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L'image peut-elle nier ? Rencontre avec le sémioticien Sémir Badir

L'image peut-elle nier ? Rencontre avec le sémioticien Sémir Badir

BadirSémir Badir, linguiste spécialisé en sémiotique et maître de recherche du FNRS à l’ULg, et Maria Giulia Dondero, spécialiste de sémiotique et rhétorique visuelle et chercheure qualifiée du FNRS, ont organisé plusieurs colloques autour de l’image : sa narrativité, son énonciation, sa réflexivité…  «L’image peut-elle nier ? » prolonge celui qui fut organisé par l’ULg en 2011. Cet ouvrage rassemble les contributions de chercheurs appartenant à des disciplines diverses : la sémiotique, la linguistique, la philosophie, les arts visuels et audiovisuels, etc. Sémir Badir apporte son éclairage sur la question de l’image et la négation.

 

Quelle est l’origine de cet ouvrage ?

Il faut peut-être commencer par rappeler que la sémiotique, issue de l’effervescence du structuralisme des années 1960, a cherché à appliquer aux textes littéraires un modèle linguistique d’analyse, à un moment où le chemin des littéraires croisait encore bien rarement celui des linguistes. Dans la foulée ils ont étudié des œuvres plus complexes, faites à la fois d’écriture et d’image, comme c’est presque toujours le cas dans la publicité, la bande dessinée ou au cinéma. C’est une chose curieuse mais qui a fonctionné d’emblée et qui d’ailleurs s’est beaucoup perfectionnée depuis : les images, de toutes sortes, peuvent être décrites avec un modèle conçu pour l’analyse des énoncés linguistiques. L’hypothèse des sémioticiens est que ces images s’interprètent comme un langage, avec des règles spécifiques qui correspondent à ce qu’on pourrait appeler une « grammaire visuelle ».

 

Mais cette grammaire varie selon qu’il s’agit du cinéma, de la bande dessinée ou de la publicité ?

Tout à fait. Vu la gageure du projet théorique, les sémioticiens ont commencé par l’hypothèse la plus coûteuse les obligeant à aller voir le type de grammaire spécifique à chacune des formes de l’expression visuelle, elle-même subdivisée en sous-genres (cinéma documentaire, d’animation, hollywoodien, etc.). Ce n’est que plus tard — et c’est d’ailleurs une spécificité liégeoise reconnue, grâce aux travaux pionniers du Groupe µ de Jean-Marie Klinkenberg et Francis Édeline — qu’a pu être postulée une sémiotique générale de l’image. Cela a donné le Traité du signe visuel, désormais un classique puisque cet ouvrage a paru il y a vingt-cinq ans.

groupe µ

Le groupe µ. De g à d et de haut en bas : Jean-Marie Klinkenberg, Francis Pire, Hadelin Trinon,
Philippe Minguet, Jacques Dubois et Francis Édeline. Photo Claudine Dombret

 

 

Que suggère la question « L’image peut-elle nier ? » ?

C’est une question, somme toute, très précise. Elle consiste à se demander, puisque l’hypothèse est faite en sémiotique d’un langage de l’image, si l’image possède dans sa grammaire le moyen de nier, comme il se trouve dans toutes les langues du monde. Les contributeurs de cet ouvrage ont pourtant montré qu’il peut y avoir beaucoup de réponses possibles à cette question, non seulement en raison de la variété des types d’images mais aussi en fonction des représentations cognitives, plus ou moins strictes ou au contraire assez souples, que l’on se donne de la négation.

L’un des intérêts de l’ouvrage, et du projet sémiotique en général, est d’ailleurs de permettre de faire retour sur un concept linguistique à partir de l’étude de son application aux images. On peut se rendre compte en effet que la négation n’est pas une chose aussi simple que cette question pouvait le laisser entendre. Même dans une langue, il y a maintes manières de nier. C’en est au point qu’on peut se demander si la négation n’est pas quelque chose qui fait partie de notre représentation cognitive du monde. La nuit, par exemple, à partir du moment où elle impose un changement complet de nos habitudes et de nos expériences, n’est-elle pas la négation du jour ?

 

Plusieurs textes font directement référence à la peinture : Cranach l’Ancien et Holbein, le Titien et le Tintoret, Andy Warhol et Magritte, la peinture religieuse, etc. Pourquoi cette récurrence ?

C’est vrai, je n’y avais pas songé. Ce n’est pas nécessairement voulu. Il faut reconnaître que  la peinture est le domaine sur lequel la culture savante a le plus porté son attention, et cela depuis très longtemps. En outre, la peinture est une forme prototypique d’image, on ne peut pas douter qu’elle en soit une, contrairement par exemple au schéma ou au graphique. Et elle est construite, faite de la main de l’homme, donc entièrement intentionnelle, comme l’est un texte littéraire. Il est ainsi peut-être plus facile d’interroger la question de la négation dans la peinture que, par exemple, dans la photographie où, quelle que soit la maîtrise du photographe, il reste toujours quelque chose qui échappe à la construction d’un discours. Quand même, il me semble que l’un des intérêts de ce livre est de proposer une sélection assez variée d’images, aussi bien dans le temps que dans ses types de manifestation.

