Haute littérature. Laurent Demoulin, Robinson

robinsonLaurent Demoulin est écrivain. Il est aussi universitaire, enseignant, chercheur en littérature et spécialiste de plusieurs écrivains. Laurent Demoulin est écrivain. Il est aussi homme, fils, époux, et père. Laurent Demoulin est le père de trois enfants, dont le plus jeune est un petit garçon « différent », écarté du monde, ou du moins de toute relation avec les autres, par une maladie appelée l’autisme.

Laurent Demoulin étant écrivain, il est naturel (est-ce naturel ?) que son expérience de père, et de père d’un enfant autiste, il la transpose en un livre. Dans ce livre, il raconte, décrit, réfléchit. Telle anecdote est racontée, telle situation est décrite, qui fournissent des exemples du quotidien du père et du fils lorsqu’ils cohabitent, seuls ou en famille, lorsqu’ils se promènent, fréquentent grandes surfaces et plaines de jeux, s’isolent dans une chambre ou dans l’espace clos d’un wc.

Certains chapitres sont longs, la plupart courts. Dans les plus longs, l’auteur prend le temps de camper le décor et les circonstances de l’anecdote, il en développe les étapes, les détails, les rebondissements, ménage des suspenses et des surprises, des effets, manie l’humour et l’envolée, la distance et l’affectivité, l’observation et la réflexion. Il charme et donne à penser, son texte intéresse, emmène et convainc le lecteur.

Est-ce à dire qu’il s’agit de littérature ? Que la matière vécue est ainsi transformée en chose littéraire, avec toute l’intentionnalité et toute la technique que cela postule ? Oui, en ceci que l’auteur de ce livre ne l’a manifestement pas voulu comme un pur témoignage, directement informatif sur une problématique de notre époque, qui serait dégagé de toute autre aspiration que d’expliquer par l’exemple ce qu’est la vie d’un adulte parent d’un enfant autiste.

Robinson ne ressortit pas seulement à la littérature en raison de l’attention particulière accordée au style, à l’usage d’une rhétorique empruntée à l’écriture littéraire, en particulier au roman et ordonnant la narration, sa structure et ses effets. Ni essai ni témoignage, ce livre est un projet d’écriture répondant à un désir qui dépasse la reproduction élémentaire d’une expérience partageable. D’ailleurs, ne paraît-il pas sous la prestigieuse couverture de la « Blanche » de Gallimard », là où tout est littérature, voire rien que littérature ? — et non chez un éditeur ou dans une collection qui seraient plus « factuels ».

Ce désir d’écriture vise à transformer une matière en un objet complexe appelé texte, lequel recourt au récit au sens large pour interroger une condition qui, pour être spécifique, touche de plus près qu’il n’y paraît à notre condition humaine : par le truchement de l’anecdote et du récit, c’est de normalité, de la relation à l’autre, de la responsabilité, et bien sûr de l’amour humain, qu’il est question.

On trouvera, et c’est sans doute moins plaisant qu’on pourrait le croire, un indice de cette littérarité du projet d’écriture de Laurent Demoulin, dans la part de jeu (au sens ludique, mais aussi au sens de marge, d’écart et d’ouverture) qui s’y manifeste et qui est précisément inhérente à la littérature même. Le narrateur (l’auteur ?) ne dit-il pas vers la fin que « ces pages ne constituent nullement un témoignage véridique, mais appartiennent au domaine de la fiction, plus précisément de la poésie épique, et qu’à ce titre elles participent à l’artifice de la littérature qui ne dit la vérité que lorsqu’elle ment […] ». Humour et second degré, certes, dans une telle assertion, mais aussi revendication d’un statut précis pour un texte dont la portée, l’usage et la nécessité sont tout sauf accessoires.

008© Michel Houet Ulg - Laurent DemoulinLa famille, les liens, la généalogie, la transmission, sont certainement le thème qui anime le plus profondément le projet d’écrivain de Laurent Demoulin, depuis son premier recueil de poèmes, justement intitulé Filiation, jusqu’au poignant et capital Même mort, où il évoque les derniers moments de ses parents. Robinson s’inscrit dans cette lignée. S’il témoigne d’une chose primordiale parmi d’autres, c’est bien d’une relation entre deux êtres humains ; partant, de la relation d’un homme à soi-même ; partant, de la relation de tout être humain à la vie.

C’est donc un livre qui mobilise le lecteur, en ce sens que l’intention littéraire, et l’effet induit par une écriture qui se veut telle, le placent dans une position qui n’est que partiellement naturelle ou confortable (lire un récit toujours plaisant), si grandes que soient les séductions de cette écriture, précisément : le lecteur doit (ou est invité, s’il veut entrer dans la relation qui lui est proposée) construire lui-même sa propre expérience au cœur et au fil du récit. Il doit (ou il peut), n’ayons pas peur des mots, participer à un désir, un projet, un texte. Il doit (ou il peut) faire retour sur soi-même, à un double point de vue : qu’est-ce pour moi que la littérature, quelles sont ses limites, ses pouvoirs, ses droits et devoirs, ses formes et fins ? À quelle distance ou dans quelle proximité de l’être humain placé-je cette activité éminemment fondamentale (mais sans cesse contestée) qu’est l’action créatrice, art ou écriture ? Jusqu’à quel point suis-je capable de parcourir cette distance que trace le texte même entre un autre et moi, entre l’expérience d’un homme et ma propre affectivité, cette distance à la fois inéluctable et nécessaire que le texte tend comme un pont autant que comme un éloignement.

Comme les meilleurs livres, cet ouvrage, ni roman ni essai ni témoignage mais récit empreint de pensée, fait quelque chose à notre vision du monde et de l’homme ; il enrichit la littérature, c’est-à-dire qu’il interroge pour l’homme contemporain sa capacité d’expression, de compréhension et de communication. En ceci, et en bien d’autres aspects encore, c’est un livre profondément humain, pensé, vécu et écrit sans ruse mais avec art, sans pathos mais avec passion, sans froideur mais avec lucidité.

 

Gérald Purnelle
Novembre 2016

 

crayongris2 Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique.

 

 


 

 

À propos d'autisme : Aimer un enfant autistepar Laurent Demoulin (2011) à propos de María Gallardo et Miguel Gallardo, María et moi