Héros tragiques de l’Antiquité revus par un poète grec moderne : Yannis Ritsos

Yannis Ritsos (1909-1990) est l’un des plus grands poètes grecs du 20e siècle, honoré par plusieurs prix et distinctions nationaux et internationaux. Son œuvre abondante et multiple était produite dans des circonstances le plus souvent extrêmement difficiles, comme la maladie de lui-même et de personnes proches – le décès prématuré aussi de certains –, la guerre, la résistance, l’exil ou l’assignation à résidence à cause de son engagement politique à gauche.
Parmi ses poèmes, quelques-uns ont été inspirés par des personnages de la mythologie grecque, qui ont été présentés déjà sur scène par les poètes tragiques de l’Antiquité. Ritsos considère tous les éléments de l’histoire et la culture helléniques comme des parties d’un ensemble qui continue à évoluer dans le temps. Ces héros anciens sont des archétypes toujours d’actualité ; qui plus est, le regard d’un poète de notre temps met en lumière des aspects originaux de leur histoire et dévoile des profondeurs inédites de leur personnalité.

Nous allons ici nous pencher brièvement sur trois de ces personnages : Ismène, Phèdre et Ajax. Ritsos attribue à chacun un monologue qui porte son nom, inclus dans le recueil Quatrième dimension (poèmes écrits entre 1956-1972, première édition en 1972 ; « Phèdre » fut ajouté à la sixième édition, parue en 1978).

Ismène

Ismène (c)Michel BoermansIsmène est dans la tragédie de Sophocle une anti-héroïne dont le caractère timide et soumis met davantage en valeur l’éclat de sa sœur intègre et rebelle, Antigone. Ritsos prête souvent attention à ceux qui tiennent un « deuxième rôle » dans le déroulement du mythe, voire qui apparaissent à peine, en les appelant à avancer leur point de vue, qui remet en question les valeurs courantes. Dans son poème, Ismène est une princesse solitaire, mûre mais d’une beauté toujours imposante. Dernière survivante de sa famille, elle habite encore dans le palais qui tombe en décrépitude, parmi divers objets de luxe ou d’usage quotidien, qui ne cessent d’animer des souvenirs. Elle rappelle à un jeune visiteur qu’elle fut une fille aimant la féminité, les bijoux, les fleurs, les fêtes et les vacances à la campagne, la vie, la joie, l’insouciance et la paix que d’autres, des personnes proches et puissantes, décidaient de ne pas lui accorder pour longtemps, à cause de vaines ambitions, de jeux de pouvoir, de conflits incompréhensibles pour elle, afin de défendre de principes qu’elle trouve encore dérisoires ; tout cela n’a attiré que mort et destruction.

« … J’avais grand pitié d’elle [ma sœur].
Elle avait faim, elle aussi (et elle le savait). Peut-être aimait-elle. Elle ne supportait pas
de se pencher sur son propre désir, qui n’était pas, évidemment,
sa propre œuvre, son propre choix. Seulement sa mort – non ;
seulement l’heure et le moyen de sa mort pouvait-elle choisir.
Et en effet, elle a choisi. Et ces mots à elle : « non pleurée, sans amis »,
surtout ce « non mariée », étaient sa seule confession,
sa première belle humilité, son seul courage féminin,
sa dernière et unique sincérité, qui a justifié ainsi d’une certaine façon
son orgueil attristé. C’est cela qui l’a graciée, à mes yeux ».
[…]

« C’était celui-là [le jeune frère] qui est allé aux Argiens. Ma sœur avait un faible pour lui.
Lui et elle, ils étaient dogmatiques, irritables, injustes. Je veux dire
qu’ils avaient une conception très personnelle de la justice. Ils ne voyaient pas
ce qui était juste pour les autres ou l’injustice générale. Aussi ont-ils péri
et ceux-ci et les autres… »
[…]

« Il est mieux, donc, ni de gouverner ni d’être gouverné (comment peut-on réaliser cela ?) –
il suffit cette gouverne qui nous scelle avant notre naissance ;
il suffit
la mort qui nous guette ; – avec celle-là tu te familiarises d’une certaine manière ;
tout ce qui se trouve entre les deux perd son acuité. »

