À l’aune de l’écroulement massif de la croyance en la pertinence de nos institutions, l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique maintient le cap de la reconnaissance et de la promotion d’une culture nationale exigeante. Annonceuse du printemps, elle a décerné ses célèbres prix (bi)annuels en ce début du mois de mars. Avec deux lauréats et un élu, l’Université de Liège y voit récompensés trois de ses membres parmi les plus investis dans le rayonnement des Lettres belges (et liégeoises). Si on les connaît le poème au poing et la verve au pupitre, cet adoubement récent leur octroie aussi l’épée à la main et la fleur d’or à l’épaule. Tandis que les fiers coqs perchés sur les cent clochers légendaires de la Cité ardente peuvent chauvinement chanter le couronnement de nos professeurs, voici comment pourrait être abordée la semaine à venir si vous arpentez l’un ou l’autre couloir au sein de la Faculté de Philosophie et Lettres :
Vous pourriez d’abord applaudir fervemment Laurent Demoulin et son vibrant livre Robinson, pour lequel il reçoit le prix Verdickt-Rijdams, consacrant un auteur belge dont l'ouvrage porte sur le dialogue entre les arts et les sciences. Il y explore avec humour, tendresse, ferveur et subtilité la relation à un enfant atteint du trouble de l’autisme. Ni roman, ni récit, ni témoignage, mais texte d’une puissance littéraire transgressant les genres pour offrir une vision peu commune de ce phénomène aux frontières de la maladie et du handicap, ici à travers le prisme de la paternité. Observateur privilégié et attentif, le narrateur-père non-autiste relate par petits tableaux ses aventures avec son fils « Robinson dans son île » au cours desquelles ils pérégrinent ensemble du supermarché à la piscine de Liège en passant par la table de rédaction d’un article universitaire.
S’y déploie sur un ton épique le quotidien trivial et insolite d’une relation accaparante, protectrice, parfois cocasse, et surtout marquée par la difficulté et l’impossibilité du dialogue verbal, jusqu’à ce que l’appréhension du déficit de son fils amène son père à lui porter un regard pur lavé du langage, où l’autisme n’est plus considéré telle une coupure radicale avec le monde mais, au contraire, « contamination désordonnée, éclatée, absurde » traversée par une « prolifération folle d’altérité insaisissable ». Car « qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. »
NB : Rencontre avec Laurent Demoulin, autour de Robinson et Caroline Lamarche le 23 mars à 18h30 à la Librairie Pax
Vous devriez, ensuite, féliciter admirativement Gérald Purnelle, mis à l’honneur pour son ouvrage L’écriture et la foudre. Jacques Izoard et François Jacqmin, deux poètes entre les choses et les mots grâce auquel il obtient le prix Quinot-Cambron, décerné à l'auteur belge d'un essai en langue française. « Témoin vigilant » et « inlassable explorateur » de la poésie belge, le professeur liégeois compare, dans cet opuscule publié d’après sa conférence aux Midis de la poésie, les deux voix poétiques de Jacques Izoard et de François Jacqmin — l’honneur de Liège est doublé. Ce prix couronne par ailleurs son dévouement à un travail d’envergure veillant à la défense et à la subsistance de la poésie wallonne contemporaine, dont on ne peut passer sous silence la colossale édition des Œuvres Poétiques de Jacques Izoard en trois volumes à La Différence en 2006 et 2011.
L’essai primé surmonte l’écueil de la stricte opposition pourtant évidente entre les deux poètes dont les divergences (de personnalité, de parcours, d’écriture) s’avèrent nombreuses et apparentes. En proposant un parcours parallèle qui illustre ce qui bien souvent les distingue, Gérald Purnelle montre en effet en quoi les deux hommes se rapprochent et se ressemblent finalement dans leur conception même du poème : chemin laborieux ou fulgurant au cours duquel écrire serait le moyen projeté d’une conversation de la jouissance (des corps, de la nature et des mots chez Izoard, de la nature et de la pensée chez Jacqmin).
Vous ne manqueriez pas, enfin, d’ovationner fièrement Jean Winand, doyen de notre Faculté de Philosophie et lettres, docteur en langues et littératures orientales et professeur ordinaire à l’ULg, pour son élection à l'Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique le lundi 6 mars dernier. Déjà lauréat du prix annuel de l’Académie Royale en 1986, Jean Winand voit ainsi consacrées ses recherches relatives aux écritures et langues anciennes, notamment sur le décodage des hiéroglyphes égyptiens, et sur la littérature et l’histoire des idées en général.
Au fond, ce que l’Académie Royale célèbre, au travers de ces trois honneurs liégeois, c’est la difficulté et l’exigence nécessaires à l’appréhension du langage partout où une relation se joue : dans la famille, entre enfants, en poésie, entre poètes, entre l’homme et le monde, entre l’homme et sa pensée, entre les époques, entre les peuples. De cette (ré)appropriation complexe et périlleuse des mots et de leur (ré)écriture toujours plus actuelle (quels que soient l’âge et le décalage de ses objets), la Faculté de Lettres liégeoise semble faire son cheval de bataille. Notre trio (infernal selon nos hauts-fourneaux) de professeurs, pour ce qu’ils investiguent, enseignent et expérimentent, soufflent avec délicatesse sur les braises de notre Cité ardente pour échauder le fleuron des Lettres nationales.
Saluons-les bien bas.
Thomas Vandormael
Mars 2017
Thomas Vandormael est chercheur en littérature contemporaine. Il est aussi écrivain. Il a publié récemment La vigie aux éditions Tétras Lyre.
Les ouvrages :
Laurent Demoulin, Robinson, Paris, Gallimard, 2016
Gérald Purnelle, L’écriture et la foudre, l’Arbre à parole/ Les midis de la poésie, 2017
Jean Winand, Aux origines de l’écriture, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2013
Jean Winand, Décoder les hiéroglyphes, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2014