Du 17 mars au 11 juin, le Musée de la Boverie accueille l’exposition «Révolution bande dessinée : Métal Hurlant et (À SUIVRE)», qui s’attarde sur les parcours parallèles de ces deux revues devenues cultes à travers un choix de plus de 300 planches originales. L’occasion de parler cases, planches, crayons et subversion avec Erwin Dejasse et Frédéric Paques, docteurs en Histoire de l’Art en charge du cours de BD de l’Université de Liège.
C’est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître : durant près de deux décennies, deux revues vont marquer de leur empreinte tout un pan du 9e art en alliant audaces visuelles et narratives, liberté de ton et découvertes de multiples talents. Ces revues s’appellent Métal Hurlant (1975-1987 puis 2002-2004) et (A SUIVRE) (1978-1997). « Chez Métal Hurlant, on va retrouver de jeunes talents comme des gars plus confirmés » explique Erwin Dejasse. « Citons par exemple Gotlib, Tardi, Bilal mais aussi Dominique Hé, Michel Crespin ou encore François Schuiten ». À l’inverse, (À SUIVRE) va principalement se reposer sur des talents déjà reconnus, qu’ils vont pousser à s’améliorer encore et encore. Frédéric Paques : « C’est l’époque des Tardi (encore lui), Rochette & Lob, Peeters & Schuiten mais aussi et surtout Pratt et quelques autres comme Servais ou Munoz & Sampayo ». En l’espace de vingt ans, ces revues vont ouvrir les horizons de plusieurs générations de dessinateurs et d’auteurs, et devenir des références aujourd’hui presque canoniques.
Mais reprenons depuis le début. Tout commence au lendemain de la guerre, en Belgique et en France. « C’est l’époque où la revue de bande dessinée a fonctionné comme revue pour enfants pouvant être lue par les adultes aussi. Tintin et Spirou sont les exemples les plus connus : des récits simples et drôles, bon enfant, qui ne dépassent pas les limites de la bienséance » raconte Erwin Dejasse. « La fin des années 60 va changer tout cela : c’est l’émergence de la contre-culture, la remise en cause des modèles en place (familiaux, institutionnels, culturels, etc.). Comme ça été le cas dans le cinéma quelques années auparavant, de jeunes loups vont apparaître et proposer quelque chose de neuf, de plus provocant d’une certaine manière : c’est l’apparition de Pilote et Charlie Mensuel, puis quelques années plus tard de l’Écho des Savannes et de Fluide Glacial. On passe aussi d’un format traditionnellement hebdomadaire à mensuel. C’est dans ce contexte que va apparaître Metal Hurlant dans un premier temps, suivi quelques années plus tard de (À SUIVRE). »
Métal Hurlant
Plus ancienne des deux revues de l’exposition, Métal Hurlant voit le jour en 1975, sous l’impulsion de Jean-Pierre Dionnet, originellement scénariste ayant fait un crochet par Pilote. « Dionnet est un drôle de personnage, d’une culture immense, qui va de la littérature française la plus pointue aux comics américains en passant par le cinéma hong-kongais. À l’origine, il voulait créer un magazine autour de la science-fiction, genre très peu représenté à l’époque dans les médias traditionnels » commente Erwin Dejasse. «Dionnet va s'associer Bernard Farkas, Philippe Druillet et Jean Giraud, alias Moebius, et le magazine va alors prendre forme.»
Le mot d’ordre aux débuts de la revue ? Liberté. L’époque est aux expérimentations, artistiques comme hallucinogènes, et Dionnet laisse carte blanche aux auteurs dont Moebius, qui va en profiter pour créer Le Garage Hermétique de Jerry Cornelius.
« Une œuvre totalement improvisée» commente Erwin Dejasse. «Moebius consommait pas mal de substances illicites à l’époque, et il s’est amusé avec ce récit aussi fascinant que déconcertant.» Dionnet a alors le nez fin : il laisse le champ libre à Moebius, et ce qui ne devait être qu’une expérience sans lendemain va devenir culte. «C’est un feuilleton délirant mais aussi l’une des œuvres les plus emblématiques de Métal Hurlant, l’une de celles qui va véritablement forger l’identité de la revue» précise le chercheur.
