Antonios Vlassis, chargé de recherches FNRS au Center for International Relations Studies (CEFIR) de l’ULg, publie aux Presses Universitaires de Liège un ouvrage intitulé « Gouvernance mondiale et culture. De l’exception à la diversité ». Il y explore la mise en place de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (CDEC) qui, en faisant de la culture « une marchandise pas comme les autres », l’a soustraite à l’emprise exclusive des accords commerciaux mais peut-être pas à un processus progressif d’uniformisation, dans lequel les technologies numériques jouent aujourd’hui un rôle ambivalent. Entretien.
En 2005, l’UNESCO a adopté la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (CDEC). Dans quel contexte est-elle apparue ?
Cette Convention a été élaborée autour de deux questions majeures. D’un côté, la place de la culture dans les accords commerciaux et dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; de l’autre, la place de la culture dans les politiques de développement de l’UNESCO. À la fin des années 90, certains pays se sont sentis menacés car les États-Unis qui revendiquaient l’inclusion des services culturels et audiovisuels dans les accords commerciaux soit bilatéraux soit multilatéraux, supposant une libéralisation extensive du marché culturel. La France, le Canada, suivis par des pays comme la Belgique, l’Espagne, l’Italie, ont alors cherché à construire un instrument juridique international autour de la diversité des expressions culturelles. Dans ce cadre, les biens et services culturels sont considérés comme des marchandises mais des marchandises « pas comme les autres ». Les États ont donc la liberté de mettre en œuvre des politiques spécifiques dans ce domaine, en dehors des accords commerciaux de l’OMC.
Quelles sont les implications principales de cette Convention ?
Un mécanisme majeur, c’est le « fonds international pour la diversité culturelle » qui a pour vocation de soutenir les industries culturelles des pays économiquement moins développés. Il ne s’agit pas d’une autre convention qui traite du patrimoine : ici les enjeux économiques sont très importants. C’est pourquoi l’Union européenne l’a ratifiée. Mais l’un des problèmes de cette convention est qu’il n’y a pas de résultat direct comme dans les autres conventions de l’UNESCO (patrimoine mondial, patrimoine immatériel...) qui fonctionnent sur un système de listes. Il s’agit en fait d’un cadre normatif général qui vise à promouvoir la diversité des expressions culturelles dans les politiques nationales. Son but initial était d’instaurer un équilibre des flux culturels. Or, c’est un instrument important mais non suffisant. Actuellement, les ressources du fonds, c’est 7,7 millions de dollars – autrement dit quelque chose de peu important à l’échelle mondiale.
Aujourd’hui, 142 États ainsi que l’UE adhèrent à la Convention. Quels sont les pays qui ont été particulièrement impliqués dans cette réflexion ?
Au départ, l’exception culturelle est plutôt un débat entre les États-Unis d’un côté, l’Union européenne et le Canada de l’autre. La France et le Canada ont été les deux promoteurs majeurs de cette Convention : ce sont eux qui ont défendu de manière très fervente la diversité culturelle à l’extérieur. Mais les gouvernements nationaux ne sont pas les seuls impliqués : on trouve notamment le gouvernement du Québec qui a une action très dynamique, le gouvernement de Catalogne, l’Organisation internationale de la Francophonie, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, même si on pourrait dire que la position de cette dernière n’est pas tout à fait claire. Au sein de l’UE, il y a en effet une division entre les pays du sud et les pays du nord. Les premiers ont une tradition interventionniste et considèrent que l’État doit jouer un rôle majeur dans la culture : c’est le cas de la France, de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie, de la Belgique, de la Grèce. Les seconds – Pays-Bas, Royaume-Uni et pays scandinaves – ont une approche plus néolibérale ou disons pluraliste : ils considèrent que cette question doit être également traitée par d’autres acteurs, que ce soit des associations, des fondations, le secteur privé etc. Par extension, ils considèrent que les États sont des acteurs parmi d’autres et que l’intervention étatique ou l’implication de l’Union européenne dans les affaires culturelles ne devraient pas jouer de rôle majeur.
Dans les faits, cette Convention semble surtout concerner le secteur de l’audiovisuel.
L’audiovisuel est une question sous-jacente car la France voulait protéger son industrie cinématographique dans la tradition interventionniste qui est la sienne. Il s’agit pour elle d’un enjeu identitaire mais aussi économique. Si la mobilisation a été plus forte que pour la musique ou l’édition, c’est parce que la force de mobilisation des acteurs du cinéma est très importante : elle s’appuie sur des ressources économiques, médiatiques et humaines supérieures aux autres secteurs.
Rappelons par exemple que la pétition contre l’inclusion de la culture dans les négociations commerciales entre l’Union européenne et les États-Unis a été lancée à l’initiative du monde cinématographique – notamment des frères Dardenne.
Quel est l’impact de la généralisation du numérique sur cette réflexion ?
