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Les collections d'art africain au fil du temps, une certaine vision de l'Afrique

11 January 2017
Les collections d'art africain au fil du temps, une certaine vision de l'Afrique

L'un des aspects de notre relation avec l'Afrique réside dans la constitution de collections d’objets africains, dont le fonds Firket de l’Université de Liège est un exemple. Ces collections, loin d’être des échantillonnages objectifs des productions africaines du moment sont en fait des fenêtres ouvertes sur nos désirs, nos centres d’intérêt et bien entendu sur notre vision de l’Afrique. Tout un ensemble de facteurs qui, au fil des siècles, ont largement évolué.

À voir : Exposition Labyrinthe-Fétiches, à la Cité Miroir, jusqu'au 26 février 2017. Conçue à partir des collections africaines de l'ULg par l'artiste Toma Muteba Luntumbe à l’invitation de Julie Bawin,  cette exposition questionnel'évolution du regard occidental sur les objets africains et leur représentation depuis le 19e siècle jusqu'à l'époque postcoloniale.

 

DapperLes premières collections

Cette évolution commence par une surprise : alors qu’on imaginerait aisément les européens du 17e siècle assez peu ouverts et tolérants, on s’aperçoit en consultant les ouvrages de l’époque que l’africain y est décrit quasiment comme un égal. Le continent africain se divise en royaumes certes aux coutumes parfois un peu étranges mais dont la légitimité ou la complexité n’est pas vraiment mise en cause.

Sur la page extraite de la Description de l’Afrique d’Olfert Dapper que je reproduis ci-contre (un ouvrage célèbre sur l’Afrique publié pour la première fois en 1668), on peut se rendre compte, à la fois par l’illustration et le texte, que l’Africain n’y est pas méprisé.

Dès le 15e siècle, on loue l’habileté des artisans africains. C’est ainsi que de petits objets en ivoire très finement ouvragés sont réalisés en Afrique pour la noblesse du Portugal. C’est également ainsi que des objets plus spécifiquement africains trouvent leur voie vers les cabinets de curiosités et les collections d’arts des cours européennes. Ils y sont à l’occasion décrits fort élogieusement comme dans cette notice d’un tissu congolais de la collection Settala (un érudit milanais dont la collection fut reprise par la bibliothèque Ambrosiana en 1751) :

«une œuvre tout à fait digne d’être observée avec attention en raison de la rareté de la tissure, qui dans ces pays est chose courante, tandis que dans la grande ville de Milan, il n’y a que deux personnes qui la maîtrisent parfaitement».

Un tissu similaire (dit velours du Kasai, inv. 15901) mais collecté bien plus tard figure dans les Collections de l’Université.

Cette remarquable tolérance s’arrête toutefois aux objets utilitaires : la statuaire cultuelle (statues, masques...) en trop grande contradiction avec les idées du christianisme est largement négligée voire taxée de «diablerie».

 

Dapper (Olfert), Description de l’Afrique contenant les noms, la situation & les confins de toutes ses parties,
leurs rivières, leurs villes & leurs habitations, leurs plantes & leurs animaux; les moeurs, les coûtumes,
la langue, les richesses, la religion & le gouvernement de ses peuples
”,
chez Wolfgang, Waesberge, Boom & van Someren (Amsterdam), 1686.
 
 

S’il fallait résumer en quelques mots le concept de ces premières collections africaines, on pourrait dire qu’elles relèvent d’une curiosité et d’une fascination pour un monde distant et largement inconnu. Elles font la part belle aux objets «profanes» (dans notre perception, en tout cas) : tissus, instruments de musiques, petit mobilier, outils, containers divers, objets précieux...

collections artistiques

Pipe à double fourneau, bois, fer, laiton, céramique, inv. 15511 - Ceinture de notable, Fibres végétales, perles, cauris, inv. 15714 - Olifant, ivoire, inv. 15777 - Sandales, Bois, fer, inv. 15075 - Pot à lait, bois patiné, inv. 15355 - Rasoir, fer laiton, inv. 15288 - Peigne sculpté Yisanuna, Bois, lation, inv. 15712 - Haut panier, vannerie, inv.15189 © Collections artistiques ULg
 

La colonisation

Jusqu’au 18e siècle, les Européens se contentaient de s’approvisionner sur les côtes africaines en esclaves et biens précieux, l’abolition de l’esclavage au 19e change la donne : il faut désormais s’installer en Afrique, coloniser et préalablement explorer le continent.