Ismène (c) Michel Boermans (12) Ismène (c) Michel Boermans (7) Ismène (c) Michel Boermans (1)

Ritsos suit ici des thèmes qu’il reprend aussi dans d’autres œuvres (comme la célèbre « Sonate au clair de lune »), à savoir le questionnement sur le temps qui passe et sur les choses qui valent vraiment la peine, la tristesse pour le départ d’êtres chers et l’angoisse – ou la résignation – devant sa propre mort qui approche, la faillite des valeurs d’une société conservatrice, le résultats néfastes de positions idéologiques extrêmes et bornées, l’attachement à la beauté de la vie simple au quotidien, ainsi qu’aux plaisirs de la jeunesse et de l’amour. Cependant, quand l’heure de son propre choix arrive pour qu’elle puisse réaliser ses désirs, Ismène suit finalement la voie funeste qui marque d’une manière ou d’une autre toute la famille des Labdacides.

 

Phèdre

Phèdre, l’épouse du roi Thésée est éprise de son beau-fils Hippolyte ; une passion qu’elle reconnaît coupable. La tradition a voulu qu’Aphrodite soit la cause de cet éros, pour punir l’attachement d’Hippolyte à la virginité et son dévouement absolu à la déesse Artémis. Dans la tragédie d’Euripide l’héroïne souffre longtemps, déchirée entre son sens du devoir, ses principes moraux, d’une part, et, d’autre part, ce désir charnel dévorant ; elle souhaite se donner la mort pour sortir de cette impasse. Pour la sauver, sa nourrice fait part de ces sentiments à Hippolyte, sans que le public ne puisse l’entendre. Outragé, le prince manifeste à voix haute une colère méprisante, ce qui pousse finalement Phèdre à se suicider. Elle accusera cependant par écrit son beau-fils de l’avoir violée, en causant sa mort aussi.

Phedre2 ©Marco SalleseDans l’œuvre de Ritsos, Phèdre invite Hippolyte à un face-à-face et lui avoue sa passion. Les émotions exprimées sont teintées d’une densité sensuelle presque insupportable. L’obsession pour le corps du jeune homme déborde dans l’ensemble de l’espace et du temps ; la sexualité imprègne tous les objets et les gestes.

« [Cette maison
est remplie de ton ombre. La maison est un corps – je le touche, il me touche,
il colle sur moi, surtout les nuits. Les flammes des lampes à huile
me lèchent les cuisses, la taille ; elles s’attardent avec des petits frissons
sous mon oreille gauche ; elles mordent mes nichons ;
leur salive brille, me brûle, me rafraîchit, me montre.
Je n’ai plus où me cacher. Je ferme très fort les yeux
et je rayonne toute entière et je suis vue
étincelante, luisante, immobile. La maison est un corps ;
c’est ton corps, avec le mien.»

Phèdre a certes souhaité s’échapper de cette voie sans issue, elle s’est battue pendant longtemps pour garder intact le masque de la reine, de l’épouse, de la belle-mère respectable qu’elle devait être. Pourtant, elle semble si loin dans sa folie amoureuse qu’elle n’éprouve plus de remords ou de culpabilité en avouant ses émotions. Celles-ci ont été retenues depuis plusieurs années ; elles explosent enfin au grand jour, en revendiquant leur satisfaction. Éros règne en maître incontestable ici et c’est Hippolyte, l’incarnation de la vertu et de l’abstention sexuelle, qui est réduit au silence. Or ce silence éloquent le garde toujours inaccessible pour l’amoureuse bafouée, qui se vengera en attirant la mort sur tous les deux, seule alternative d’une passion aussi entière.

