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Comment les vidéastes gagnent-ils leur vie sur Youtube ?

Comment les vidéastes gagnent-ils leur vie sur Youtube ?

CyprienLa plupart des jeunes ne regardent plus la télévision1. Youtube, premier site d’hébergement de vidéo au monde en termes d’audience, leur assure un contenu à la carte, réalisé par des créateurs dont ils se sentent plus proches. Rachetée par Google en 2006 pour 1,6 milliards de dollars, la plate-forme souffre de nombreux défauts mais a le mérite d’accueillir de plus en plus des vidéastes qui parviennent à vivre à plein temps de la création de programmes.

 En avril 2016, une enquête de BFM Business révèle documents à l’appui2 que Cyprien, Norman et Natoo, les têtes de gondole du Youtube français, sont devenus millionnaires.  Qui aurait cru que ces jeunes vidéastes, auteurs au départ de sketchs amateurs tournés dans leur chambre, pourraient accumuler une telle richesse en si peu de temps ?

Il semble d’abord important de spécifier qu’il existe autant de types de vidéos différentes sur Youtube (humour, vulgarisation, tutoriels, fiction…) que de moyens d’en retirer des revenus, aussi modestes demeurent-ils. Tous les vidéastes de la plate-forme ne sont pas pleins aux as, et ceux qui le sont le doivent – l’immense travail abattu et la persévérance remarquable mis de côté –, à un coup de chance, une étincelle qui a fait exploser leur popularité. Antoine Daniel, auteur désormais célèbre de l’émission What the Cut ?!, raconte qu’il lui a fallu « presque autant de temps pour obtenir 10.000 abonnés que pour atteindre l’incroyable cap du million ». Et sans ces précieux fidèles, impossible de tirer son épingle du jeu.

 

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À droite, en rouge, le nombre d’abonnés (en millions). Au-dessus, les pouces (ici en gris,
mais ils se colorent lorsque l’on clique dessus – bleu pour le positif, rouge pour le négatif).

 

Qu’est-ce qu’un abonné Youtube et pourquoi incarne-t-il une denrée capitale ?

Toute personne qui possède un compte Google peut l’utiliser pour se connecter sur Youtube (logique, il s’agit de la même marque). Il se voit dès lors recommander des vidéos en fonction de ses goûts, ou plus précisément de la représentation qu’en ont les algorithmes du site : historique de visionnage, centres d’intérêt ou… Nombre de vues et d’abonnés. En bon portail américain, Youtube arbore une logique star system : les chaînes les plus regardées sont les plus mises en avant et, par effet boule de neige, ne cessent de croître.

Si l’utilisateur apprécie particulièrement un vidéaste, il peut s’y abonner en un clic. À la différence de la souscription à l’offre d’un journal, par exemple, ce geste ne coûte absolument rien, ni argent, ni démarches. Par la suite, la section « abonnements » épingle les dernières publications des Youtubeurs suivis, par ordre chronologique, elle y facilite l’accès. Prêter allégeance de la sorte assure au vidéaste d’engranger plus de vues ensuite puisque l’on nous suggérera directement ses vidéos. En clair, l’abonnement ne rapporte qu’indirectement. Cela suffit pour faire ânonner à tous ces créateurs, en fin de programme : « s’il vous plaît, pensez à vous abonner à ma chaîne et à me mettre un pouce bleu ! » – ces derniers favorisent également le référencement.

 

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Les « tendances » de Youtube mettent rarement en avant les contenus les plus intellectuels… -  À droite : La répartition des thématiques au sein du Top 100, en termes d’audience, des Youtubeurs francophones (graphique réalisé par Marie Camier-Théron : http://www.dansmesinternets.fr/) .

 

 

 

Alors, à chaque fois que je regarde une vidéo, je fais gagner de l’argent au Youtubeur ?

Cela dépend. Le cas échoit lorsque des publicités accompagnent le visionnage du contenu. Elles peuvent survenir avant (pre-roll), pendant – comme une coupure pub à la télévision – par-dessus (fiches sponsorisées) ou sur le côté (annonces graphiques). Tout ce fatras promotionnel protéiforme est filtré par les bloqueurs de publicité, une extension du navigateur internet qui empêche ces nuisibles de s'afficher. Sur certaines tranches d'âge (les jeunes, plus technophiles, en tête), le taux d'Adblock plus (le bloqueur utilisé par la majorité des internautes) est supérieur à 50 %.

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Youtube incite régulièrement les vidéastes à monétiser leurs contenus et leur envoie même des mails automatiques
pour suggérer l’ajout de publicités à une vidéo particulièrement populaire.
 
