ne peuvent te retenir ? » (v. 305-308) – mais il reste inflexible, « les yeux immobiles et comprimait avec effort le trouble de son cœur » (v. 331-332). De la colère, Didon passe aux menaces : « Je te suivrai, absente avec de sombres torches et lorsque la froide mort aura séparé mes membres de mon âme, mon ombre t’assiégera en tous lieux. Tu seras puni, misérable ! je l’apprendrai et le bruit reviendra jusqu’à moi au séjour souterrain des Mânes » (v. 384-387).

Didon et AnnaDidon charge ensuite sa sœur Anna, d’intercéder en sa faveur auprès d’Énée, mais puisque cela reste sans effet, elle se résout à recourir à la magie : « Félicite-moi, ma sœur, j’ai trouvé le moyen de me le rendre ou de m’affranchir de mon amour (...) On m’a indiqué une prêtresse de là-bas, femme de race massyle, qui gardait le temple des Hespérides, donnait ses repas au dragon et surveillait les rameaux sacrés dans leur arbre, en répandant le miel liquide et le pavot somnifère. Elle prétend pouvoir par ses charmes apaiser les cœurs qu’il lui plaît et verser dans d’autres cœurs les durs soucis, arrêter l’eau des fleuves et rebrousser le cours des constellations » (v. 478-489).

Didon et Anna, Metropolitan Museum 25.39.4
Grüninger, Lib.IV, 393-435 : BNF
 

Toutefois, ce choix est bien présenté comme désespéré et presque forcé, comme si Didon savait ou pensait agir de façon répréhensible. « J’en atteste, sœur chérie, et les dieux, et toi-même, et ta tête qui m’est douce, c’est malgré moi que j’ai recours aux pratiques magiques » (v. 492-493).

Après avoir chargé Anna de préparer un bûcher dans la cour centrale du palais, sur lequel se trouveront les armes d’Énée et le lit conjugal, en vue d’une prétendue destruction des souvenirs la liant à l’amant devenu ennemi, c’est à Didon de faire les derniers préparatifs, puis à la prêtresse d’entamer le rituel qui devrait à ce stade faire changer Énée d’avis.

 

Didon« Des autels sont dressés à l’entour ; et, les cheveux épars, la prêtresse appelle d’une voix tonnante les trois cents dieux, et l’Érèbe, et le Chaos, et la triple Hécate, la vierge aux trois visages, Diane. Elle avait répandu aussi des ondes qui simulent la source de l’Averne. On cherche des herbes duvetées, ayant pour lait un poison noir, que des faux d’airain ont moissonnées au clair de lune ; on cherche aussi la caroncule arrachée du front d’un cheval naissant et ravie à l’avidité de sa mère... Didon elle-même, ayant la pieuse farine dans ses mains pieuses, s’approche des autels un pied dépouillé de ses bandelettes, la robe dénouée ; elle atteste, avant de mourir, les dieux et les constellations qui sont au courant de son destin ; et, s’il est quelque divinité qui ait cure de ceux qui aiment sans qu’on les paye en retour, elle implore sa justice et sa vengeance. » (v. 509-521)

 
Vergilius Vaticanus. Début du 5e s. Vatican, Bibliothèque Apostolique. Vat. Lat. 3225

 


 

 

3Il ne sera pas question de discuter ici l’originalité de cette partie du poème virgilien qui aurait pu être inspirée du Bellum Poenicum de Naevius, mais de présenter un portrait de Didon.
4 Sur le climat de tromperies et de manipulations perceptibles dans les premiers chants de l’Énéide, lire K. Paul Bednarowski.

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