La colonisation est présentée comme une opportunité commerciale, mais pour l’homme du 19e siècle, elle est également et même souvent avant tout une œuvre de bienfaisance : elle doit apporter aux Africains les lumières de la civilisation, les bienfaits de la médecine, le réconfort de la religion et mettre une fin définitive à l’esclavage.

Les Africains voient initiallement eux aussi des opportunités commerciales à l’installation des Européens, mais malheureusement pour eux, les colonisateurs deviennent assez vite encombrants, autoritaires voire franchement hostiles. Même animés de bonnes intentions, leurs methodes peuvent laisser songeur, comme dans cette anecdote relatée par le marquis de Compiègne en 1875 :

«Ce noir s’était couché sur le haut d’une des berges escarpées qui dominaient la rivière; il se laissa choir, je ne sais trop comment, et roula jusqu’au bas. À la suite de cette chute, il se plaignit pendant plusieurs jours de douleurs dans le dos et ne laissa à Marche ni trève ni repos jusqu’à ce que celui-ci entreprît sa cure. Marche ne trouva rien de mieux que de le badigeonner de la tête aux pieds avec de l’acide phénique, ce qui, à sa profonde stupeur, le fit passer du noir au blanc, couleur qu’il conserva jusqu’à ce qu’il eût fait une nouvelle peau, ce qui ne tarda pas du reste, toute sa peau primitive étant tombée au bout de huit jours.»

...croyez-le ou non, après cet episode...

«Dès notre retour, nous eûmes, Marche et moi, un autre spécimen de l’ingratitude des Gabonais. François, Ouakanda et Joseph vinrent nous déclarer qu’ils ne nous accompagneraient pas dans le haut Ogooué.»

 

Au 19e, le ton a donc largement changé : l’Afrique a cessé d’être cette distante inconnue pour devenir un terrain en voie d’être conquis. Henry Morton Stanley écrit en 1879 en guise de préambule à À Travers le continent mystérieux les lignes suivantes :

«Étant, je l’espère, libre de tout préjugé de caste, de couleur, de race ou de nationalité, et m’efforçant de juger d’une manière que je crois équitable les nègres de Zanzibar, je vois un peuple venant à peine d’entrer dans l’âge du fer, livré tout à coup au jugement de nations qui possèdent sur lui une avance de plus de quatre mille ans.»

En à peine deux siècles, l’Africain a donc accumulé quatre mille ans de retard, et cette Afrique peuplée de royaumes étranges est devenue un enfer préhistorique :

«Ce peuple, sans aucun doute, a tous les vices de l’homme à l’état de barbarie; mais il comprend l’infériorité d’une pareille condition, il en sent la bassesse. Nous devons donc l’aider à sortir de cet état déplorable; notre religion nous en fait un devoir; le commandement sacré du Fils de Dieu nous l’impose.»

Si Stanley (que j’ai choisi ici en raison de ses rapports avec l’histoire du Congo dont sont issus les objets du fonds Firket) n’est pas réputé pour sa grande indulgence envers les Africains, ses écrits restent sobres par rapport à bien d’autres auteurs de l’époque.

Goddefroy

Photo de M.L.J. Goddefroy du Museum ethnographique de Leyde prise vers 1885 de retour de l’expédition Veth en Angola.
 

Les explorateurs de l’Afrique, lorsqu’ils reviennent, comptent sur la publication de leurs aventures pour rentrer dans leurs frais. Il est donc important que ces récits à succès (souvent divisés en deux volumes obligeant le lecteur à acheter le second pour lire comment le héros se tire d’un effrayant calvaire) soient palpitants. Le cannibalisme, les guerres tribales et les embuscades de toutes espèces en sont donc des rouages vitaux, quitte à les exagérer un peu...