 

Si l'on ajoute à ce tamis la répartition diffuse de ces annonces (Youtube ne vous en envoie pas à chaque vidéo pour éviter de vous dégoûter de son emploi), on considère en général qu'une vue sur trois, en moyenne, est monétisée. Il faut donc distinguer abonnés (les récepteurs supposés fidèles de mon contenu) et vues (ma matière première, comptabilisée à chaque clic sur mon contenu, qui va générer, par paquets de mille, des revenus publicitaires).

Ceci posé, il faut intégrer à l'équation la fluctuation de la valeur de la publicité. En décembre, où les tentations commerciales pleuvent, les département marketing s'avèrent plus enclins à acheter ces espaces promotionnels qu'en janvier3, période de bonnes résolutions, ou l'été, dont les mois ensoleillés éloignent les clients potentiels de l'écran. Certains vidéastes avouent par exemple tripler leurs revenus publicitaire lorsque Noël approche. Au fond, la maxime de Patrick Le Lay à propos de TF1 reste d'actualité : Youtube vend du temps de cerveau disponible. Évidemment, il s'agit de plus en plus de cibler le public: les grands éditeurs de jeu vidéo, par exemple, vont injecter plus volontiers leurs annonces dans les contenus des chaînes de gaming populaires.

 

Il n'y a que la pub qui rapporte, comme à la télé ?

Pas du tout. Elle se négocie d'ailleurs pour de moins en moins cher depuis quelques années (jusqu'à trois fois moins). En pâtissent les sites d'information des grands quotidiens, qui peinent à engranger assez de pages vues pour maintenir à flot ce financement. Heureusement pour les Youtubeurs, les marques ont compris qu'ils incarnent un vecteur particulièrement efficace pour toucher les jeunes, cette cible essentielle. Ainsi, sur les fondations du modèle du placement de produit des petits et grands écrans a fleuri une cohorte de néologismes en anglais (brand content, brand publishing, native advertising...) Tous ne signifient qu'une chose : les industriels sponsorisent le/la vidéaste pour insinuer de la réclame dans leurs programmes. Voilà qui paie bien mieux que les revenus publicitaires boîteux, par ailleurs sujets à conditions4.

poissonFecond 

Poisson Fécond parle des revenus des Youtubeurs

 

La forme la plus répandue consiste à parler d'un produit, durant une vidéo classique, pendant quelques secondes – souvent à la fin ou au milieu. Il s'agit d'une pure coupure publicitaire, sauf que, cette fois, elle n'est pas détectée par le bloqueur de publicité mais énoncée directement par un humoriste du web, proche du son public, qui formule parfois la réclame comme un conseil5. La rémunération dont découle ces partenariats ou « opé spés » (pour « opérations spéciales »), variable, écrase toujours celle des revenus publicitaires.

Quelques chiffres, à titre indicatif : une affiliation à une application mobile que le Youtubeur présente peut ensuite rapporter 1€ à chaque téléchargement par les internautes. Comptez 10.000 € pour un million de vues d'une vidéo sponsorisée pour un créateur plutôt influent comme Poisson Fécond (entre 500.000 et un million d'abonnés6). Contre environ 600 € bruts rapportés par la publicité pour la même audience. Ces revenus ne fonctionnent pas toujours par pallier. Un menu davantage fretin, à l'instar de DanyCaligula et ses analyses politiques (100.000 abonnés) se voit proposer en général autour des 1.000 €. Enfin, certains Youtubeurs importants actifs dans le secteur du gaming peuvent négocier des royalties sur les ventes du produit qu'ils présentent pendant quelques mois. Dans tous ces cas, le nombre d'abonnés constitue un référent pour les marques, qui voient là un reflet des répercussions potentielles de leur action commerciale.

Il existe une solution pour conserver en partie son indépendance et éviter les partenariats commerciaux : le mécenat participatif. Pour l'internaute, il s'agit d'accorder au vidaste qu'il désire soutenir, par l'intermédiaire d'un site comme Tipeee ou Patreon, un don ponctuel (certains débitent leurs donateurs tous les mois, d'autres uniquement lorsqu'ils publient un contenu). Certains créateurs proposent des contreparties pour leurs mécènes, comme un accès aux vidéos en avant-première ou des t-shirts à leur effigie, d'autres se contentent de témoigner leur gratitude. Encore une fois, tant que sa popularité reste confidentielle, le montant mensuel perçu par le Youtubeur, après la commission de l'intermédiaire et les impôts, relève souvent du symbolique et assure à peine les coûts de l'entretien du matériel.