 

Notamment dans le cinéma burlesque à travers des films de Jacques Tati ou de Buster Keaton…

En effet, en s’intéressant au fonctionnement du gag. Le gag a toujours quelque chose de raté, et c’est précisément le ratage d’une action qui fait rire. Ce ratage est une manifestation de la négation.

 

Vous-même, vous vous êtes intéressé à Magritte sur une période très courte, les années 1926-28. En quoi les huit tableaux que vous étudiez (L’Homme du large, Le Mariage de Minuit, Découverte, La Voleuse, Portrait de Paul Nougé, Paysage, Le Démon de la perversité, Personnage méditant sur la folie), appartenant à cette première période dite parfois « noire », vous intéressent-ils ?

Le lien entre la question posée et le corpus choisi n’était pas prémédité. Ce qui m’intéresse chez Magritte, c’est qu’il a pu dire qu’il n’était pas peintre. Il se définit comme un « penseur en images ». Dans mon acception de la négation, que je dois à Sartre, celle-ci est un jugement, un acte de jugement. Alors, à quelqu’un qui se prétend penseur en images, on doit pouvoir demander si la négation fait partie de ses moyens.

Trahison des imagesOr à l’époque Magritte était dans le refus de toute une série de manières de peindre. Dans le cubisme, ou chez Chirico, il cherchait une façon de rompre avec une certaine tradition. Pourtant, ce refus, ce n’est pas dans la manière de peindre qu’il l’exprime. La facture de ses œuvres est, de fait, classique, lisse. J’ai cherché à montrer que c’est dans le sujet même de sa peinture que se trouvent les refus : en déjouant les attentes de la figuration, par exemple quand il peint un homme avec, en guise de tête, une pièce de bois ; en trouant des objets qui devraient être pleins ; ou en les détournant de leurs fonctions, comme lorsqu’il peint une porte que n’encadre aucun mur, etc.  La peinture, chez lui, revendique le droit de penser de manière spécifique. L’artiste n’a d’ailleurs pas cessé de déclarer qu’il est impossible de dire avec des mots ce qui est exprimé par ses tableaux, il n’y a pas d’équivalence.

Magritte, Ceci n'est pas une pipe, aussi intitulé La trahison des images, 1928. LACMA. Image Wikipedia - Shimon D. Yanowitz  

 

Plusieurs auteurs citent son célèbre tableau titré « Ceci n’est pas une pipe ». Tout en partant d’angles d’analyse différents.

C’est un exemple connu de tous sur lequel on peut réfléchir. Le principe de la négation, en cela pas différent de l’affirmation d’ailleurs, est de prendre en compte l’objet nié, ce qui est représenté, mais aussi l’action même de nier, indépendamment de ce qu’elle nie. C’est ce qu’on appelle l’énonciation. Dans le langage verbal, les éléments de l’énonciation forment une partie du lexique, celle qu’on appelle la «déixis» : les pronoms personnels, des adverbes de temps et de lieu comme ici et maintenant, tous ces mots qui prennent sens uniquement dans le contexte de leur énonciation. Dans l’énoncé verbal peint dans le tableau de Magritte, il y a un déictique : « ceci ». Mais que désigne-t-il ? Une pipe ou seulement sa représentation peinte ? Si c’est la représentation, l’énoncé verbal dit vrai et le tableau n’offre plus de paradoxe. Cela permet de comprendre que, dans l’image, il y a toujours de l’énonciation. Et donc possibilité de négation.

 

PereBorrelldelCasoDans l’ouvrage, il est aussi question du trompe-l’œil et de la reproduction sérielle, comme dans le cas des Marylin de Warhol.

Le mot même le dit : ça trompe l’œil. Ça nie ce que l’on a l’impression de voir. La peinture de la Renaissance regorge de trompe-l’œil. Prenez une scène d’Annonciation représentée sur une fresque dans une chapelle : vous y trouverez souvent les colonnes réelles de la chapelle redoublées par des colonnes peintes. De cette manière, on a l’impression d’une continuité entre l’espace réel de la chapelle et celui du tableau ; le fossé qui sépare en principe notre monde de celui de la représentation est ainsi nié de manière explicite. Le trompe-l’œil affirme explicitement qu’il y a quelque chose de faux.

Quant à la série, comme elle fait varier la représentation, on peut considérer qu’elle nie la fonction même de la représentation. Pourquoi Marylin devrait-elle être plutôt rouge que bleue ou verte ? Si vous variez la couleur, vous déniez à la représentation le pouvoir de dire quelque chose de vrai sur le sujet représenté.

 

Pere Borrell del Caso, Escaping Criticism, 1874, Collection Banco de España, Madrid

 

Michel Paquot
Août 2017

 

 

crayongris2Michel Paquot est journaliste et chroniqueur littéraire indépendant


 

 

BADIR Sémir et DONDERO Marie-Giulia (dir), ANGENOT Valérie, BORDRON Jean-François, COLAS-BLAISE Marion, DARRAULT-HARRIS Ivan, GIGANTE Elisabetta, LE GUERN Odile, TORE Gian Maria, VOUILLOUX Bernard, WINAND Jean. KLINKENBERG Jean-Marie (postface), L’image peut-elle nier ?, Presses Universitaires de Liège, coll. Clinamen, 220 pages.


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