Au fil des années, la revue va prendre une ampleur considérable, connaissant des déclinaisons à l’étranger (Heavy Metal aux États-Unis par exemple) et bousculer les idées préconçues relatives à la bande dessinée, tant d’un point de vue scénaristique que visuel. Erwin Dejasse : «Il ne faut pas oublier qu’on est assez proche temporellement de la loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse qui se braquait sur des détails hallucinants : des revolvers effacés des dessins chez Spirou, des plaintes contre Boule & Bill car Boule était considéré comme maltraité parce qu’il souffle des bulles de savon dans un gag, une scène de torture à l’eau supprimée dans Johan & Pirlouit… » Face à cela, Métal Hurlant va se positionner comme un laboratoire, mais qui dit expériences dit parfois échecs cuisants. « Soyons honnêtes : il y a eu de très bonnes choses dans Métal Hurlant, mais aussi des choses totalement ratées. C’est une revue inégale sur le long terme, et certains choix éditoriaux n’ont pas aidé – je fais référence à la culture « blouson noir » qu’à amenée un Philippe Manœuvre, une imagerie plus « camionneur » et des fantasmes plus ou moins machistes franchement douteux. » explique Dejasse. « Un machisme qui va déplaire aux dessinatrices en interne d’ailleurs, qui n’hésiteront pas à réagir en créant leur propre revue, Ah ! Nana. »
(À SUIVRE)
En parallèle de Métal Hurlant, résolument rock’n’roll et démentiel, la revue (À SUIVRE) va apparaître en 1978. « C’est quelque chose de plus établi, de moins bricolé que Métal Hurlant puisque cette fois, c’est Casterman qui est à l’initiative du projet » raconte Frédéric Paques. « Le grand trait caractéristique de (À SUIVRE) va être sa rupture avec le modèle éditorial en place chez Tintin ou Spirou, à savoir deux planches par numéro ; chez (À SUIVRE), on passe à près d’une quinzaine ! Cela va avoir un impact important car cela permet de déployer une autre narration, de raconter plus de choses, et c’est ce qui va fasciner les auteurs de l’époque. »
À l’instar de Métal Hurlant, (À SUIVRE) va également connaître une œuvre emblématique, qui va façonner la ligne éditoriale de la revue : La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt. « C’est quelque chose de fort d’un point de vue narratif, on se rapproche davantage de la littérature que de la bande dessinée » explique Paques, « ce qu’on appelle un peu à tort un roman graphique, mais l’idée est là. » On retrouvera cette richesse visuelle et narrative dans l’une des œuvres phares de Tardi, Ici Même, qui elle aussi sera prépubliée dans (À SUIVRE). Frédéric Paques : « Assez rapidement, on va sentir l’influence de Pratt et de Tardi sur ceux qui arrivent dans la revue. C’est le cas du Silence de Comès, qui va intriguer les lecteurs qui n’ont pas l’habitude de ce genre d’histoire, une chronique paysanne qui vire assez vite dans le fantastique. C’est ce genre de récit peu commun que va privilégier la revue »
Ici mêmeBallade de la mer salée
Bien que soutenue par une maison d’édition, (À SUIVRE) n’hésite pourtant pas à prendre quelques risques qui vont asseoir sa réputation. « Au final c’est une revue pleine d’audace : le nombre de planches, mais aussi les essais narratifs des auteurs, jusqu’au noir et blanc qui va devenir un peu une norme et est à contre-courant des revues de l’époque, qui privilégient forcément la couleur » commente Fréderic Paques.
L’héritage
Symboles d’une époque, Métal Hurlant et (À SUIVRE) vont faire date dans le milieu de la bande dessinée, principalement chez les auteurs. «Sans ces revues, peut-être que certains éditeurs ou collectifs comme Fremok ou les Requins-marteaux n’auraient pas vu le jour» explique Erwin Dejasse.
