Les collections d'art africain au fil du temps, une certaine vision de l'Afrique

Les armes

WardL’Afrique devient donc une terre d’aventures et de dangers, ce qui se ressent dans les collections coloniales de la fin du 19e (et du début du 20e): la part dévolue aux armes tribales y est souvent très importante.  Il faut dire que l’Afrique offre à la convoitise des collectionneurs une variété extraordinaire de boucliers et d’armes blanches aux formes aussi inquiètantes qu’inédites et tout à fait dignes d’illustrer les dangers du «Continent Noir» tout en étant souvent d’une grande élégance esthétique. 

Collection Herbert Ward, telle que publiée dans A voice from the Congo (édité à Londres par William Heinnemann) en 1910.
 

Il convient toutefois de mentionner le fait que les plus effrayantes d’entre elles n’étaient souvent pas réellement utilisées, soit parce qu’elles étaient plutôt un insigne de prestige, soit parce qu’elles avaient une fonction autre (monnaie, objet cultuel...) soit encore parce que jugées trop dangereuses. Le couteau de jet D.D.01, dit kipinga, de la collection Firket peut certes être lancé d’après Marc Leo Felix :

«It is said that throwing-blades could be hurled further than fifty meters, with optimum precision achieved at a distance of between ten and twenty meters (at which they inflicted disabling wounds) and relative precision obtainable at up to thirty meters. After a few hours practice I managed to throw one about thirty meters with relative precision.»

 

kipinga attirail de guerre Kipinga-15272

Carte portale missionnaire montrant une arme de jet kipinga des azande (à droite). - Couteau de jet Kipinga, inv. 15272, Collections artistiques ULg

 

Mais ce que l’histoire ne dit pas, c’est que cette arme coûteuse n’appartenait en général pas à son porteur mais à son «roi». Perdre ou endommager l’arme aurait exposé le guerrier à de nombreux ennuis, et s’il passait outre, s'il lançait l’arme, cela aurait eu comme inconvénient qu'il se retrouverait désarmé au milieu du champ de bataille. Autant dire que leur fonction était avant tout d’impressionner l’autre camp.

La statuaire

Si l’armement déchaîne l’enthousiasme des Européens de la fin du 19e (au point que de fausses armes africaines de collection furent produites dès cette période), la statuaire est loin d’engendrer une telle admiration. Ainsi, quand Paul Belloni Du Chaillu essaya d’acheter une idole des Aponos au sud Gabon en 1861, il indiqua:

«Quand on me l’apporta, je la trouvais si massive, si lourde et en même temps si grossièrement indécente que je fus obligé de la refuser.»

Même lorsque les auteurs jugent digne de consacrer plusieurs volumes à une culture spécifique, ils sont souvent plutôt dubitatifs sur les talents des Africains. Le Père Colle, dans sa monographie sur Les Baluba (Congo Belge) publiée en 1913 indique :

«On ne peut soutenir que nos Baluba sont des artistes qui créent des chefs-d’œuvre. Néanmoins ils se distinguent des autres peuplades nègres environnantes par des produits plus nombreux et mieux faits. C’est l’enfance de l’art, mais il y a de jolies naïvetés. [...] On peut dire que les peuplades voisines donnent des productions encore plus grossières que nos Baluba.»

Les sculptures sont malgré tout ramenées en nombre dès la fin du 19e. Elles sont collectées avant tout pour leur aspect de curiosités scientifiques et non pour leur valeur esthétique. Elles sont pour la société européenne de l’époque l’illustration même de ce que Stanley écrivait : des objets tout droit sortis du Monde Perdu, une sorte de survivance de la préhistoire, mais aussi une justification de l’importance et de la nécessité de l’aide que nous étions censés devoir apporter à l’Afrique.

 

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Statue masculine nkisi, Bois, peinture, patine, inv. 15330  - Statuette masculine, Bois, inv. 15320 - Statue figurant un colon, Bois, caolin, peintures, inv. 15323 © Collections artistiques ULg

 

Ce que la grande majorité des intellectuels de l’époque reprochent à la statuaire africaine n’est plus tant son message «hérétique», c’est sa valeur esthétique même. Son goût pour la posture frontale et statique est jugé trop simpliste, inimaginatif et «enfantin». Son affranchissement des proportions est jugé comme une incapacité fondamentale à l’observer. On peut ainsi lire dans les très scientifiques Notes analytiques sur les collections du musée du Congo publiées en 1902 :

«L’art des Congolais, comme celui de tous les primitifs est nettement réaliste; leurs modèles sont toujours empruntés aux sources naturelles, et l’imagination semble avoir chez eux un rôle secondaire. S’ils n’arrivent à faire que des copies maladroites, infidèles ou déformées malgré leur indéniable qualité d’exécution, il faut en rechercher les causes principales dans l’insuffisance de leurs moyens techniques et dans la grande difficulté qu’ils éprouvent à saisir la valeur comparative des détails ou tout au moins à l’exprimer matériellement.»

15920Alors qu’il ne serait pas venu pas à l’esprit des commentateurs de l’époque de lire les représentations mythologiques comme obscènes ou une crucifixion comme l’apologie de la torture, on reproche à la sculpture africaine, sans faire l’effort de la comprendre, son côté obscène ou effrayant, ainsi d’ailleurs que l’emploi de matériaux jugés peu nobles comme le bois (par rapport à la pierre ou au bronze supposés être les seuls mediums d’un art sculptural sophistiqué). À telle enseigne qu’après le sac du palais de l’Oba de Benin par les Anglais en 1897 où une énorme quantité de sculptures et de bas reliefs en bronze furent ramenés en Europe et «inondèrent le marché», beaucoup mirent en doute l’origine africaine de ces objets, ou à tout le moins en attribuèrent l’inspiration à n’importe qui pourvu qu’il ne fut pas africain : un fondeur portuguais, une tribu israélite, les Atlantes...

Toujours est-il que collections privées, magasins de curiosités et musées ethnographiques se garnirent progressivement d’un grand nombre de statues et de masques «primitifs» dont les réels mérites artistiques, même s’ils étaient peu perçus du public et, osons le dire, de ceux qui les accumulaient, finirent par attirer l’attention. Ainsi Picasso visitant pour la première fois le musée ethnographique du Trocadéro en 1907, décrit son expérience comme un choc désagréable et dérangeant, mais révélateur. Il explique à André Malraux que :

«Les masques n’étaient pas des sculptures comme les autres [...]. Ils étaient des choses magiques [...]. Les Nègres, ils étaient des intercesseurs [...]. Contre tout, contre les esprits inconnus, menaçants [...]. Les fétiches [...] étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants.»

Masque heaume Hemba, bois, kaolin, raphia, inv. 15920
©Collections artistiques ULg
 
 

Le rôle de catalyse que «l’art nègre» jouera dans l’art moderne, à commencer par le cubisme de Picasso, lui donne accès à une nouvelle grille de lecture : l’esthétique et, de ce fait, engendre un nouveau type de collection.

 

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