« Le soir est venu enfin. Tout est devenu obscur. Je ne vois pas ton visage. C’est mieux. Je ne vois pas
ton masque (car tu portes toi aussi un masque ; – appelle-le « sainteté »,
appelle-le « pureté », si tu veux – c’est un masque). C’est mieux ainsi. Je devine dans l’ombre
ta répulsion. Ô bel idiot, – souviens-tu de cela :
ceux qui ont beaucoup souffert, savent se venger, même s’ils savent
que personne n’en est responsable, ni eux-mêmes, ni les autres. La nuit tombe si amèrement !
Les étoiles sont apparues. Elles blessent comme des épines. »

 Phedre (c) Marco Sallese Phedre ©Herman Sorgeloos

 

Ajax

Ajax (c) Marco Sallese (13)Ajax est l’un des plus grands héros de la guerre de Troie, de stature gigantesque et d’un courage sans faille. Il est cousin d’Achille et revendique les armes de ce dernier (fabriquées par Héphaïstos) pendant les jeux organisés à ses funérailles. Cependant, Ulysse arrive à les gagner par la ruse. Selon la tradition, reprise par Euripide dans la tragédie qu’il a dédiée au héros, Ajax furieux massacre des troupeaux d’animaux en les prenant pour des guerriers grecs, qui se sont montrés injustes et méprisants envers lui. En revenant à lui, sa honte fut telle qu’il s’est donné la mort.

Ritsos met sur scène le héros au moment de sa prise de conscience, à l’aube qui suit la nuit de sa crise de folie meurtrière. C’est l’occasion de remettre en question toutes les certitudes et les évidences. Ce pilier inébranlable de force et de bravoure revendique son droit à la faiblesse et à la peur. Il se rend compte soudain de la vanité de tous les idéaux du guerrier pour lesquels il s’était battu avec autant de panache et de succès jusqu’alors. La gloire et les trophées, y compris les armes tellement convoitées, semblent vides de sens, sans aucune importance. De même, la désapprobation et les moqueries appréhendées des autres, des anciens amis qui se sont montrés indignes de sa confiance.

« Que veux-tu en faire maintenant des gloires, des trophées, des louanges ? Ils ne sont rien.
Rien également l’échec et la raillerie. Ils périssent aussi avec nous.
Je n’ai jamais demandé des esclaves, des admirateurs, des vassaux. Je veux seulement un homme
pour qu’on puisse discuter d’égal à égal ; – où est-il ? Seulement notre mort
est l’égal de chacun de nous. Tout le reste, un éclat rapide,
des compromis, des prétextes, des fermetures de yeux volontaires. »

Ajax (c) Marco Sallese (3)Le héros paraît finalement se remettre et laisser derrière lui ce mauvais moment, en donnant des ordres pour qu’on nettoie les restes du carnage. Il part en rassurant sa femme, prétendant qu’il va se laver au fleuve, cependant il se donne la mort hors des yeux du spectateur (comme c’était le cas toujours dans le théâtre ancien). Un serviteur apporte la sombre nouvelle à la maisonnée, qui reste sous le choc, comme nous-mêmes. Nous avons espéré peut-être une autre conclusion proposée par Ritsos : nous aimerions voir cet homme brisé, qui provoque immanquablement des sentiments de compassion et d’attendrissement, se relever et laisser définitivement derrière lui les champs de bataille et les luttes inutiles, pour mener enfin une vie paisible, en accord avec les principes essentiels qu’il vient de découvrir. Mais probablement un vrai héros, s’il peut affronter tout ce qui vient de l’extérieur, ne saurait survivre à la perte de la maîtrise et du respect de soi-même.

 

Le Théâtre de Liège nous donnera l’occasion en mars de voir animés sur scène les trois héros et les monologues que Yannis Ritsos a dédiés à chacun. Le défi est à la taille de ces personnages.

 

Aikaterini Lefka
Février 2017

crayongris2Aikaterini Lefka est maître de conférences à l’Université de Liège. Philologue et philosophe de l'Antiquité, elle a notamment publié Tout est plein de dieux. Les divinités traditionnelles dans l’œuvre de Platon. Du rapport entre religion et philosophie.

 

Toutes les traductions citées sont de Aikaterini Lefka.

 


 

Trilogie des  éléments
Œuvre pour voix seule et machines célibataires

Texte : Yannis Ristos
Conception : Marianne Pousseur et Enrico Bagnoli - Cie Khroma
Interprétation : Marianne Pousseur
Musique : Georges Aperghis (Ismène) - Marianne Pousseur (Phèdre et Ajax)

Vidéos :  Ismène Phèdre - Ajax

Au Théâtre de Liège du 7 au 23 mars (Ismène : 7 et 8 mars ;  Phèdre : 14 et 15 mars ; Ajax 21 au 25 mars)