E-penserMais, pour les plus connus, cela peut se transformer en un véritable salaire versé par les récepteurs de leur propos et permettre de vivre correctement de sa passion. Ainsi, le vulgarisateur scientifique E-Penser reçoit 2.237€ bruts par mois à l'heure de la rédaction de ces lignes. Le chroniqueur Usul, désormais publié sur Mediapart7,  détient le record de Tipeee, avec 10.339€ bruts à chaque vidéo. Une somme à relativiser, tant chaque épisode de sa série documentaire « Mes Chers Contemporains » lui demande du labeur – 3 mois en moyenne – qui témoigne tout de même des possibilités de ce type de financement.

 

Et tout cet argent va directement dans la poche du Youtubeur ?

Bien sûr que non. À part pour les vidéastes débutants, œuvrant sans l'appui d'une structure, dont les maigres revenus n'ont qu'une valeur symbolique. Mais dès que son audience prend de l'ampleur, le créateur a besoin de s'entourer d'une société de réseautage, un « network » (réseau, en anglais), comme le dit le jargon. Pour quoi faire ? Protéger ses droits, faciliter la monétisation, négocier les copyrights, améliorer la visibilité, optimiser les revenus publicitaires, fournir du matériel et des espaces de tournage, être invité à des événements publics et privés…

MakerGen

L’argumentaire de Maker Gen, l’un des plus gros networks, appartenant à Disney. Il en existe plein d’autres : Divimove, Mixicom,
DefyMedia, Machinima, Melberries, Rightster, Believe, Fullscreen, Thenextcreator
 

En France, les montants autorisés par le statut « auto-entrepreneur » – avec lequel les Youtubeurs démarrent pour déclarer leurs gains, plus ou moins similaire à celui d'indépendant chez nous – plafonnent à 32.900€ bruts par an. Une fois ce montant dépassé, ils peuvent muter, devenir EIRL (Entrepreneur Individuel à Responsabilité Limitée) ou SARL, voire créer leur société. Les networks, légalement capables d'éditer des factures,orchestrent tout cela, épaulent le créateur dans l'ascension des échelons.

Car Youtube fonctionne comme un écosystème capitaliste, où il faut croître sans cesse pour s'épanouir financièrement. Le régime s'avère le même en interne, comme en témoigne un lobbyiste employé par la multinationale dans le documentaire Pardon Youtube8. Loin d'être gratuit, l'appui des networks se négocie. Ils prélèvent un pourcentage de l'argent que rapportent les contenus de leur client, de moins en moins imposant à mesure qu'il gagne en popularité. À titre indicatif, l'on parle de jusqu'à 40 % pour les peu connus, de l'ordre de 10 % à ceux qui comptent un million d'abonnés… Tandis que les gros poissons parviennent parfois à ce que le network ne prélève plus rien, voire qu'on leur octroie des bonus financiers. Ces sociétés ménagent leurs égéries, qui incarnent de vrais produits d'appel pour attirer les partenaires commerciaux. Certaines leur envoient même des sortes de catalogues qui reprennent le panel de leur offre de vidéastes – celle-ci a un public particulièrement féminin autour de 13 ans, celui-là marche bien pour promouvoir un jeu vidéo, etc.

 

Que penser de tout cela ?

Sans vouloir dicter des opinions, il semble capital d'appeler les lecteurs qui découvriraient cet univers fascinant à ne pas tomber dans le manichéisme. Youtube a d'innombrables travers mais reste le vecteur avec lequel une panoplie de créateurs et créatrices littéralement géniaux ont décidé de transmettre leur passion, dans un souci d'atteindre l'audience la plus large possible. Pas toujours pour en vivre financièrement – et il faut saluer la persévérance de ceux qui y parviennent, car cela nécessite des semaines de 50 à 80 heures de travail – mais souvent pour le vivre, accomplir la transmission d'un propos, d'un talent ou d'un art en allant jusqu'au bout du processus. Et ce sacerdoce implique de prêcher sur la plate-forme où errent le plus d'internautes.

YoudeoYoutube occupant de plus en plus de place dans l'écosystème médiatique, bon nombre de ses dérives sont appelées à être recadrées dans un futur proche. Le flou juridique qui l'entoure (les vidéastes n'ont pas de statut officiel ad hoc et rejoignent des régimes professionnels au gré des arrangements comptables) commencent à se faire connaître, au point de se voir mis à l'agenda de plusieurs hommes et femmes politiques. Citons Axelle Lemaire, Secrétaire d’État française chargée du Numérique et de l'Innovation, ou Jean-Luc Mélenchon, de loin le premier politicien français sur Youtube en termes d'audience9, qui inclut dans son programme un droit de citation réformé pour favoriser la créativité des vidéastes. À défaut de syndicats, plusieurs associations et collectifs plaident pour davantage de variété sur la plate-forme, dont les algorithmes mettent toujours en lumière les mêmes contributeurs. Par exemple, la start-up « Youdeo »  recommande des créateurs de talent encore peu connus et leur offre une structure pour développer l'entraide  ; tandis que La Quadrature du Net milite pour un web plus libre, davantage souple.