Les armes

WardL’Afrique devient donc une terre d’aventures et de dangers, ce qui se ressent dans les collections coloniales de la fin du 19e (et du début du 20e): la part dévolue aux armes tribales y est souvent très importante.  Il faut dire que l’Afrique offre à la convoitise des collectionneurs une variété extraordinaire de boucliers et d’armes blanches aux formes aussi inquiètantes qu’inédites et tout à fait dignes d’illustrer les dangers du «Continent Noir» tout en étant souvent d’une grande élégance esthétique. 

Collection Herbert Ward, telle que publiée dans A voice from the Congo (édité à Londres par William Heinnemann) en 1910.
 

Il convient toutefois de mentionner le fait que les plus effrayantes d’entre elles n’étaient souvent pas réellement utilisées, soit parce qu’elles étaient plutôt un insigne de prestige, soit parce qu’elles avaient une fonction autre (monnaie, objet cultuel...) soit encore parce que jugées trop dangereuses. Le couteau de jet D.D.01, dit kipinga, de la collection Firket peut certes être lancé d’après Marc Leo Felix :

«It is said that throwing-blades could be hurled further than fifty meters, with optimum precision achieved at a distance of between ten and twenty meters (at which they inflicted disabling wounds) and relative precision obtainable at up to thirty meters. After a few hours practice I managed to throw one about thirty meters with relative precision.»

 

kipinga attirail de guerre Kipinga-15272

Carte portale missionnaire montrant une arme de jet kipinga des azande (à droite). - Couteau de jet Kipinga, inv. 15272, Collections artistiques ULg

 

Mais ce que l’histoire ne dit pas, c’est que cette arme coûteuse n’appartenait en général pas à son porteur mais à son «roi». Perdre ou endommager l’arme aurait exposé le guerrier à de nombreux ennuis, et s’il passait outre, s'il lançait l’arme, cela aurait eu comme inconvénient qu'il se retrouverait désarmé au milieu du champ de bataille. Autant dire que leur fonction était avant tout d’impressionner l’autre camp.

La statuaire

Si l’armement déchaîne l’enthousiasme des Européens de la fin du 19e (au point que de fausses armes africaines de collection furent produites dès cette période), la statuaire est loin d’engendrer une telle admiration. Ainsi, quand Paul Belloni Du Chaillu essaya d’acheter une idole des Aponos au sud Gabon en 1861, il indiqua:

«Quand on me l’apporta, je la trouvais si massive, si lourde et en même temps si grossièrement indécente que je fus obligé de la refuser.»

Même lorsque les auteurs jugent digne de consacrer plusieurs volumes à une culture spécifique, ils sont souvent plutôt dubitatifs sur les talents des Africains. Le Père Colle, dans sa monographie sur Les Baluba (Congo Belge) publiée en 1913 indique :

«On ne peut soutenir que nos Baluba sont des artistes qui créent des chefs-d’œuvre. Néanmoins ils se distinguent des autres peuplades nègres environnantes par des produits plus nombreux et mieux faits. C’est l’enfance de l’art, mais il y a de jolies naïvetés. [...] On peut dire que les peuplades voisines donnent des productions encore plus grossières que nos Baluba.»

Les sculptures sont malgré tout ramenées en nombre dès la fin du 19e. Elles sont collectées avant tout pour leur aspect de curiosités scientifiques et non pour leur valeur esthétique. Elles sont pour la société européenne de l’époque l’illustration même de ce que Stanley écrivait : des objets tout droit sortis du Monde Perdu, une sorte de survivance de la préhistoire, mais aussi une justification de l’importance et de la nécessité de l’aide que nous étions censés devoir apporter à l’Afrique.

