Rimbaud, Verlaine, Cros... Album zutique. Dixains réalistes

RimbaudNon, la poésie n’est pas nécessairement lyrique, intime, jolie, épique, sublime, métaphysique ou transcendantale pour être de la poésie. Elle peut aussi être parodique, satirique, érotique ou même scatologique, et rester de la poésie, avec une force de subversion nécessaire et salutaire, y compris en la tournant contre soi (ou contre la poésie en place).

En 1871, quelques poètes appartenant à la bohême se réunissent irrégulièrement dans un hôtel du Quartier latin, à Paris. Anarchistes ou autres, marqués par l’écrasement de la Commune de Paris, ils créent un groupe informel et éphémère, les zutistes, et tiennent un cahier collectif, que l’on baptisera l’Album zutique. Les plus célèbres ne sont rien de moins que Verlaine, Rimbaud ou Charles Cros.

L’objet est aujourd’hui perdu, mais de fac-similes en édition rares, son contenu est conservé et peut maintenant être publié en collection de poche, grâce aux bons soins de Denis Saint-Amand et Daniel Grojnowski.

Les poèmes libres que contient l’album parodient aussi bien les poètes en place que les amis, versent dans l’allusion grivoise, voire obscène, laissent libre cours à la verve et la provocation les plus débridées. On est ici dans l’esprit fumiste et la décadence fin de siècle.

Cinq ans plus tard, un autre groupe, pas très éloigné, mené par le même Charles Cros et sa compagne Nina de Villard, publient les Dixains réalistes. C’est un genre en soi, dont on trouve les premières attestations dans l’Album zutique : parodier certains poèmes du poète parnassien, bien en vue et célèbre que fut François Coppée. Dans ces petits poèmes sans prétention ni ambition, celui-ci décrivait les gens de Paris et chantait des vertus simples et quotidiennes. Il prêtait ainsi trop aisément le flanc à la moquerie de ses pairs : forcer la note, détourner un vers, est un jeu auxquels nos deux groupes se sont adonnés, et dont les produits, poème parodiques, peuvent encore nous faire sourire aujourd’hui. D’autant plus que les éditeurs du petit volume ont eu l’excellente idée d’insérer quelques poèmes originaux dudit Coppée, pour comparaison.

Lire ces deux ensemble, d’esprit proche mais de portée différente, c’est plonger, près de 150 ans après, dans un Paris fait d’effervescence et de pauvreté, de conformisme politique et d’anarchie, dans une vie littéraire qui a ses petites histoires et ses grands élans. Un monde de saveurs multiples et contrastées. On apprend ainsi que les positions ne sont pas aussi tranchées que le laisserait croire la dimension satirique de l’entreprise : Coppée est un ami, longtemps fréquenté, parfois admiré, et les poèmes par lesquels on brocarde son style en l’imitant, valent pour eux-mêmes, au point d’être parfois repris en recueils, plus tard : même dans un poème-charge, on met un peu de soi-même.

C’est donc de la poésie marginale mais bien réelle qui est ici donnée à lire. Trois exemples, sur un même thème :

Aimable, trahissant la pudeur ingénue,
La dame en rougissant pose sa jambe nue
Avec réserve sur le velours d’un coussin...
Elle tremble, tandis que l’humble médecin
Des pieds, agenouillé devant elle, détache
Les pellicules d’un orteil rose et sans tache.
Quand c’est fini, leurs yeux se croisent en chemin.
Et qui sait ? embryon de quelque honnête hymen,
Peut-être germe un peu de sympathie obscure
Entre la patiente et le beau pédicure.
 
Léon Valade
À d’autres les ciels bleus ou les ciels tourmentés,
la neige des hivers, le parfum des étés,
les monts où vous grimpez, fiertés aventurières
des Anglaises. Mes yeux aiment mieux les clairières
où la charcuterie a laissé ses papiers,
les sentiers où l’on sent encor[e] l’odeur des pieds
des soldats avec leurs payses, la presqu’île
de Gennevilliers, où croît l’asperge tranquille
sous l’irrigation puante des égouts...
On ne dispute pas des couleurs ni des goûts.
 
Charles Cros.
C’est vrai que dans la rue elle impose à chacun
le charme singulier de son corps blond et brun.
Sa crinière flottante a longueur, envergure
et ténèbre ; tout rit dans sa fraîche figure
Où sous des sourcils noirs fleurissent des bluets.
Ses oreilles sont deux coquillages fluets.
Elle a des bras comme en ont les filles de fermes
avec des petits doigts fuselés ; ses seins fermes
Tentent le peintre ardent qui les a copiés.
Mais hélas ! elle pue horriblement des pieds !
 
Maurice Rollinat.

 

 

Gérald Purnelle

Rimbaud, Verlaine, Cros, Album zutique. Dixains réalistes, présentation par Daniel Grojnowski et Denis Saint-Amand, Garnier-Flammarion, 2016, 301 p.
 

Lectures pour l'été 2016
Poésie
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