 

Les deux jeunes entrepreneurs de Youdeo aux côtés d’Antoine Daniel,
probablement le Youtubeur français qui réinvestit le plus ses gains
dans le financement de nouvelles vidéos ambitieuses (photo : @YoudeoFR)

 

 

Enfin, impossible de clore cet exposé sans conseiller au lecteur quelques Youtubeurs dignes d'intérêt parmi ceux dont le site fourmille.

- C'est une autre histoire : une doctorante qui vulgarise la mythologie et les représentations des dieux de l'Antiquité
- Game Next Door : un duo qui réfléchit sur et avec le jeu vidéo, en n'ayant pas peur de l'envisager avec une optique philosophique
- Seb La Frite : entre deux sketches potaches mais drôles, il décortique les chansons populaires et recommande des clips et musiciens qu'il affectionne
- Les Critiques du MaSQuE : ce compatriote critique des œuvres avec un débit si intense qu'il en devient comique et, simplement, génial
- DanyCaligula : un jeune homme qui mèle philosophie, citoyenneté et politique avec clarté et transparence

 

Cestuneautrehistoire DannyCaligula

 

La liste des créateurs de contenus de qualité s'étendrait sur des pages et des pages. Découvrir des perles fait partie du plaisir du quotidien d'un orpailleur de Youtube, dont tout le monde peut revêtir le rôle. Il suffit d'y investir sa curiosité et… son temps.

 

Boris Krywicki
Février 2017

 

crayongris2Boris Krywicki est chercheur au Laboratoire d’Étude sur les Médias et la Médiation  de l’ULg (LEMME). ). Ses recherches doctorales portent sur la présence de l'investigation dans la presse vidéoludique.  Il est par ailleurs journaliste indépendant pour la revue Médor et animateur-formateur à l'ASBL C-Paje

 

 

Pour aller plus loin

- Un plaidoyer business to business à l'intention des marques pour les convaincre de l'intérêt de payer un influenceur pour promouvoir leurs produits : Le celebrity marketing : pourquoi et comment associer une célébrité à sa marque ?
- Une émission d'Arrêt Sur Images qui se penche notamment sur les relations entre les publicitaires et ces créateurs de contenus.
- Canard PC n°278 et son dossier « Youtubeurs – des influenceurs sous influence », qui prend le temps de creuser le sujet en profondeur.

 



Une étude  – à prendre, comme toujours, avec des pincettes – rapporte que 96 % des jeunes regarderaient Youtube et assimilés, avec une moyenne de 11,3 heures par semaine.

2  http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/youtube-l-incroyable-jackpot-de-cyprien-squeezie-et-norman-965450.html

Par exemple, le Youtubeur de vulgarisation scientifique E-Penser a engrangé un million de vue en plus en janvier 2015 qu'en décembre 2014 et a pourtant gagné 1.000 € de moins.

4  Pour récupérer ses revenus publicitaires, un Youtubeur doit lier son compte à Google Adsense, avoir atteint un certain palier d'argent, patienter plusieurs mois… Sans parler des problèmes de droits d'auteur, qui poussent le robot du site à annuler la monétisation d'une vidéo dès la moindre réclamation d'un ayant-droit, sans vérifier la bonne foi de ce dernier et peu importe la durée de l'extrait. Deux secondes d'un morceau Universal dans votre générique et adieu la rémunération.

5 Voir pour exemple https://www.youtube.com/watch?v=DK8wQR8pZQ8 (de 3'20'' à 4'23''), où le vidéaste met énormément d'emphase durant sa partie de jeu vidéo pour laquelle il est rémunéré.

6 À titre de comparaison, Cyprien, probablement le Youtubeur francophone le plus connu, vient de dépasser les 10 millions d'abonnés.

7 Voir pour exemple https://www.youtube.com/watch?v=6NT-Ne2O6bM&list=PLGSaf5hn5IaYcXomp0BVM_G33pbxNjxSO. Mediapart est le premier média à « recruter » un Youtubeur pour publier du contenu. Ce site d'information s'étant toujours montré visionnaire, on doute qu'il soit le dernier.

8 https://www.youtube.com/watch?v=8X-VTJr7zUQ, à partir de 17' 15''.


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