 

 15330 15320 15323

Statue masculine nkisi, Bois, peinture, patine, inv. 15330  - Statuette masculine, Bois, inv. 15320 - Statue figurant un colon, Bois, caolin, peintures, inv. 15323 © Collections artistiques ULg

 

Ce que la grande majorité des intellectuels de l’époque reprochent à la statuaire africaine n’est plus tant son message «hérétique», c’est sa valeur esthétique même. Son goût pour la posture frontale et statique est jugé trop simpliste, inimaginatif et «enfantin». Son affranchissement des proportions est jugé comme une incapacité fondamentale à l’observer. On peut ainsi lire dans les très scientifiques Notes analytiques sur les collections du musée du Congo publiées en 1902 :

«L’art des Congolais, comme celui de tous les primitifs est nettement réaliste; leurs modèles sont toujours empruntés aux sources naturelles, et l’imagination semble avoir chez eux un rôle secondaire. S’ils n’arrivent à faire que des copies maladroites, infidèles ou déformées malgré leur indéniable qualité d’exécution, il faut en rechercher les causes principales dans l’insuffisance de leurs moyens techniques et dans la grande difficulté qu’ils éprouvent à saisir la valeur comparative des détails ou tout au moins à l’exprimer matériellement.»

15920Alors qu’il ne serait pas venu pas à l’esprit des commentateurs de l’époque de lire les représentations mythologiques comme obscènes ou une crucifixion comme l’apologie de la torture, on reproche à la sculpture africaine, sans faire l’effort de la comprendre, son côté obscène ou effrayant, ainsi d’ailleurs que l’emploi de matériaux jugés peu nobles comme le bois (par rapport à la pierre ou au bronze supposés être les seuls mediums d’un art sculptural sophistiqué). À telle enseigne qu’après le sac du palais de l’Oba de Benin par les Anglais en 1897 où une énorme quantité de sculptures et de bas reliefs en bronze furent ramenés en Europe et «inondèrent le marché», beaucoup mirent en doute l’origine africaine de ces objets, ou à tout le moins en attribuèrent l’inspiration à n’importe qui pourvu qu’il ne fut pas africain : un fondeur portuguais, une tribu israélite, les Atlantes...

Toujours est-il que collections privées, magasins de curiosités et musées ethnographiques se garnirent progressivement d’un grand nombre de statues et de masques «primitifs» dont les réels mérites artistiques, même s’ils étaient peu perçus du public et, osons le dire, de ceux qui les accumulaient, finirent par attirer l’attention. Ainsi Picasso visitant pour la première fois le musée ethnographique du Trocadéro en 1907, décrit son expérience comme un choc désagréable et dérangeant, mais révélateur. Il explique à André Malraux que :

«Les masques n’étaient pas des sculptures comme les autres [...]. Ils étaient des choses magiques [...]. Les Nègres, ils étaient des intercesseurs [...]. Contre tout, contre les esprits inconnus, menaçants [...]. Les fétiches [...] étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants.»

Masque heaume Hemba, bois, kaolin, raphia, inv. 15920
©Collections artistiques ULg
 
 

Le rôle de catalyse que «l’art nègre» jouera dans l’art moderne, à commencer par le cubisme de Picasso, lui donne accès à une nouvelle grille de lecture : l’esthétique et, de ce fait, engendre un nouveau type de collection.

 

Les collections d' «art nègre»

Là où la collection coloniale «classique» s’alimentait sur le terrain et contenait un grand nombre d’objets utilitaires à la fois plus faciles à obtenir et «scientifiquement satisfaisants», la collection «d’art nègre» s’alimente chez les marchands et s’intéresse plus spécifiquement à la figuration.

La collection Firket, construite dans les années 1910 et 1920, est un beau témoignage de son époque. Si Firket n’est pas un colonial, il construit sa collection en grande partie par contact avec des coloniaux, d’où la prééminence encore très grande des objets utilitaires, mais il s’interésse manifestement à la statuaire par un grand nombre de beaux spécimens. C’est une collection de transition.

