De septembre 1914 à mai 1916, le poète Louis Boumal tient ce qu’il appelle des « Carnets de campagne » où il note ses impressions d’observateur de la guerre et des réflexions à portée morale, sociale et politique. Celles-ci représentent un témoignage de première main sur la vie au front et à l’arrière, dans cette mince bande de terre coincée entre la mer du Nord et l’Yser, et surtout sur l’effet psychologique de ces conditions sur un jeune homme intelligent et sensible. Conservés à l’ULg, ces Carnets sont désormais disponibles en ligne en images numériques, mais aussi en transcription établie en partenariat avec les AML. Une édition intégrale des écrits de guerre comprenant aussi ses poèmes, articles et autres écrits, et accompagnée de textes d’ordre historique est en préparation pour 2018.
Louis Boumal incarne en Belgique la figure classique du poète combattant, frappé d’un destin malheureux en mourant pour la Patrie : mobilisé en 1914, engagé durant toute la guerre sur le front de l’Yser, il décède le 29 octobre 1918, de la grippe espagnole, quelques jours avant l’armistice. La mémoire de l’Histoire s’est emparée de lui, en lui dédiant des cérémonies, en lui érigeant un monument et en donnant son nom à une rue liégeoise.
Le poète et la guerre
C’est certainement son statut de poète qui le distingue parmi tant de combattants disparus : pour la société, un poète qui disparaît, c’est une voix qui meurt, un pan d’art, de pensée et de culture qui s’éteint. Celui qui a vocation d’écrire se place ou se retrouve facilement dans la position de témoin volontaire. La Grande Guerre a ainsi produit un vaste corpus textuel, narratif, testimonial ou poétique, tant du côté français, belge ou anglais, que chez les Allemands (songeons aux carnets d’Ernst Jünger et au récit qu’il en tire, Orages d’acier). Être poète ou écrivain et combattant durant la guerre constitue donc une position tendue entre deux points : ce que le témoignage d’un esprit d’intellectuel et d’artiste peut apporter à la compréhension d’un événement de l’ampleur d’un conflit mondial, sur le plan psychologique, mais aussi politique et social, et la façon dont la littérature s’exerce dans ce contexte, voire dans ce but.
Le cas de Louis Boumal est à cet égard intéressant, sinon exemplaire, car les traces écrites qu’a laissées son expérience de la guerre sont de nature particulière, et leur portée ne peut qu’être modifiée par le fait que, décédé trop tôt, il n’a pu leur donner la suite qu’il leur destinait.
Louis Boumal a 24 ans quand il est mobilisé à l’approche imminente du conflit. Il est alors marié, futur père de famille et professeur de rhétorique. C’est un homme qui a des projets et des ambitions littéraires. Il est déjà l’auteur de deux livres de poésie, Poèmes en deuil (1910) et La Repentance Tristan (1913). Un troisième recueil est prêt (Poèmes en deuil). Mais la prose l’attire également, celle de l’essai comme celle du récit.
Les carnets de campagne
Dès son incorporation et son immersion dans la rapide débâcle de l’armée belge, il tient ce qu’il nomme des « carnets de campagne ». De septembre 1914 à mai 1916 (après une interruption de plus de deux ans, il y revient durant le mois d’octobre, jusqu’à son décès), il y note, souvent quotidiennement, ses impressions et ses réflexions. Celles-ci représentent un témoignage de première main sur la vie au front et à l’arrière, dans cette mince bande de terre coincée entre la mer du Nord et l’Yser, et surtout sur l’effet psychologique de ces conditions sur un jeune homme intelligent et sensible.
Photo ©AMLLa rédaction de ces carnets de campagne occupe une place essentielle dans la vie du poète-combattant, il s’agit d’un refuge, d’un instrument de soutien et d’expression contre le découragement, la révolte, d’un exutoire aussi. En fait, l’usage que Boumal fait de ses carnets est multiple, et c’est cela qui les rend particulièrement intéressants : certes, il y exprime d’abord ses sentiments divers face à l’absurdité de la situation, à l’incurie des supérieurs, à la mentalité des compagnons d’armes, à l’impact des bombardements et de la dévastation sur les paysages ou sur les populations, aux attitudes de celles-ci ; la douleur causée par la séparation d’avec sa femme ou par la naissance de sa fille qu’il ne verra jamais ; son désir de les revoir ou de les faire venir de ce côté des lignes, voire de se faire réformer ; son avancement militaire, jusqu’à devenir officier ; et surtout, un profond sentiment récurrent de solitude et de désespoir.
C’est donc aussi un observateur de la guerre qui se confie à ces carnets. Mais il en use également pour développer et conserver ses réflexions de portée morale, sociale ou politique, sur la guerre, ses causes et ses enjeux, sur les notions de partie, de culture et de barbarie, sur les positions politiques qui sont en présence, et sur ses propres idées : ils est proche de Maurras et de l’Action française de l’époque ; c’est aussi un militant wallon confronté à la nécessité d’être patriote en temps de guerre et de prendre position face à l’autre communauté engagée dans la même cause.
