Lectures pour l'été 2016 - Poches - Nouvelles et poésie

BertrandAlain Bertrand, Jardin botanique

La soudaine disparition en 2014 d’Alain Bertrand à 55 ans, en plus d’être une tragédie humaine, a été une vraie perte pour la littérature française. De romans en romans, de La part des anges au Lait de la terre, en passant par Le bar des hirondelles ou Monsieur Blanche, sans oublier ses délicieux recueils de textes (En province, On progresse…), ce spécialiste de Simenon «né à Gand comme Pierre Louÿs et [vivant] à Bastogne comme personne» (selon sa propre formule), avait imposé un ton tout à fait singulier par son côté décalé. Ses livres les plus récents, il les avait publiés chez l’éditeur bordelais Finitude (Je ne suis pas un cadeau, Une si jolie fermette) et chez Weyrich (Le lait de la terre), éditeur wallon où il dirigeait la collection Plumes du Coq avec Christian Libens. C’est son ultime publié de son vivant, un recueil de textes paru en novembre 2013 chez son éditeur «historique», Le Castor astral, que réédite Espace Nord.

Divisé en trois parties – Bruxelles/Wallonie/Flandre -, Jardin botanique raconte de biais cet étrange pays qu’est la Belgique par de multiples entrées, des souvenirs d’enfance ou d’étudiant – qui n’en sont peut-être pas -, heureux ou moins, des émois amoureux, le Sirop de Liège, le peintre imaginaire Gaston Mairette («sorcier de l’art flamand, chaman de l’art wallon») ou la moutarde de Gand. Mais qu’importe, en fait, de quoi parle ces nouvelles, ce qui prime, comme chez tout vrai écrivain, c’est l’écriture, le style, le ton, la manière de dire les choses, le choix de mots, les tournures de phrases. Et on se rend compte une fois de plus qu’Alain Bertrand était un prosateur hors pair. Postface de Rony Demaeseneer. (Espace Nord)

 

RufinJean-Christophe Rufin, Les Naufragés

Entre ses romans et thrillers, l’auteur du Grand Cœur ou du Parfum d’Adam, par ailleurs ancien ambassadeur et Académicien français, a publié en 2011 un recueil de nouvelles, Sept histoires qui reviennent de loin. Cinq d’entre elles sont réunies dans ce recueil accompagné d’un intéressant dossier pédagogique. Qu’elles aient pour cadre Paris en compagnie d’une Russe convaincue de connaître le français (Passion francophone), l’île Maurice riche du mythe de Paul et Virginie (Les Naufragés), une ascension dans les Dolomites (Le Refuge Del Pietro), le Sri Lanka où il est question d’une veste rayée de bagnard rapportée de Buchenwald (Garde-robe) ou un voyage en train (Train de vie), ces courtes histoires sont autant de discussions entre le narrateur et, le plus souvent, une personne rencontrée fortuitement qui en vient à se confier. A travers le récit de ces questionnements, fractures ou désillusions, c’est de notre monde que parle l’ancien médecin humanitaire. (Flammarion, Étonnants classiques)

 

BottFrançois Bott, Aphorismes pour l’autobus & le métro

Amateur d’aphorismes et de maximes («la météo des états d’âme»), l’écrivain et journaliste François Bott en a dispersé une cinquantaine dans ce recueil, les accompagnant à chaque fois d’un court texte, parfois autobiographique, dont le théâtre est toujours un bus ou le métro parisien. «Les aphorismes sont des raccourcis des sentiments, écrit-il. Ils résument les humeurs de chacun. Le ressenti et le pressenti… Leur vocation, c’est notamment de changer les chagrins d’amour en chagrins d’humour.» Parmi ceux réunis ici, de tous genres et époques, figure notamment le très beau de Shakespeare, «Où va la blancheur, quand la neige s’en va?». Et aussi «L’éternité, c’est long, surtout vers la fin» (non attribué, or Woody Allen n’en est-il pas l’auteur), «Prends garde à la douceur des choses» (Paul-Jean Toulet), «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» (Héraclite), «Je m’en vais vers un grand peut-être» (Rabelais), «La vie un voyage, une ombre qui passe» (Shakespeare). Ou encore, celui de Valéry: «Je me suis rarement perdu de vue, je me suis détesté, je me suis adoré, puis nous avons vieilli ensemble». (La petite Vermillon)