 

La reconnaissance du mérite artistique des œuvres africaines ira pour un aréopage d’intellectuels regroupés par Félix Fénéon jusqu’à demander en 1920 qu’une salle du Louvre lui soit consacrée (ce qui sera chose faite 80 ans plus tard, en 2000).

trocaderoToutefois, il ne faut pas se méprendre : pour l’Européen du début du 20e siècle, l’Africain reste avant tout un primitif. S’il fait de l’art, c’est plus par instinct que par raison. Il y est poussé par une crainte superstitieuse et non par une théorie esthétique. Il vit mais ne comprend pas. Monseigneur Le Roy, l’un des intellectuels cités par Fénéon pour proposer une entrée de l’art nègre au Louvre, explique:

«Ce que l’on peut dire de l’art africain, le moins développé de tous, s’applique à plus forte raison à l’art indien des Amériques, à l’art océanien, sans parler de l’art indou, chinois et japonais... C’est un art original, primitif, qui peut avoir ses attaches plus ou moins visibles et remontant à un lointain passé, mais perfectible et méritant – à titre de curiosité et d’enseignement – d’être représenté dans nos musées par quelques pièces de choix. Elles montreraient, en tout cas, que l’homme est, spécifiquement, un artiste.»

Une salle du musée ethnographique du Trocadéro en 1895
montrant les statues ramenées du palais du roi Behanzin
suite à l’expédition punitive menée par le colonel Dodds
 

L’art africain accède donc à ce statut non par la reconnaissance de ses artistes et de leurs recherches, mais plutôt à travers l’œil critique de l’Européen dans une démarche qui, quelque part, préfigure de quelques années le readymade. L’artiste africain, quand bien même il fut connu et reconnu de ses contemporains, faute d’être enregistré au moment de la collecte, est cantonné au rôle d’un opérateur anonyme. Ses œuvres appartiennent à un style tribal et non à un individu ou à une école esthétique, elles sont intemporelles au point que même encore de nos jours les œuvres montrant les signes d’un grand âge sont généralement qualifiées d’œuvres du 19e quand bien même elles seraient plus anciennes.

Entre 1900 et 1930, le succès de «l’art nègre» va grandissant suscitant maintes vocations de collectionneurs, mais aussi une production de plus en plus active et de moins en moins traditionnelle d’objets destinés à alimenter ce marché. Or devant cette avalanche d’objets (disons-le souvent médiocres) naît la nécessité pour les marchands autant que pour les collectionneurs de protèger leurs acquis : l’idée d’authenticité devient centrale.

On demande ainsi désormais à «l’art nègre» non seulement de venir d’Afrique mais d’être ancien, «vrai», «pur», d’avoir servi lors de cultes et d’être libre de toute influence extérieure (en particulier occidentale). Voici par exemple ce que Paul Guillaume dit en 1926 :

«L’œuvre d’art nègre est maintenant une chose du passé, car les motifs religieux qui l’inspiraient et les conditions régnant dans la tribu qui la rendaient possible ont disparu. Elle était inséparablement liée à l’animisme et au culte des ancêtres. La diffusion du christianisme et du mahométisme n’a pas seulement amené la complète destruction des fétiches par les missionnaires, mais a détruit la croyance fervente en leur efficacité qui appelait l’effort créateur au moment où ils étaient façonnés.»

Ainsi, si l’art occidental peut être fécondé par l’apport africain et ses «découvreurs» devenir de grands maîtres, l’inverse n’est pas envisageable et on signe l’acte de décès de l’art africain au moment même où il naît à nos yeux.

On oublie sans doute un peu vite qu’en Afrique comme en Europe, pour un chef-d’œuvre créé, bien des œuvres mineures sont produites et que si les œuvres anciennes peuvent effectivement paraître d’une meilleure qualité, c’est en partie parce que le temps a agi comme un filtre en éliminant ce qui n’avait pas suscité d’intérêt.

Un art africain

Pendant tout le 20e siècle, et jusqu’à nos jours, deux grandes conceptions des collections africaines vont cohabiter : l’une, en quelque sorte héritière des collections scientifiques fondées au 19e et mettant l’accent sur l’ethnographie, l’autre héritière de l’avant-garde artistique du début du 20e et mettant l’accent sur l’aspect esthétique et sur la supposée «universalité de l’art».

