Dostoïevski, Œuvres romanesques
Au début des années 1990, Actes Sud a confié à André Markowicz (né à Prague en 1960) la retraduction de l’œuvre complète de Dostoïevski pour sa collection de poche Babel. Ces traductions ont ensuite été reprises dans la collection Thesaurus dont vient de paraître les quatrième et cinquième tomes couvrant respectivement les années 1959-1964 et 1869-1874. Le premier regroupe huit romans, certains célèbres (Humiliés et offensés, Les Carnets de la Maison morte, Les Carnets du sous-sol), d’autres nettement moins (Le Rêve de l’oncle, Une sale histoire, Le Crocodile…). Le second reprend l’un de ses plus célèbres romans, Les Possédés, ainsi que L’Eternel mari et quatre récits parus dans le Journal d'un écrivain: Bobok, Petites images, Le Quémandeur et Petites images (En voyage).Dans ses avant-propos, le traducteur resitue les différents textes dans la biographie de l’écrivain et raconte la manière dont ils ont été reçus par la critique lors de leur parution. On apprend par exemple que, formant un diptyque avec Les Carnets de la Maison morte, Les Carnets du sous-sol, paru en deux parties en janvier et avril 1864, devait à l’origine constituer une vaste fresque. Mais Dostoïevski s’est heurté à des «cochons de censeurs» qui l’ont obligé d’en couper des passages. Ce texte est le premier que Markowicz a traduit pour Actes Sud en 1990 à la demande du fondateur de la maison d’édition, Hubert Nyssen, surpris à l’époque par sa violence. (Thesaurus/Actes Sud)
Svetlana Alexievitch, Œuvres
Avant de recevoir le Nobel en 2015, Svetlana Alexievitch (née en 1948 en Ukraine) n’était pas une totale inconnue en langue française, loin de là, puisque plusieurs de ses livres sont traduits chez différents éditeurs depuis 1990 et que La Fin de l’Homme rouge (Actes Sud) a reçu le Médicis de l’essai en 2013 et a été élu «Meilleur livre de l’année» par le magazine Lire. Ce Thesaurus publié quelques jours avant le couronnement de son auteure reprend trois textes précédemment parus chez Lattès et aux Presses de la Renaissance. La guerre n’a pas un visage de femme, le premier livre de l’écrivaine paru en 1985, est basé sur les témoignages recueillis pendant sept ans de femmes biélorusses ayant connu la Seconde Guerre mondiale. «Ce qui m’a frappé, confesse l’écrivaine dans l’interview qui ouvre le volume, c’est que les femmes avaient pitié des Allemands.» Ce sont des femmes du peuple plutôt que des personnes éduquées qu’elle a rencontrées car «chez les gens simples, le savoir et la sagesse naissent de la souffrance, de l’effort personnel et du talent». Plutôt que de dénoncer le système soviétique, son ambition était de «chercher à comprendre la vie humaine». Si, à sa parution, l’ouvrage a été en partie censuré, il a néanmoins été vendu à deux millions d’exemplaires. Dans le premier chapitre de cette édition, aux extraits de son journal rédigés à l’époque de son enquête, elle a ajouté des notes prises en 2003 et a réintroduit des passages censurés ou écartés de sa propre volonté ainsi des bribes de conversation avec un censeur.
Le deuxième livre, Derniers témoins, paru la même année, prolonge le précédent en rendant compte de la manière dont le temps de la guerre fut vécu et ressenti par des hommes et des femmes qui, à l’époque, étaient des enfants. La Supplication, enfin, publié en 1997 et toujours interdit aujourd’hui dans son pays, écrit après un recueil de témoignages de soldats russes partis se battre en Afghanistan (Les Cercueils de zinc, Christian Bourgois) et une enquête sur les suicides qui ont suivi la chute de l’URSS (Ensorcelés par la mort, Plon), parle de la catastrophe de Tchernobyl survenue en avril 1986. Pendant trois ans, Svetlana Alexievitch a interrogé tous ceux qui ont travaillé à la centrale après l’explosion: ouvriers, fonctionnaires, liquidateurs, soldats, etc. «A l’occasion de cette catastrophe nucléaire, j’ai eu le sentiment que l’édifice soviétique lui-même était en train de se fissurer et qu’il faudrait aller jusqu’au bout de l’histoire de cette utopie», explique-t-elle. Elle se souvient: «Le jour de l’accident, j’ai vu un énorme nuage noir. Dans les jours suivants, les flaques ont pris des couleurs invraisemblables. Elles devenaient noires, jaunes, vertes, fluorescentes.» (Traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, Thesaurus/Actes Sud)
Orhan Pamuk, Cevdet Bey et ses fils
Il aura fallu attendre plus de trente ans avant de voir publier le premier roman d’Orhan Pamuk. Et huit ans après son Prix Nobel. Délais étonnants à sa lecture: Cevdet Bey et ses fils possède en effet en germe les grand livres de l’écrivain turc, La Maison du silence, Mon nom est rouge, Neige (Médicis étranger 2005) ou Le Musée de l’innocence. Il s’agit un grand roman envoûtant et passionnant qui embrasse, sur un siècle et en trois étapes, l’histoire de la Turquie.
