Marie-Bernadette Mars, Kilissa

Mars« Kilissa » : un nom qui signifie simplement l’origine ethnique, la provenance de la lointaine Cilicie. Il figure dans les Choéphores, tragédie du grand Eschyle, pour désigner la nourrice des enfants d’Agamemnon et de Clytemnestre, qui était esclave.

C’était courant dans l’Antiquité d’appeler les esclaves seulement en se référant à leurs origines. En intégrant ce statut, ils perdaient une partie de leur humanité, puisqu’ils devaient obéir aveuglement à la volonté de leurs maîtres, qui les possédaient et les utilisaient comme n’importe quel objet. Et pourtant, il y avait des rapports privilégiés qui pouvaient être tissés entre les esclaves et leurs maîtres, comme celui d’une nourrice qui élève dès leur première heure les enfants de la maison où elle appartient, avec une tendresse et un dévouement digne d’un membre de leur famille.

C’est ce rapport inattendu à première vue entre Kilissa et la sombre famille des Atrides que l’auteur a choisi d’illustrer dans ce roman, en mettant en valeur ceux, et surtout celles, qui restaient d’habitude dans l’ombre et le silence. Par sa double identité de femme et d’esclave, Kilissa ne pouvait pas prendre la parole, ni devenir une héroïne de premier plan. L’auteur réussit l’exploit ingénieux de l’amener au devant de la scène, mais de manière à souligner ces particularités, qui relèvent autant d’injustices sociales pour nos yeux de lecteurs contemporains.

C’est par ailleurs un regard qu’on pourrait qualifier de résolument moderne qu’elle pose sur la figure traditionnellement abhorrée de Clytemnestre, le prototype de l’épouse infidèle qui en plus assassine son mari dès que celui-ci regagne son somptueux palais de Mycènes, après avoir enfin rasé les jusque-là imprenables murailles de Troie, tué tous les hommes, pillé des trésors et traîné à l’esclavage des femmes et des enfants, comme la princesse Cassandre qu’il amène triomphalement en tant que concubine chez lui.

Marie-Bernadette Mars accorde la parole à la reine, dans un jeu de miroirs avec son esclave Kilissa, pour nous donner son propre point de vue, dont la problématique éthique nous amène beaucoup plus loin que la vision assez simpliste de la situation citée plus haut. Nous assistons ainsi au deuil poignant d’une mère dont son propre mari a tué leur fille aînée encore adolescente, Iphigénie, en l’entraînant dans un piège, soi-disant pour expier une faute commise contre Artémis et permettre à la flotte grecque de partir pour leur expédition. L’horreur et l’injustice de ce crime restent impunies ; pire encore, personne ne semble avoir le courage d’accuser le roi de Mycènes d’infanticide.

Clytemnestre, en transcendant le rôle habituel des femmes, ressent le besoin impératif de se lever pour accomplir elle-même la vengeance que selon les règles de la justice de l’époque le parent mâle le plus proche devrait assumer, quand on assassine un membre de son clan. Elle enclenchera ainsi une nouvelle obligation de vengeance pour ses propres enfants, en enfonçant la famille davantage dans le cercle de violence meurtrière qui avait commencé déjà depuis le temps d’Atrée, le père d’Agamemnon, et auquel Egisthe, l’amant de la reine et cousin du roi, n’est pas étranger non plus…

Marie-Bernadette Mars, en revisitant ce mythe qui semble tellement familier à tous a su, grâce à sa connaissance approfondie de la Grèce, ancienne et moderne, nous entraîner avec beaucoup de vivacité dans le labyrinthe obscur et complexe de la famille royale de Mycènes, tout en apportant un point de vue original et intéressant, dans une langue fluide et agréable à lire. On lui sait gré de cet ouvrage plein de fraîcheur et de sensibilité, qui ouvre des nouvelles perspectives à la réflexion sur des thèmes éthiques majeurs.

 

Aikaterini Lefka

Marie-Bernadette Mars, Kilissa, L’Harmattan,  2015, 110 p.
 

Lectures pour l'été 2016
Romans, nouvelles et récits fictifs

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