Si ces deux visions s’affrontent parfois avec violence (comme par exemple lors de la création du musée du Quai Branly en 2006), elles finirent (à de rares exceptions près) toutes deux par reconnaître l’existence d’un art africain. Si cette reconnaissance semble aller de soi, elle se fait sans toutefois consentir à de grands efforts pour tenter d’en comprendre le sens et identifier les artistes ou leur démarche.

Cette reconnaissance dont nous sommes à juste titre fiers n’évite malheureusement pas quelques écueils. Un critique d’art que j’interrogeais me confia à propos des objets africains «qu’ils n’étaient pas de l’art, mais des artefacts», un propos qui peut paraître choquant mais qui, à la réflexion, n’est pas sans fondement : peut-il y avoir uneœuvre d’art sans artiste, sans message et sans une histoire africaine de l’art ? Quant à nos exigences de pureté et d’authenticité, si elles paraissent de prime abord faire honneur à l’art africain, elles en signent en même temps l’acte de décès. Il y a certes eu un art africain, mais comme le disait Paul Guillaume : «L’œuvre d’art nègre est maintenant une chose du passé».

C’est ainsi qu’assez vite nos missionnaires vont se mettre en tête d’apprendre aux Africains les bases de l’art. L’Archevêque Celso Costantini, dans son Art Chrétien dans les missions écrit à propos de l’Afrique en 1949 :

«L’art nègre a, en général, un caractère enfantin; l’idée de l’artiste s’exprime avec un schématisme dur et sous une forme grossière et souvent embarassée. C’est un art qui chante en balbutiant, qui ne possède pas encore un langage élégant et correct pour exprimer ses concepts.»

...et de continuer un peu plus loin sur une note d’espoir (si j’ose dire)...

«L’art chrétien nègre, tel un rameau d’olivier franc greffé sur un olivier sauvage, pourra, croyons-nous, faire éclore du vieux tronc une floraison nouvelle et créer une renaissance artistique chrétienne qui répondra à la nouvelle civilisation chrétienne apportée aux noirs. Si l’Islam, introduit en Afrique par les Arabes, a pu çà et là marquer de son esprit le pauvre art africain et l’enrichir, le christianisme est certainement destiné à exercer une influence plus vaste, plus profonde et plus bienfaisante.»

hutte devin

Intérieur de la hutte d'un devin au bas Congo. Holas (Bohumil), L'Afrique Noire. Religions du Monde, Bloud & Gay (Paris), 1964
 

Les missionnaires ne sont pas les seuls, d’ailleurs, à s’intéresser au devenir de l’art en Afrique. À titre d’exemple, Pierre-Romain Desfossés, ancien militaire et peintre, fondera en 1947 à Élisabethville (maintenant Lubumbashi) une école libre d’art qui révèlera très vite le travail de Philippe Mulongoyi Nkulu Mitenga, dit Pili-Pili, connu comme l’un des précurseurs de la peinture congolaise contemporaine.

maisonBeaucoup d’européens amateurs «d’art nègre» désormais appelé «art africain» reprocheront (et reprochent d’ailleurs encore !) aux peintres du Congo l’emploi de la peinture comme medium artistique, y voyant encore une fois une influence occidentale malvenue. L’influence y est sans doute, mais on oublie un peu vite que l’art pictural était courant en Afrique, ainsi que le remarque le père Colle:

«Souvent les dessins ornent les écuelles, les pipes, les ustensiles de ménage, les armes, les parois de maisons. Les propriétaires de ces meubles ornés y attachent une grande valeur. On trouve de-ci de-là des planches ornées de dessins géométriques dans les huttes ou devant la porte des habitations de notables. Ces dessins sont soulignés de couleur rouge, jaune, noire ou blanche.»

