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La Vieille-Montagne (1806-1873). Innovations et mutations dans l’industrie du zinc.

La Vieille-Montagne (1806-1873). Innovations et mutations dans l’industrie du zinc.

PetersCe livre, fruit d’une thèse de doctorat présentée en 2014 à l’Université de Liège, étudie les mécanismes et processus d'innovation technologique mis en œuvre dans la première multinationale d’Europe, la société anonyme des mines et fonderies de zinc de la Vieille-Montagne, depuis sa genèse jusqu’à son apogée (1806-1873). Cette étude soulève une série de questions : quelles sont les dynamiques qui stimulent l'innovation ; quelles sont les structures qui la régulent et les balises qui l’orientent ; quels en sont les enjeux économiques et sociaux ? Afin d’y répondre, il s’agissait d’opérer une plongée dans l’histoire de la recherche technique dans l’entreprise, objet d’étude particulièrement méconnu pour cette époque de la Révolution industrielle. Cette plongée s’est nourrie d’un croisement des approches, entre histoire économique, histoire des techniques, histoire environnementale, histoire des entreprises. Les sources privilégiées par cette enquête sont les brevets d'invention, d'une part, et les archives de l’entreprise de l'autre. Leur interprétation croisée met en évidence l’importance des tâtonnements, des essais-erreurs, des expérimentations en entreprise permettant ainsi d’approcher l’innovation en amont comme en aval. Grâce à la richesse des matériaux mobilisés, l’histoire technique de l’essor du zinc – chapitre important mais jusqu’ici négligé par l'historiographie de l'industrialisation – est recomposée.

 

De la naissance d’un nouveau métal à l’essor d’une multinationale

JJDonyDepuis l'Antiquité et le Moyen-Âge, la calamine qu'on extrait dans nos régions est alliée au cuivre pour la fabrication du laiton. Mais ce n'est qu'à partir des années 1800 que le zinc métallique est produit industriellement. Cette nouvelle production voit le jour à Liège, sous l'impulsion du chimiste Jean-Jacques-Daniel Dony, à partir d'une innovation qui se concrétise, contrairement au schéma habituel, sans transfert de technologie étrangère.

JB Bastine - Moresnet 1843

 

  J-J. Dony, timbre-poste belge émis le 22 octobre 1955. Série « Les inventeurs »
 
Jean-Baptiste Bastine, la Mine de la
Vieille-Montagne à Moresnet
, 1843.
 

 

Bénéficiant des nouvelles lois sur les mines, Dony avait obtenu la concession de calamine de la Vieille-Montagne (Altenberg) à Moresnet. Il exploite le minerai dans ses fours installés à la fonderie de Saint-Léonard. Soutenu par l'État français qui en facilite la naissance, le marché du zinc est d'abord cadenassé par un brevet fondateur, octroyé en 1810 à Dony. Celui-ci rencontre pourtant bien des difficultés durant les premières années : le zinc est un nouveau métal qui doit trouver une place sur le marché des débouchés. L'inventeur mourra ruiné en 1819, après avoir vendu progressivement ses parts à François-Dominique Mosselman, riche commerçant parisien d’origine bruxelloise.

Dès le début des années 1820, les premiers bénéfices apparaissent et permettent l’accroissement de la production de zinc brut. En 1837, les héritiers de Mosselman créent la s.a. des mines et fonderies de zinc de la Vieille-Montagne qui valorise l’héritage technologique de Dony et trouve dans le marché des toitures en zinc laminé un remarquable débouché. Dès sa création, dotée d’un siège à Liège et l’autre à Paris, elle est le leader des marchés belges et européens. Au milieu du siècle, la Belgique réalise plus d’un tiers de la production mondiale de zinc. Et, à cette époque, plus de 60 % du zinc belge est produit par la Vieille Montagne.

 

Défis techniques et investissement dans la technologie

technologie

L’analyse des mécanismes de l’innovation prend pour point de départ un corpus de près de 200 brevets qui permet de distinguer quatre défis techniques mobilisant les producteurs de zinc : l'amélioration du four liégeois inventé par Dony, le perfectionnement des creusets, accessoires indispensables de ce four, les nuisances générées par les fonderies de zinc, la production d'un nouveau produit, le blanc de zinc, un pigment blanc non toxique.

