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Rossano Rosi, Hanska : un roman en feuilleté

20 mai 2016
Rossano Rosi, Hanska : un roman en «feuilleté»

RosiLe poète et romancier Rossano Rosi poursuit sa route singulière et lumineuse en publiant Hanska, un roman ambitieux et accompli, un roman original à la fois au sein de sa production et dans l’absolu, un roman à lire et à relire.

Il ne s’agit certes pas d’un roman-feuilleton, mais, pourrait-on dire, d’un roman feuilleté, qui superpose des couches narratives dans une tension croissante, chaque couche valant pour elle-même tout en renvoyant aux autres par des liens de différentes natures. Certains liens sont constitués de renvois subtils, d’allusions, de clins d’œil que ne remarqueront que les lecteurs attentifs (sans doute n’en ai-je perçu qu’une partie) ; d’autres liens relèvent de l’élucidation : une question s’ouvre au sein d’une nappe narrative en créant un mystère et une forme de suspense, et se résout dans le courant d’une autre, en passant, avec discrétion, sans y toucher, mais aux yeux de tous les lecteurs.

Quelles sont ces différentes nappes ? Le roman est si subtilement agencé qu’il est difficile de répondre à cette question sans courir le danger de l’interprétation abusive. Disons que la couche extérieure est constituée par le romancier : même si l’on ne sait de lui que ce que nous apprend le livre et son paratexte, on se doute que le point de départ est autobiographique : le narrateur en « je » a un nom d’origine italienne comme l’auteur, comme lui, il est né à Liège au début des années 1960. La succession dramatique des événements, par leur aspect spectaculaire, fait que l’on bascule ensuite assez vite dans la fiction, mais le premier plan autobiographique demeure, comme en sourdine, l’auteur se rappelant à nous, par exemple en donnant à l’un des personnages (et non des moindres) du récit fictionnel son propre prénom, « Rossano », prénom assez rare, me semble-t-il, et qui frappe l’esprit.

Les couches suivantes sont vouées au narrateur. On comprend assez tard, même si des indices apparaissent çà et là, qu’il prend la parole dans une situation tout à fait particulière, derrière un « hublot », dont je tairai la nature pour ne pas « spoiler » le récit (comme disent les membres de la génération montante). Et, de ce lieu improbable, il songe à différentes époques de sa vie, passant ainsi d’une sous-couche narrative à l’autre, la première étant la période durant laquelle il effectue son service militaire, à Saive puis en Allemagne. Contraint par l’entourage des soldats, des armes et surtout des bérets, il s’y interroge sur le rôle que son propre père a joué durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il était un jeune adulte vivant dans l’Italie de Mussolini.

Les couches inférieures mettent justement en scène la fin de la guerre en Italie. Au départ, le récit semble être écrit à la troisième personne et mettre en scène des personnages n’ayant rien à voir avec le cadre contemporain. L’histoire est alors centrée sur un certain Scurragio, qui, de toute évidence, n’est nullement le père du narrateur, et qui passe du camp fasciste à la résistance antifasciste. Là aussi, les niveaux se multiplient, Scurragio ayant un passé dont des bribes nous sont contées. Petit à petit, des liens se tissent entre les niveaux, au moyen de noms (« Rossano », mais aussi « Scurragio », si le lecteur attentif a retenu qu’une fois, dans un dialogue, en amont, le narrateur a été appelé ainsi par un de ses supérieurs), de motifs (un carnet, un livre précis), de personnages qui se ressemblent (Scurragio est fasciné par une certaine Maura, qui porte un béret comme Hanska, dont était amoureux le narrateur) et puis finalement par une explication, venue de la pièce au hublot, qui permet de nouer habilement les fils entre eux.

Tout n’est pas dit cependant, car la nature même de la pièce au hublot, et un chapitre final improbable, qui voit le narrateur s’exprimer on ne sait d’où, remet l’ensemble de la fable en question et renvoie par conséquent in extremis au niveau de l’auteur, que l’on imagine souriant, de façon complice, à son lecteur.

La description présentée ici ne doit cependant pas faire songer qu’il s’agit d’un livre savant, difficile à lire : au contraire, la tension dramatique omniprésente rend la lecture rapide et, même si l’on n’est pas attentif à la subtilité des constructions, on est captivé par les différentes nappes en elles-mêmes.

Le jeu narratif ne doit pas non plus faire songer à un roman léger, purement formaliste : il s’agit aussi (et peut-être d’abord) d’un roman existentiel, qui pose de graves questions : les responsabilités des individus pris dans les drames de l’histoire, la filiation, l’immigration, le fossé culturel qui se creuse entre père et fils, les changements de classes sociales, le vertige identitaire, l’amitié, la mort omniprésente, l’amour impossible, etc. De ce point de vue, la subtilité narrative pourrait être décrite comme un moyen d’en demeurer au stade interrogatif, sans donner aux lecteurs de réponses toutes faites, ce qui est, si l’on en croit Barthes, la définition même de la littérature : « Écrire, c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. »

Ajoutons encore que ces différentes couches narratives permettent à Rossano Rosi d’explorer les virtualités de la littérature, comme s’il se refusait de s’en tenir, dans ce roman, à une seule formule : certaines strates sont autobiographiques, d’autres fantastiques à la Borges, ou métaleptiques à la Perutz, certaines sont réalistes, d’autres satiriques (la psychologie des personnages est parfois subtilement étudiée, parfois caricaturée à la Daumier), d’autres encore poétiques…

Insistons sur ce dernier terme : l’unité de l’ensemble se trouve dans le style extraordinairement maîtrisé de l’écrivain, tant au niveau des phrases, splendides et bien balancées, que du rythme narratif, qui passe d’une forme de surplace envoûtant à des accélations surprenantes.

 

Laurent Demoulin

 

microgrisLaurent Demoulin est chercheur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie des 20e et 21siècles.

 


 

 

Rossano Rosi, Hanska, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016


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