Décoration traditionnelle d’une maison Congolaise
©Archives P. Loos, Bruxelles)

 

Les sujets «naifs», souvent animaux ou végétaux, parfois abstraits de ces précurseurs (Pili-Pili et bien d’autres comme Lubaki, Tshyela...) se retrouvent également dans les décors traditionnels et ne constituent en fait pas la rupture que l’on pourrait imaginer.

TshielatendoL’aspect souvent abstrait (ou naïf quand il était figuratif) de l’art pictural traditionnel (s’il fallait déjà beaucoup d’efforts à l’européen pour accepter la sculpture figurative africaine, que dire d’un art abstrait !) ainsi que les difficultés de transport ont quasiment banni de nos collections cette forme d’art. Il n’en reste que quelques photos et un oubli presque total.

Tshielatendo, sans titre (1931)
 

Il faudra donc attendre la seconde moitié du 20e siècle (je dirais même son dernier quart) pour que quelques collectionneurs s’intéressent sérieusement à la peinture et à l’art contemporain africain. Citons pour le Congo les collections Bilinelli, Pigozzi... et quelques (trop rares) succès comme celui de Cheri Samba.

Il convient toutefois de se poser la question suivante : l’aspect souvent naïf ou politique de l’art contemporain africain reflète-t-il notre vision actuelle de l’Afrique ? L’histoire et une meilleure compréhension de la culture africaine permettront peut-être un jour de trancher cette question.

 Frédéric Cloth
Janvier 2017

 

 

 crayongris2Frédéric Cloth est expert en arts africains, collaborateur scientifique de l'Université de Yale.

 

 >>> Labyrinthe-Fétiches, une exposition qui en cache une autre, jusqu'au 26 février 2017 à la Cité Miroir

 

Bibliographie :

1686 - Dapper (Olfert): Description de l’Afrique, Wolfgang, Waesberge, Boom & van Someren (Amsterdam)
1861 - Du Chaillu (Paul Belloni) : Exploration and adventures in Equatorial Africa, (London)
1876 - de Compiègne (marquis) : Okanda, Bangouens, Osyeba, Plon (Paris)
1878 - de Compiègne (marquis) : Gabonais, Pahouins, Gallois, Plon (Paris)
1879 - Stanley (Henri M.):  À Travers le Continent Mystérieux, Hachette et Cie (Paris)
1902 - Notes analytiques sur les Collections Ethnographiques du Musée du Congo, Tome I: les Arts - religion, Annales du Musée du Congo (Bruxelles)
1913 - Colle (R.P.): Les Baluba, Sociologie descriptive, Tome II, Monographies ethnographiques Cyr. van Overbergh XI (Bruxelles)
1920 - Fénéon (Félix) : Iront-ils au Louvre ? Enquête sur des arts lointains, Toguna (Toulouse), 2000
1926 - Guillaume (Paul): La sculpture nègre et l’art moderne, Toguna (Toulouse), 1999
1949 - Costantini (Celso):  L'Art Chrétien dans les Missions, Desclée de Brouwer (Bruxelles)
1986 -  Ouvertures sur l'Art Africain, Édition Dapper (Paris)
 1989 - Cornet (Joseph-Aurélien), de Cnodder (Remi), Toebosch (Wim): 60 ans de peinture au Zaïre, Les éditeurs d'Art Associés (Bruxelles)
1991 - Felix (Marc Leo): Kipinga, (Bruxelles)
1991 - Rubin (William), Paudrat (Jean-Louis): Le primitivisme dans l'art du XXe siècle, Flammarion (Paris)
1994 - Vogel (Susan): Africa Explores, XXth century African Art, The Center for African Art (New York)
1996 - Bomoi Mobimba Toute la Vie, Musée des Beaux Arts (Charleroi)
2006 - Dupaigne (Bernard): Le scandale des arts premiers, la véritable histoire du musée du quai Branly, Fayard (Paris)
2006 - Léopoldville - Liège - Liège - Kinshasa, Les collections Africaines de l'Université de Liège, Université de Liège (Liège)
2007 - Why Africa ? La collezione Pigozzi, Fondazione Pinacoteca (Torino)

 


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