En ce début du XXe siècle, Cevdet Bey est heureux. La trentaine bien avancée, ce riche commerçant d’Istanbul, fait rare pour un musulman, va se marier. C’est sans l’avoir vraiment voulu qu’à vingt ans, il a été contraint de reprendre le magasin de bois familial à la mort de son père, tandis que son frère aîné poursuivait des études de médecine militaire. Ambitieux, il a ouvert une quincaillerie qu’il a faite prospérer et ce francophile lecteur quotidien du Moniteur d’Orient est très fier d’une réussite qui l’autorise aujourd’hui à épouser la fille du pacha. Et à acheter une magnifique villa surplombant le Bosphore. Ces très belles pages plongent dans la tête d’un homme arrivé mais qui, alors que son frère se meurt, s’interroge sur les transformations de son pays alors tenu d’une poigne ferme par le «sultan rouge», Abdülhamid II.
A ce chapitre intimiste succède une longue partie plus historique et politique. En 1936, alors qu’une Turquie moderne et républicaine a été instaurée par Mustapha Kemal, Cevdet a laissé la place à ses deux fils. Tandis qu’Osman a repris l’affaire, Refik, plus impliqué dans son temps, voudrait donner un autre sens à sa vie. S’interrogeant sur l’évolution de son pays, il ouvre une maison d‘édition. Pamuk rend magnifiquement compte d’une nation en pleine mutation, où la question du «panturquisme» et du nationalisme divise la société.
Le dernier tiers, enfin, fait mentir le titre du roman puisqu’il met en scène les petits-fils de Cevdet dans la Turquie des années 1970, au moment où les militaires et les mouvements de gauche et d’extrême-gauche se livrent une bataille de plus en plus âpre. L’un des garçons, Ahmet, un jeune peintre, est d’ailleurs attiré par le marxisme. Cette époque à hauts risques est, rappelons-le, quasiment contemporaine de la rédaction du roman.
La force et la beauté de cette ample fresque tient à sa dimension psychologique. On est constamment dans l’intériorité des personnages, ce sont leurs motivations profondes qui intéressent en priorité l’auteur. Dont la langue est somptueuse, admirablement maîtrisée, entraînant le lecteur dans un monde qui est tout autant physique – la Turquie du XXe siècle – que littéraire. (Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Folio).
Audur Ava Ólafsdóttir, L’Exception
L’Exception est le troisième roman de l’Islandaise d’Audur Ava Olafsdottir (née en 1958, qui a étudié l’Histoire de l’art à la Sorbonne) traduits en français chez Zulma après Rosa Candida et L’Embellie, et avant Le Rouge vif de la rhubarbe annoncé pour septembre prochain. Après onze ans de mariage, un homme, mathématicien spécialiste du chaos, quitte la demeure familiale pour un autre homme (qui a le même prénom que lui, Floki), abandonnant sa femme, Maria, et leurs deux jumeaux, un garçon et une fille de deux ans et demi – plus un troisième enfant à venir suite à leur demande d’adoption. Abasourdie autant que désemparée, l’épouse délaissée plonge dans ses souvenirs, tente de comprendre les raisons du départ de ce mari et père attentionné, repère les indices annonçant ce départ, ses absences, les appels téléphoniques mystérieux, etc. Dans son désarroi, elle peut compter sur sa voisine qui cumule les fonctions de psychanalyste, conseillère familiale et conjugale et nègre pour un auteur de romans policiers (au point d’avoir peur de sortir la nuit). Interviennent aussi son père biologique quasiment inconnu et un jeune voisin très amoureux. On retrouve la grâce et la pureté qui font le charme de cette auteure, ainsi que sa finesse psychologique. Une nouvelle fois la magie opère, en compagnie de ces personnages tous légèrement décalés, à la lisière de marges qu’ils ne franchissent jamais vraiment. (Traduit de l’islandais par Catherine Eyjolfsson, Points)