Écriture au front
Les carnets sont enfin une espèce de laboratoire d’écriture : ils révèlent que, confiné dans ce lieu et ce temps d’une guerre interminable, face au découragement, Boumal se maintient notamment par un désir d’écriture projeté dans plusieurs directions.
La poésie le requiert toujours : il écrira durant le conflit une quarantaine de poèmes dont il formera plusieurs projets de recueils évolutifs, qui aboutiront finalement au posthume Jardin sans soleil, publié par ses amis en 1919. Mais, d’une part, ses poèmes écrits au front, bien qu’ils soient toujours datés du lieu où il se trouve, n’évoquent pas directement la guerre, ses réalités et ses conditions, mais sont empreints d’une tonalité nostalgique où le conflit n’est présent qu’en filigrane ; chez Boumal, l’élégie n’a rien de réaliste ; il évite d’assigner au poème une fonction d’abord limitée aux carnets eux-mêmes. Par ailleurs, et consécutivement, les poèmes sont quasi exclus des carnets : ils forment une entreprise qui paraît comme détachée.
En revanche, il utilise assez tôt le matériau engrangé dans ces carnets pour produire des articles de pur témoignage « à chaud » : il en extrait les meilleures pages, les plus descriptives et évocatrices, il les retravaille et les envoie à des journaux pour, par exemple, rendre compte de « La retraite d’Anvers » dès novembre 1914 dans L’Action française, pour compter l’« Histoire d’une petit poste de surveillance » (mai 1915) ou celle de la cinquième brigade (octobre 1915) ou peindre cinq « Paysages » de guerre (avril-mai 1917).
Photo ©AML
Boumal se veut aussi penseur : plusieurs passages sont de pures réflexions sur les questions du temps, et plusieurs articles publiés, indépendants des carnets, ressortissent au genre de l’essai. Enfin, il recourt aussi au récit et à la fiction pour couler son expérience dans un moule littéraire. Dans plusieurs textes — des contes, une ébauche de nouvelle, un récit, une pièce de théâtre —, il imagine des doubles de lui-même à travers lesquels il projette tantôt sa propre mort, tantôt son retour au foyer une fois la guerre terminée. Ces textes sont les plus littéraires avec les poèmes, mais, en dépit du procédé de semi-dissimulation qu’est le dédoublement, ils livrent davantage de l’auteur que ses œuvres poétiques.
Il y a donc, dès le moment même de l’écriture quotidienne des carnets, une démarche littéraire qui s’exerce : Boumal est un écrivain qui témoigne, pour soi, mais aussi pour les autres. Tour à tour et selon les registres, le texte des carnets paraît ignorer ou envisager son lecteur à venir. Quand c’est le cas, on est frappé par l’attention stylistique qui est à l’œuvre : même dans les moments d’expression les plus directs et les plus intimes, Boumal se comporte en écrivain soucieux de son écriture et du statut littéraire du texte. Cela donne certes à celui-ci une tonalité où la spontanéité n’est pas toujours présente, mais cette démarche appliquée mérite d’être interrogée : c’est certainement l’importance du projet littéraire et du désir d’écrire dans l’expérience de guerre de Boumal qui lui donne sa valeur la plus intéressante pour notre époque.
Le projet Louis Boumal
Les carnets de campagne de Louis Boumal sont conservés à la bibliothèque Alpha de l’université de Liège ; ils ont été confiés à celle-ci par Marcel Paquot, qui fut le compagnon d’armes de Boumal sur l’Yser, contribua à l’édition de son recueil posthume et de ses Œuvres (1920) et eut le projet d’éditer le texte des carnets. Les Archives et Musée de la Littérature de Bruxelles possédant un important fonds d’archives de Boumal, un projet de collaboration est né entre les deux institutions, qui consiste en deux phases :
– en novembre 2016, publication en ligne du texte intégral des carnets de campagne, sous la forme d’une transcription (établie philologiquement par Laurence Boudart et Gérald Purnelle) et des images numérisées des pages originales (url : http://1418.aml-cfwb.be/boumal) ;
– en novembre 2018, à paraître dans la collection « Archives du futur » pour le centenaire du décès du poète, un ouvrage collectif consistant en une édition intégrale ou sélective de ses écrits de guerre (poèmes, carnets, articles et autres écrits), et en plusieurs chapitres d’étude interrogeant les conditions et implications d’une entreprise d’écriture au cœur de la guerre ; les collaborateurs réunis autour de ce projet sont : Laurence Boudart (AML), Gérald Purnelle, Catherine Lanneau, Francis Balace, Christophe Brüll et Christophe Bechet (ULg).
Gérald Purnelle
Décembre 2016
Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique.