Après une impressionnante carrière en festival, le documentaire Je suis le peuple arrive sur les écrans des Grignoux cet été. Plus qu’un film sur la révolution égyptienne, ce long-métrage d’Anna Roussillon interroge, tout en finesse, le rôle d’une caméra en contexte de révolte politique.
Fin janvier 2011, des milliers de personnes se rassemblent sur la place Tahrir au Caire pour exiger le départ du président Moubarak. À plusieurs centaines de kilomètres de là, Farraj, un petit agriculteur de la vallée du Nil, se dit qu’il rejoindrait bien les révolutionnaires. Mais il y a les champs, sa femme enceinte, et le moulin électrique de la communauté. Alors il reste dans son village et suit la révolution à la télévision. Il y découvre, tantôt enthousiaste comme un supporter, tantôt inquiet pour ses libertés individuelles, la chute de Moubarak et la montée de Morsi, la fragilisation de Morsi et le coup d’État du maréchal al-Sissi...
Pendant ce temps, malgré les révolutions, rien ne change au village. Les champs restent difficiles à cultiver, la panne de courant quotidienne menace les soirées passées devant la télévision, et les femmes se demandent toujours si la bombonne de gaz tant espérée sera livrée à temps.
Sur fond de ce quotidien immuable, Farraj se prend au jeu de la démocratie directe mais pourtant médiée par l’écran de son téléviseur qui donne le ton en matière de correction politique : « Morsi doit gagner », le peuple en est convaincu, il suffit de regarder la télévision ; ce sera le premier président égyptien à ne pas être issu de l’armée. Quelques mois plus tard : « Morsi dégage ! ». Grâce à des ellipses qui guident le spectateur de révolution en révolution, Anna Roussillon pose a priori un regard documentaire sévère sur son personnage principal qui se tient loin de la foule « réelle », et sur lequel la révolution télévisée agit comme une boussole.
Formellement aussi, servi par un cadrage et une photographie magnifiques que l’on doit à la réalisatrice elle-même, Je suis le peuple se constitue en contrechant tout autant qu’en contrechamp des images et des sons captés par l’antenne parabolique et auxquels s’abreuvent quotidiennement les villageois du film. Contre les plans d’ensemble de la foule au Caire, contre la rumeur d’une masse d’anonymes qui semblent dire à Farraj ce qu’il faut penser, la réalisatrice opte pour de longs plans fixes dont la durée autorise l’émergence d’une parole plus complexe, d’une hésitation, une durée ouverte aussi à l’interruption de l’interview, le temps pour un personnage d’invectiver quelqu’un qui passe hors-champ.
Cherchant le réel dans les ombres et les plis cachés de ses grandes couvertures médiatiques, le film d’Anna Roussillon est pourtant plus qu’un simple anti-reportage comme il en existe d’autres. Il est aussi une formidable réflexion autocritique sur ce que peut encore le documentaire aujourd’hui. Car le réel que la réalisatrice prend le temps de débusquer, semble, lui aussi, déterminé parfois par la présence de la caméra.
L’évolution du personnage principal est tout à fait exemplaire à cet égard : enthousiaste et extraverti lorsqu’il donne raison à la rue qui lui donne raison, Farraj se fait mutique et renfermé au moment où le vent tourne et que la même rue désavoue progressivement un nouveau président auquel elle vient pourtant de confier le pouvoir. En présence de la caméra documentaire de son amie Anna, le protagoniste prend peur, préfère se taire, avant de prier le nouveau président – pour lequel il a voté – de « dégager » à son tour.
Dans Je suis le peuple, il n’y a donc pas que les caméras de la place Tahrir qui écrivent et construisent le réel. La caméra documentaire, elle aussi, module parfois le discours sur la révolution. Loin du Caire, et à une échelle plus réduite, un autre exemple d’une réalité indissociable de l’outil d’enregistrement. En somme, au lieu de se positionner en vis-à-vis manichéen de la télévision qui défigurerait le réel pour mieux configurer les citoyens, Je suis le peuple retourne sa critique de la construction audiovisuelle du réel sur le cinéma documentaire lui-même.
Le documentaire d’Anna Roussillon pose dès lors une question qui déborde les frontières géographiques et temporelles du printemps arabe, une question essentielle partout où le peuple descend dans la rue : comment filmer la révolte aujourd’hui ?
Jeremy Hamers
Juillet 2016
Jeremy Hamers est chercheur au département des Arts et sciences de la communication de l’ULg. Ses principaux travaux portent sur la représentation documentaire et médiatique d'actes de violence politique et sur les rapports entre Théorie critique, télévision et cinéma.
Je suis le peuple sera présenté en avant-première au cinéma Sauvenière le mardi 5 juillet 2016 et restera à l’affiche des salles des Grignoux jusqu’au 4 septembre 2016. Pour le calendrier des projections : http://www.grignoux.be/films/4257-je-suis-le-peuple