La place des industries numériques dans les négociations commerciales est aujourd’hui au cœur du débat ! Prenons Netflix. Pour les États-Unis, il s’agit d’un service de télécommunication, ou même d’un service du commerce électronique, c’est-à-dire que ça n’a rien avoir avec la culture. À leur sens, ce type de service doit donc être inscrit dans l’agenda des négociations commerciales.
D’un autre côté, des pays comme la France ou la Belgique considèrent que les services numériques sont en fait des services culturels et qu’ils doivent donc être exclus des accords commerciaux, d’où le grand débat actuel à l’échelle européenne sur le taux de TVA des livres numériques. La France se situe dans une logique de continuité par rapport à l’exception culturelle. D’autres pays mais aussi la Commission européenne considèrent en revanche que le numérique bouleverse complètement la nature des services culturels et qu’on ne peut pas poursuivre dans cette voie.
Aujourd’hui, il n’y a pas de consensus ; le débat reste à suivre.
Doit-on considérer que le numérique promeut ou menace la diversité culturelle ?
Il y a des opportunités et quelques menaces. On pourrait dire qu’avec le numérique, on a la même illusion que celle qu’on a eue concernant le libre-échange dans les années 90. L’argument des États-Unis et des majors hollywoodiennes, c’était alors de dire que le libre-échange soutenait la diversité et qu’il y aurait une autorégulation du marché de produits et services culturels. Mais on sait aujourd’hui que c’est faux. On voit pourtant que cet argument revient.
Certes, dans le numérique, il y a une multiplication des contenus culturels et un accès beaucoup plus facile, mais cela ne veut pas dire qu’il y a une distribution diversifiée. L’éducation, la sensibilisation et la curiosité des internautes deviennent des facteurs majeurs pour la promotion de la diversité des expressions culturelles. Avec l’émergence d’acteurs numériques très puissants comme Netflix, Google ou Amazon, s’est aussi imposée la possibilité de gérer les données et d’orienter les goûts des consommateurs. Sans oublier la question du « digital divide » (fracture numérique) : moins de la moitié de la population planétaire a accès à internet. Quant aux créateurs, ils peuvent profiter de nouveaux modes de financement participatifs, mais à côté de ça, le piratage numérique diminue leurs moyens financiers.
La CDEC est-elle adaptée à ces changements ?
Il y a actuellement une réflexion pour adapter cette Convention à la révolution numérique. Le numérique bouleverse la nature des politiques culturelles et leur raison d’être, notamment parce qu’un des principes de l’ère conventionnelle – c’est-à-dire analogique –, c’était la territorialité. Il y a deux ans, il y a eu un grand débat à propos de l’installation du siège de Netflix en Europe continentale. Rappelons en effet que le système français en matière d’audiovisuel se base sur un principe très simple et certainement très malin : n’importe quel diffuseur cinématographique doit contribuer à la production cinématographique française. Ainsi, le budget du Centre National du Cinéma n’est pas lié au budget de l’État mais au consommateur, aux performances du marché : il y a une taxe sur les billets de cinéma, sur la vidéo, sur le chiffre d’affaires des grandes chaînes de télé. Tous les diffuseurs doivent contribuer. Or, Netflix est un diffuseur mais dans la mesure où son siège est aux Pays-Bas, il n’est pas soumis à la législation française et n’a donc pas l’obligation de contribuer à la production cinématographique française.
L’enjeu de la diversité culturelle ne se situe pas seulement au niveau de la production mais de la diffusion...
Depuis la fin des années 90, on a une production cinématographique florissante à l’échelle européenne, proportionnellement beaucoup plus importante que celle des États-Unis, mais le problème majeur, c’est en effet la distribution : quelques conglomérats puissants contrôlent les canaux de diffusion. Le marché indien, par exemple, est dominé par Bollywood à 90 %. La Chine, le Japon ou la Corée du Sud connaissent un équilibre 50/50 entre la production nationale et le cinéma hollywoodien. Idem pour la France. Mais dans les pays de l’Europe de l’Est ou en Amérique latine, en Australie, au Canada etc., il y a clairement une domination de Hollywood. Globalement, la distribution n’est pas diversifiée. Un film portugais n’arrive pas dans les salles suédoises et un film italien n’arrive pas dans les salles polonaises.
Or cela contrevient aussi à la constitution d’une identité européenne...
Bien sûr. L’Europe n’a pas mesuré les implications identitaires de cet enjeu. Certes, les biens culturels soulèvent des enjeux économiques mais ce sont aussi des véhicules d’idées, de valeurs, de représentations collectives. On peut par exemple penser aujourd’hui que le piratage numérique est au service du soft power américain. Toutes les grandes plateformes ont la capacité d’orienter les goûts des consommateurs. En fin de compte, c’est également une question technique – la gestion des algorithmes – à laquelle doit aujourd’hui se confronter la Convention et à la quelle il faudra donner des réponses politiques et normatives.
Julie Luong
septembre 2016
Julie Luong est journaliste indépendante