Les collections d'art africain au fil du temps, une certaine vision de l'Afrique

Les collections d' «art nègre»

Là où la collection coloniale «classique» s’alimentait sur le terrain et contenait un grand nombre d’objets utilitaires à la fois plus faciles à obtenir et «scientifiquement satisfaisants», la collection «d’art nègre» s’alimente chez les marchands et s’intéresse plus spécifiquement à la figuration.

La collection Firket, construite dans les années 1910 et 1920, est un beau témoignage de son époque. Si Firket n’est pas un colonial, il construit sa collection en grande partie par contact avec des coloniaux, d’où la prééminence encore très grande des objets utilitaires, mais il s’interésse manifestement à la statuaire par un grand nombre de beaux spécimens. C’est une collection de transition.

 

La reconnaissance du mérite artistique des œuvres africaines ira pour un aréopage d’intellectuels regroupés par Félix Fénéon jusqu’à demander en 1920 qu’une salle du Louvre lui soit consacrée (ce qui sera chose faite 80 ans plus tard, en 2000).

trocaderoToutefois, il ne faut pas se méprendre : pour l’Européen du début du 20e siècle, l’Africain reste avant tout un primitif. S’il fait de l’art, c’est plus par instinct que par raison. Il y est poussé par une crainte superstitieuse et non par une théorie esthétique. Il vit mais ne comprend pas. Monseigneur Le Roy, l’un des intellectuels cités par Fénéon pour proposer une entrée de l’art nègre au Louvre, explique:

«Ce que l’on peut dire de l’art africain, le moins développé de tous, s’applique à plus forte raison à l’art indien des Amériques, à l’art océanien, sans parler de l’art indou, chinois et japonais... C’est un art original, primitif, qui peut avoir ses attaches plus ou moins visibles et remontant à un lointain passé, mais perfectible et méritant – à titre de curiosité et d’enseignement – d’être représenté dans nos musées par quelques pièces de choix. Elles montreraient, en tout cas, que l’homme est, spécifiquement, un artiste.»

Une salle du musée ethnographique du Trocadéro en 1895
montrant les statues ramenées du palais du roi Behanzin
suite à l’expédition punitive menée par le colonel Dodds
 

L’art africain accède donc à ce statut non par la reconnaissance de ses artistes et de leurs recherches, mais plutôt à travers l’œil critique de l’Européen dans une démarche qui, quelque part, préfigure de quelques années le readymade. L’artiste africain, quand bien même il fut connu et reconnu de ses contemporains, faute d’être enregistré au moment de la collecte, est cantonné au rôle d’un opérateur anonyme. Ses œuvres appartiennent à un style tribal et non à un individu ou à une école esthétique, elles sont intemporelles au point que même encore de nos jours les œuvres montrant les signes d’un grand âge sont généralement qualifiées d’œuvres du 19e quand bien même elles seraient plus anciennes.

Entre 1900 et 1930, le succès de «l’art nègre» va grandissant suscitant maintes vocations de collectionneurs, mais aussi une production de plus en plus active et de moins en moins traditionnelle d’objets destinés à alimenter ce marché. Or devant cette avalanche d’objets (disons-le souvent médiocres) naît la nécessité pour les marchands autant que pour les collectionneurs de protèger leurs acquis : l’idée d’authenticité devient centrale.

On demande ainsi désormais à «l’art nègre» non seulement de venir d’Afrique mais d’être ancien, «vrai», «pur», d’avoir servi lors de cultes et d’être libre de toute influence extérieure (en particulier occidentale). Voici par exemple ce que Paul Guillaume dit en 1926 :

«L’œuvre d’art nègre est maintenant une chose du passé, car les motifs religieux qui l’inspiraient et les conditions régnant dans la tribu qui la rendaient possible ont disparu. Elle était inséparablement liée à l’animisme et au culte des ancêtres. La diffusion du christianisme et du mahométisme n’a pas seulement amené la complète destruction des fétiches par les missionnaires, mais a détruit la croyance fervente en leur efficacité qui appelait l’effort créateur au moment où ils étaient façonnés.»

Ainsi, si l’art occidental peut être fécondé par l’apport africain et ses «découvreurs» devenir de grands maîtres, l’inverse n’est pas envisageable et on signe l’acte de décès de l’art africain au moment même où il naît à nos yeux.

On oublie sans doute un peu vite qu’en Afrique comme en Europe, pour un chef-d’œuvre créé, bien des œuvres mineures sont produites et que si les œuvres anciennes peuvent effectivement paraître d’une meilleure qualité, c’est en partie parce que le temps a agi comme un filtre en éliminant ce qui n’avait pas suscité d’intérêt.

Page : previous 1 2 3 4 5 next