 
Brevet Saint-Paul de Sinçay du 17/11/1853 (à gauche) et Brevet Dubois du 25/11/1850 (à droite)
 

Dans le secteur du zinc et même au-delà, ces difficultés techniques font naître une course à l’innovation qui se traduit par d’importants investissements dans les technologies. À l’échelle de l’entreprise, l’analyse décrit, au cœur des sites de production, les solutions envisagées, les expérimentations menées, les échecs et réussites engrangées, etc.  

 

Les voies de l’expertise technique

Du point de vue de l'acquisition des connaissances, on se trouve, à la Vieille-Montagne, dans un schéma privilégiant l'empirisme et le changement technique par essais-erreurs. Au vu du foisonnement des tests et expériences, consignés dans les rapports annuels consacrés à la fabrication du zinc, on peut même parler d'une "culture" de l'essai.

floneDans cette configuration spécifique, la mise en place d'un système d'information technique balisant les chemins de l’innovation paraît fondamentale. Celui-ci revêt plusieurs dimensions dont la première est une forme précoce de veille technologique qui porte par exemple sur les brevets déposés par les concurrents. Il faut également insister sur l'existence de réseaux d'informateurs, parfois extérieurs à la société, et qui témoignent d’une conjonction entre les milieux industriels et scientifiques. L’organisation structurelle de l’entreprise stimule à son tour l’inventivité en favorisant la réflexion sur l'innovation et la transmission des informations techniques. C'est par exemple à cette fin que sont créés, en 1846, divers comités réunissant les chefs de fabrication des diverses fonderies de zinc. Favorisant le partage d'expériences et d'idées neuves, ces rencontres font émerger une série d'impulsions destinées à dépasser les problèmes  techniques.

 
L’usine de Flône vers 1850, lithographie publiée dans La Belgique industrielle.
 

 

Autonomie contrôlée et concurrence interne sur le front de l’innovation

SaintPauldeSinçay1887En matière d’innovation, le pouvoir d’initiative est confié aux sites de production et, de facto, aux directeurs d’établissements. Certes, la direction générale, incarnée par Louis-Alexandre Saint-Paul de Sinçay à partir de 1846, est le lieu de la décision, mais l'impulsion est donnée par les directeurs d'établissement et à leurs chefs de fabrication qui conçoivent et sélectionnent les procédés innovants à soumettre à l'expérience industrielle. Ils assument ainsi un rôle important du point de vue des choix technologiques. Cette stratégie d’autonomie contrôlée favorise l'émergence dans chaque fonderie de procédés divers et suscite une véritable émulation entre établissements. Cette liberté des directeurs d'établissements prend néanmoins fin, parfois brutalement, lorsque le nouveau procédé est évalué sous l'angle du rendement. Le cas échéant, la direction et le conseil d'administration approuvent son usage à l'usine, voire envisagent sa généralisation à d'autres établissements.

Ce scénario de la généralisation n'est pas sans analogie avec la pratique du benchmarking qu'on peut définir comme un processus d'analyse, de sélection puis d'implantation des pratiques jugées capables d'améliorer les performances au sein d'une organisation. Puisque la direction générale confronte systématiquement, dans ses rapports annuels, les bons et mauvais élèves, cette émulation prend même la forme d'une concurrence interne entre établissements.

Médaille en bronze offerte par la Vieille Montagne
à son directeur général Saint Paul de Sinçay, 1887

 

L’innovation, une greffe aux résultats fondamentalement incertains

Stimulées en amont, les pratiques innovantes demeurent incertaines quant à leurs résultats. Les hésitations, les doutes et les échecs, les petits pas, les impasses et demi-tours ont leur place dans l’analyse, tout autant que les success stories. À la Vieille-Montagne où se développe une culture de l'innovation, l'étude comparée de l'introduction de nouveaux procédés illustre la dimension fondamentalement humaine de l’innovation que l’on peut assimiler à une greffe. Cette greffe est toujours une rupture, un renoncement partiel aux savoir-faire ancrés, voire même une remise en cause de l'expertise locale, lorsqu’elle est imposée par la direction générale. Chaque greffe fait l'objet d'un monitoring, d'une évaluation qui est, par essence, incertaine car subjective, au point de donner lieu à des appréciations quelque fois divergentes. Un même procédé peut faire l'objet de louanges d'un côté et être voué aux gémonies de l'autre.