 

 

 

Verhaeren Wouters TholoméÉmile Verhaeren, Les villages illusoires
Liliane Wouters, Trois visages de l’écrit
Vincent Tholomé, Kirkjubaejarklaustur, suivi de The John Cage Experiences

 Les trois recueils poétiques récemment publiés par Espace Nord traduisent bien la diversité de la poésie belge francophone.

«C’est (…) au niveau des mots et de la langue que le projet de Verhaeren manifeste son originalité la plus certaine», note Christian Berg en postface des Villages illusoires (1895), rappelant que c’est cette «œuvre pivot» qui a imposé son auteur sur les scènes littéraires belge et française. Dans cette édition, elle est précédée par deux recueils qui lui sont antérieurs, La Trilogie noire (1888-1891), formé des Soirs, des Débâcles et des extraits des Flambeaux noirs, et Poèmes en prose (1887-1892). Dans tous ces poèmes écrits sur une même période, précise encore le postfacier, l’univers est perçu comme un «spectacle douloureux et mortifère. Le poète propose ce qu’il perçoit en sa désappropriation extrême, au niveau le plus profond de sa déréliction et de sa finitude». La préface est signée Werner Lambersy.

Paru en février dernier, quelques jours avant la disparition de son auteure, Trois visages de l’écrit réunit Journal du scribe (1990), Le Billet de Pascal (2000) et Le Livre du soufi (2009). Dans son entretien avec Yves Namur en novembre 2015, Liliane Wouters explique n’avoir remarqué qu’a posteriori que ces trois «visages» avaient comme point commun de parler de l’écrit. «Dans son journal, commente-t-elle, le premier personnage aborde son rapport intime avec l’écrit. Il se cherche à travers lui. Le second relate une expérience avec l’écrit, une expérience très forte, comme Pascal, dans son Billet. Le troisième, c’est sa vie, au fond, qu’il fait traverser par l’écrit.» Dans sa postface, Yves Namur relève que toute l’œuvre de l’auteure de La Salle des profs n’est autre qu’un «questionnement sur soi-même», que ses poèmes traitent «de la foi abandonnée ou retrouvée, des amours, des passions subversives, du désœuvrement ou de la colère».

Les textes poétiques de Vincent Tholomé entraînent le lecteur sur d’autres rivages encore. Comme le signale Jan Baetens dans sa postface, cette écriture «pose d’emblée une question fondamentale: qu’est-ce qu’aujourd’hui un texte littéraire?». On ne saurait mieux dire à la lecture particulièrement désorientante de Kirkjubaejarklaustur (2009). Tant dans sa forme – pages remplies de mots séparés par des points elles-mêmes scandées par des pages blanches où parfois ne figure qu’un seul mot – que dans son contenu, l’errance de Sven abandonné par ses amis dans la lande islandaise et de ses étranges rencontres. Jan Baetens remarque que «c’est sur la syntaxe que se portent les plus gros efforts de Vincent Tholomé». Une syntaxe «qui doit se parler, se prendre dans la bouche, mais aussi s’étaler sur la page, déborder d’un feuillet à l’autre, bref représenter l’œuvre même», sans pour autant être, «en dépit des apparences, une syntaxe parlée». S’il en fait un héritier de Raymond Queneau pour son attention portée aux contraintes et à l’humour, rappelant que l’auteur des Exercices de style s’était posé la question du néo-français, «c’est-à-dire du français parlé ayant pris ses distances par rapport à la norme désormais dépassée du français écrit», Jan Baetens considère néanmoins que le poète belge va plus loin, «dans la mesure où son programme n’est pas de réaligner l’écrit sur l’oral, mais de procéder à une nouvelle torsion écrite de l’oral».

 

 

 

 

Michel Paquot
Juin 2016

 

crayongris2Michel Paquot est chroniqueur littéraire indépendant

 

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