Lectures pour l'été 2016 - Poches - Romans français

DelacourtGrégoire Delacourt, Les quatre saisons de l’été

Le cinquième roman de l’auteur à succès de La Liste de mes envies est divisé en quatre parties qui portent chacune le nom d’une fleur – Pimprenelle, Eugénie Guinoisseau, Jacinthe, Rose – et dont les héros affichent des âges différents À 15 ans, Louis rêve d’aimer toujours sa voisine de 13 ans, Victoire, quitte à être très patient. Une femme de 35 ans, mère d’un enfant de 9 ans et dont le mari s’est «envolé», retrouve «l’amour fou de [ses] quinze ans» dans l’hôpital où a été hospitalisé le vieil homme qu’elle a sauvé de la noyade. À 55 ans, chagrine que son mari «ne la regarde plus», Monique veut désormais s’appeler Louise pour se donner l’impression de pouvoir revivre sous les traits d’une autre femme. Et, à 75 ans, après un demi-siècle de bonheur partagé, Rose et Pierre, qui se sont promis de s’aimer toujours sous le fracas des bombes, ont le sentiment d’avoir atteint le bout de leur route.

Ces quatre histoires se déroulent en un même lieu – dans la station balnéaire du Touquet – et à une même époque, l’été 1999, quelques mois avant le bug annoncé de l’an 2000. L’un des tubes de cet été est Hors-saison, la chanson de Francis Cabrel qui traverse le roman parmi d’autres porteuses d’émotions en lien avec celles que vivent les personnages. (Le Livre de Poche)

 

TeuléJean-Teulé, Héloïse, ouille !

«Où est la très sage Hélloïs, /Pour qui chastré fut et puis moyne /Pierre Esbaillart à Saint Denis? / Pour son amour eut ceste essoyne.» En écrivant en 2006 Je, François Villon, Jean Teulé a croisé une première fois Héloïse et Abélard mis en vers par le poète médiéval dans la Ballade des Dames du temps jadis dont Georges Brassens a fait l’une de ses plus fameuses chansons. Et il y a repensé huit ans plus tard. Pendant six mois, il a lu les livres – «très sérieux» – consacrés à leur histoire ainsi que leur correspondance (publiée en Folio). Le résultat est un roman fort drôle malgré sa dimension tragique, qui mêle avec bonheur des expressions et mots d’époque à un parler contemporain.

Abélard a 38 ans, Héloïse 18, lorsqu’ils se rencontrent en 1118. Le premier, un philosophe qui se verrait bien archevêque ou pape, est engagé comme précepteur de la seconde par l’oncle de celle-ci, un chanoine haut-placé. Qui a la malencontreuse idée de les loger dans deux chambres attenantes reliées par une porte. Autant dire, comme le remarquera la servante, que les draps du savant ne devront guère être changés. Quant à ceux de la demoiselle… C’est d’ailleurs la chambre elle-même que l’infortuné tonton va retrouver, hélas bien trop tard, dans un état déplorable. Cette période de presque deux ans, dont les biographes se débarrassent en une ligne en parlant «d’amours torrides», l’auteur du Magasin des suicides la développe en une centaine de pages, s’appuyant sur le récit qu’en a fait Abélard lui-même dans sa «Lettre de consolation à un ami».

Les amants sont l’un et l’autre extrêmement modernes. Abélard est considéré comme le plus important philosophe de son époque, des jeunes de toute l’Europe viennent l'écouter. À rebours de son temps, il cherche la logique de Dieu et pense que la religion catholique doit évoluer. Après son émasculation (qui vaudra la pareille à ses tourmenteurs, en plus d’avoir les yeux crevés), attaqué pour ses livres, il est d’abord emprisonné avant de se réfugier à l’abbaye de Saint-Denis. Où il conteste l’identité de ce Denis. On le retrouve ensuite en Champagne puis en Bretagne. Héloïse est peut-être, quant à elle, la première féministe de l’histoire. Elle veut faire des études, refuse d’abord d’épouser son amant afin de «rester libre» et finit par se sacrifier pour lui en entrant au couvent. Dont elle finira mère supérieure, tout en ne croyant pas en Dieu. C’est pourquoi elle refuse de donner à son fils un prénom chrétien, lui préférant celui d’Astrolabe, le nom d’un instrument d’astronomie.

Les deux anciens amoureux finissent pourtant par diverger, comme en témoignent les quelques lettres qu’ils s’échangeront. Si Héloïse reste éprise de celui qu’elle a tant aimé, continuant à lui parler abondamment de sexe, ce n’est pas son cas à lui. Devenu très pieux, convaincu d’avoir été puni par où il a péché, Abélard se dit soulagé que le Seigneur ait fini par les «délivrer» de leurs «débauches incroyables». Ils mourront au même âge – 63 ans –, à vingt ans d’intervalle. Et lorsqu’Héloïse sera déposée dans le caveau, les ossements de son amant se refermeront sur elle, l’enlaçant une dernière fois. (Pocket)

 

ModianoPatrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

Patrick Modiano affectionne l’automne, saison entre chien et loup, mélange de clarté et de pénombre. Ce roman aurait plus s’appeler Du plus loin de l’oubli s’il n’avait déjà eu lui-même recours à ce titre. S’y trouvent entremêlées plusieurs époques diversement lointaines qui toutes ont l’automne pour cadre. Comme dans l’un de ses plus beaux romans, Dora Bruder, le «héros» mène une enquête, mais dans son propre passé. Le point de départ en est un nom, Guy Torstel, figurant dans son carnet retrouvé par un certain Gilles Ottolini qui habite square Graivisaudan où, par une étrange coïncidence, il a lui-même vécu autour de ses 20 ans. Cet individu trouble, accompagné d’une intrigante jeune femme, écrit un article sur un fait divers ancien dans lequel apparaît le nom de sa mère. Ainsi que d’autres patronymes – Perrin de Lara, Bob Bugnan et surtout Annie Astrand – qui renvoient Jean Daragane à «une période de sa vie qui avait fini par lui apparaître derrière une glace dépolie», laissant «filtrer une vague clarté, mais on ne distinguait pas les visages, ni même les silhouettes». Un roman à nouveau douillettement mélancolique. (Folio)

 

EmmanuelFrançois Emmanuel, Le Sommeil de Grâce, Le tueur mélancolique et La Passion Savinsen

Dans Regarde la vague (roman paru en 2007), les frères et sœurs Fougerey se retrouvaient pour le mariage de l’un d’eux dans la demeure familiale normande à la veille de sa mise en vente. Huit ans plus tard, la maison n’est toujours pas vendue et les voilà à nouveau réunis, sous la neige, à l’occasion d’un événement autrement dramatique : le coma dans lequel est tombée Grâce suite à un accident de voiture. Le Sommeil de Grâce raconte deux jours et deux nuits au cours desquels ceux qui restent vont tenter de vivre malgré la menace d’un possible silence éternel. Les deux sœurs de l’endormie, Alexia, aimantée par Milan, son amant insaisissable, et Marina, qui, à la lecture de son journal personnel, sent que lui échappe Hyacinthe, sa fille adolescente. Ainsi que son frère adoptif indien, Jivan, accompagné de sa compagne russe et de la fille de celle-ci.

Glissant d’un personnage à un autre, d’une pensée à une autre (chez Emmanuel, les dialogues s’inscrivent dans le cours du texte, les seuls retours à la ligne sont théâtralisés dans quelques scènes autonomes), le roman reste constamment en suspension sur une crête émotionnelle que seul un minutieux travail littéraire est à même de traduire avec une telle justesse. On peut s’arrêter sur chaque phrase pour la laisser pénétrer en soi tant elle est porteuse de bien autre chose que de ce qu’elle dit. Est-ce parce que l’écrivain est psychanalyste qu’il parvient à universaliser à ce point des ressentis individuels? Ce roman, dont les personnages sont bien réels, faits de chair et de vie, qui aiment (également physiquement) et se déchirent, se lit ainsi presque comme un essai philosophique tant ce qui est murmuré, ou crié, nous offre un regard neuf sur notre propre vie. On se demande, dans cette écriture à ce point ciselée, ce qui, chez son auteur, relève de l’intentionnel, de réfléchi, du délibéré, et de l’inconscient, issu de cette région intérieure impalpable d’où naît la poésie. (Points)

Emmanuel2 Emmanuel3De François Emmanuel, la collection Espace Nord réédite deux romans nettement plus anciens. La Passion Savinsen (Prix Rossel 1998) met en scène une folle passion amoureuse sur fond de grande demeure ardennaise occupée par les Allemands l’automne 1941. Comme l’écrit Estelle Mathey dans sa postface, «le silence donne forme à une parole fragmentée et à une mémoire fragmentaire que l’héroïne tente de rassembler. Le roman est tout entier parcouru de signifiants isolés qui participent au mécanisme de refoulement, au non-dit et au mutisme ambiant.»  Publié trois ans plus tôt, Le tueur mélancolique est également un roman initiatique, mais d’un tout autre ordre. Son héros, employé dans une agence de détectives, est chargé d’éliminer un sans-abri. Mais une relation fraternelle naît entre les deux hommes et le roman devient ainsi un double voyage, à la fois humain et géographique au cœur d’une ville du Nouveau Monde alternant gratte-ciels et égouts. (Espace Nord)

 

deRecondoLéonor de Récondo, Amours

Nous sommes quelques années avant la Première Guerre mondiale dans le Cher, en plein centre de la France. Anselme de Boisvaillant, notaire, et sa seconde femme, Victoire, ont à leur service Huguette et Pierre, qui ont connu Anselme enfant, et Céleste, une petite bonne que Monsieur culbute lorsque l’envie devient trop pressante – il fait en effet chambre à part avec sa femme qui refuse quasiment tout contact physique avec lui, profondément dégoûtée par ce qu’elle nomme un «enchevêtrement immonde». Résultat: après cinq ans de mariage, elle n’est toujours pas enceinte, ce qui rend de moins en moins cordiale l’attitude de la belle-maman qui s’inquiète que «ça fonctionne bien». Celle qui va sauver la jeune femme des rares assauts nocturnes de son époux, de son image publique et de tout le reste, notamment de l’ennui (elle se délecte à suivre la «dépravation» d’Emma Bovary, «un ramassis de merde» selon Anselme), c’est Céleste bientôt grosse des œuvres de son amant épisodique. Puisqu’il est trop tard pour avorter, Victoire fera passer l’enfant pour le sien, et tout le monde sera content, y compris le notaire qui, démasqué, s’en tire avec un héritier.

C’est dans son écriture, très pure, très travaillée, que ce quatrième livre de Léonor de Récondo tire sa beauté et sa densité émotionnelle. Son calme apparent dissimule un flot de cris étouffés et de violence contenue, et c’est cette opposition entre un ton presque neutre, mais non dépourvu de sensibilité, et des sentiments écorchés, voire violents, qui fait de cet Amours un objet singulier et fragile, dans la lignée de ce que publie depuis plus de dix ans son éditrice, Sabine Wespieser. (Points)

 

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