Fonderie Angleur

Vue aérienne de la Fonderie d'Angleur. Collections iconographiques du CHST

 

Nuisances et innovation

La métallurgie thermique du zinc produit d’abondantes vapeurs et fumées chargées de poussières métalliques et de résidus de charbon. Elles confèrent à l'environnement des usines un aspect particulièrement lugubre. Pour régler ce problème de pollution, l’acquisition de terrains ou la distribution de compensations financières aux voisins sont privilégiés par l’entreprise. Dans un second temps, la Vieille-Montagne est forcée par les autorités à investir dans le développement de procédés susceptibles de diminuer les nuisances. La variable environnementale prend ainsi place dans la recherche technique.

Au cours de « l’affaire de Saint-Léonard » – nom donné au conflit qui opposa, dans les années 1850, les riverains à la Vieille-Montagne – l’usine de Liège est équipée de fours à vent, appareils moins polluants. Mais cette concession sera temporaire et l’entreprise renoncera, sur l’autel du rendement, à généraliser le procédé.  

vieille montagne

 L’usine de Borbeck  (à gauche) et  La fabrique de blanc de zinc d’Asnières-sur-Seine  (à droite).
Album Maugendre, 1855, collections iconographiques du CHST-ULg
 

Perspectives

Cette étude historique de l'innovation n'avait pas pour vocation de sensibiliser à sa nécessité mais bien d'améliorer la compréhension d'un phénomène complexe. Au cœur de cette recherche, il est appréhendé comme un processus dynamique, empruntant des cheminements souvent sinueux, et fondamentalement incertain quant à sa finalité, son dénouement ou son issue. Partant de là, l'étude historique du phénomène permet d'éclairer les étapes, les continuités et les discontinuités de ce déroulement et d'identifier les conditionnements et enjeux qui lui sont associés. Ce travail questionne également certains mythes aujourd'hui associés à l'innovation.

Au 21e s., l'innovation est devenue un idéal à atteindre, une fin en soi susceptible de mobiliser bien des moyens. Une série d'injonctions s'y attachent : l'entreprise d'aujourd'hui doit, pour survivre ou conforter sa position concurrentielle, prendre part à la course à l'innovation et acquérir le réflexe de la propriété intellectuelle. Misant sur les savoir-faire traditionnels, l’hybridation ou les transferts de technologie, s’ancrant dans une culture technique, s’opérant quelque fois par réflexes conditionnés, l’innovation technologique n’a – hier comme aujourd’hui – rien d’un long fleuve tranquille.

 

Arnaud Péters
Février 2017

 

 

crayongris2Arnaud Péters est chercheur au Centre d'Histoire des Sciences et des Techniques, au Département des sites industriels. Sa thèse de doctorat concernait l’histoire du système belge des brevets au 19e siècle et l'innovation dans l'industrie belge du zinc.

 

vielle-montagneArnaud Péters vient de publier La Vieille-Montagne (1806-1873) Innovations et mutations dans l'industrie du zinc  aux éditions de la Province de Liège (octobre 2016). 622 p. Illustrations couleurs.

 Dans la mémoire collective de Liège, la Vieille-Montagne est un des « cinq grands » avec Cockerill, Ougrée-Marihaye, Espérance-Longdoz et la FN. Pourtant elle reste la seule grande société industrielle dont l'histoire détaillée n'ait pas été encore écrite. C'est la tâche à laquelle Arnaud Péters s'est attelé, en prenant pour fil conducteur l'innovation technologique. Il analyse dans le détail les défis, les idées, les tâtonnements, les efforts, les réussites et les échecs des hommes aux prises avec un métal plein de pièges, le zinc.
Ce livre se recommande par une triple actualité. Il montre que la technique est une aventure belle et passionnante, qui mérite qu'on s'y engage. Il immerge son lecteur au coeur des processus d'innovation. Le discours politique martèle « innover ou périr », mais qui sait comment le processus fonctionne ? Par une minutieuse analyse de cas, Arnaud Péters fait découvrir comment le problème génère l'idée créatrice et comment, via le brevet, l'idée se transforme en procédés ou en produits. On pourrait dire que l'innovation est, dès les débuts, dans les gènes de la Vieille-Montagne, ou plutôt dans ses réflexes conditionnés.
Enfin, et de façon plus surprenante, ce livre attaque de plein fouet la question très actuelle de l'environnement et de la pollution industrielle à travers le cas de l'usine de Saint-Léonard à Liège.

 


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 29 mars 2024