Les revues seraient donc l’âge d’or de la BD franco-belge ? Frédéric Paques nuance : « Je crois que c’est plutôt le denrier souffle d’un système sur le déclin. Aujourd’hui, les revues de prépublication ne font plus vivre les auteurs, sauf peut-être au Japon. Même chez Spirou, je ne suis pas sûr qu’un créateur puisse vivre uniquement de ce revenu.» « Tout a changé quand l’album est devenu la norme» ajoute Erwin Dejasse. «Les gens préféraient acheter l’objet en entier plutôt que par petites touches. C’est ce vieux besoin de collectionner, d’avoir quelque chose de beau dans sa bibliothèque.» Frédéric Paques : « Il y a aussi la concurrence, à tous les niveaux : internet, bien sûr, mais aussi les professionnels entre eux. À l’époque des deux revues dont nous parlons, il y avait peu de dessinateurs et peu d’éditeurs ; aujourd’hui, le marché est saturé. Je pense qu’aujourd’hui une revue fraîchement lancée a peu de chances de survie.»
La recherche en bande dessinée aujourd’hui
Derrière ce constat doux-amer se cache pourtant une réalité très réjouissante : en instituant Métal Hurlant et (À SUIVRE) comme objet d’exposition muséale, la Boverie souligne à quel point la bande dessinée est devenue aujourd’hui un art à part entière, qui mérite d’être étudié au même rang que la littérature ou la peinture. « La BD est, pour moi, une culture populaire qui n’a rien à envier au cinéma par exemple. Elle a souvent souffert de l’étiquette “littérature jeunesse”, et de son image enfantine voire infantile. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, notamment grâce à ces revues » commente Frédéric Pâques, avant qu’Erwin Dejasse ajoute « Métal Hurlant et (À SUIVRE) ont pris tellement de distances thématiques et stylistiques avec ce qui faisait avant, que ce soit la ligne claire ou les gags à se taper sur la cuisse, que le lectorat a découvert de véritables œuvres à part entière. On les a cités mais il suffit de relire Moebius, Tardi ou Pratt pour s’en convaincre. »
De facto, le milieu universitaire s’est penché sur cette question il y a bien longtemps, même si du chemin reste à parcourir. « Je crois que les premiers colloques anglo-saxons datent des années 60-70 » se souvient Frédéric Pâques. « En France et en Belgique, c’est un peu plus compliqué, la BD n’a pas encore réussi à totalement s’imposer, malgré de grands noms dans le domaine depuis des années comme Benoit Peeters. »
Pour susciter des vocations mais aussi, et avant tout, pour répondre à des demandes croissantes, l’Université de Liège a mis en place un cours consacré à l’histoire de la bande dessinée. « Il existe un intérêt certain de la part des étudiants, c’est indéniable, mais aussi des professeurs puisque nous avons créé ACME, un groupe de recherche avec des chercheurs de tous horizons au sein de l’ULg. » commente Frédéric Pâques.
Combinant les expertises d’historiens, d’économistes et autres historiens de l’art et linguistes, ACME a lancé il y a quelques années sa « collection éponyme afin de contribuer à l’essor des études universitaires prenant la bande dessinée comme objet d’étude ». Cette collection est actuellement composée de deux volumes, à savoir La bande dessinée en dissidence/Comics in Dissent et Mythologies du superhéros : histoire, physiologie, géographie, intermédialités. « C’est un bon début » commente Frédéric Pâques, « mais certaines choses doivent encore être mises en place, comme une vraie structure au niveau du cursus. Nous sommes aux balbutiements de quelque chose qui va devenir incontournable d’ici quelques années ».
Bastien Martin
Mars 2017
Bastien Martin est journaliste indépendant, diplômé en Cinéma de l'ULg. Il est assistant de production chez Dérives asbl. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.