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Manneken-Pis, les chats et la gamelle de la police

07 mai 2016
Manneken-Pis, les chats et la gamelle de la police

En ces temps d’actualité terroriste, politiques, journalistes et citoyens partagent un même constat : « nous avons été attaqués dans nos libertés fondamentales. » À en croire les expressions qu’elles adoptent sur les réseaux sociaux, ces libertés fondamentales sont surtout des droits. Droit de vivre ses passions, ses désirs, ses amours, droit d’aller en terrasse, droit de boire encore des bières, de manger des frites et des moules. La circulation virale de multiples pieds-de-nez épicuriens après les attentats de ce 22 mars rappelle une fois de plus que, conformément aux clichés, le belge aime rire, bien manger et se moquer de tout qui s’attaquerait à sa belgitude. Faut-il pour autant y trouver la consolidation de ce que les terroristes risqueraient de nous dérober ?

« Allons boire un verre ! »

La dérision et l’autodérision ont depuis longtemps droit de cité à la radio-télévision belge. Sous la forme de fausses chroniques, faussement sérieuses mais aussi parfois faussement politiquement incorrectes, des humoristes/chroniqueurs de plateau nous offrent quotidiennement notre dose de satire. Leur efficacité médiatique tient dans la brièveté du moment qui leur est aménagé au sein d’un flux informationnel sérieux. Leur inefficacité politique tout autant. Après la blague politique du jour, retour à l’invité qui, très peu éclaboussé par les attaques dont il vient de faire l’objet, rigole de bon cœur avant de redevenir extrêmement sérieux. C’est de bonne guerre. Il sait que la blague est momentanée. L’épreuve politico-médiatique, la vraie, l’opposera à son interlocuteur qui n’est jamais le satiriste de passage. Lui est prié de n’être qu’un fou du roi, un garant indirect de l’autorité (l’information sérieuse) qui canalise et neutralise donc ses moqueries les plus virulentes.

Manneken peace still pissing chocolate

Au lendemain des attentats de ce 22 mars 2016, nos chroniqueurs sont fidèles au poste. Mais cette fois, en un premier temps, point de blague ou de dérision sur l’actualité. Plutôt des appels répétés au premier degré pour dire qu’ils aiment tout le monde ou qu’il faut aujourd’hui retourner près des siens pour leur montrer combien on les aime. Trois compréhensions différentes s’imposent. À première vue, il ne s’agit là que d’une concession faite à l’émotion « collective » qui s’est emparée de la population belge. Ne rions pas des meurtriers qui viennent de sévir sous nos yeux. En deuxième lecture pourtant, on peut aussi suggérer que le chroniqueur a compris que l’heure n’est pas aux fausses attaques cinglantes, à la satire inoffensive. Fini de rire, c’est-à-dire : fini de jouer le jeu d’une critique drôle mais concédée. L’appel à l’amour est alors à prendre au premier degré. Enfin, une troisième compréhension des injonctions à s’aimer les uns les autres brouille encore un peu plus les pistes. Peut-être peut-on en effet les comprendre comme des moqueries dirigées contre ces mêmes appels qui fleurissent un peu partout sur la toile. Impossible de trancher pour une fois. Tant mieux, car cela signifie que le chroniqueur s’est affranchi, le temps d’un billet, du jeu qui lui assigne d’ordinaire une place inoffensive.  

pis and laughAu même moment les internautes prennent le relais de la blague et du trait d’esprit espiègle. Dessins et maximes humoristiques, montages qui détournent des artefacts de symboles nationaux, et brefs commentaires adressés aux terroristes qui vont perdre la guerre « parce qu’ils n’auront pas les terrasses et la bonne bière » circulent et se démultiplient de façon exponentielle sur facebook, twitter et instagram. Des doigts d’honneur faits de frites, des Manneken-Pis qui éteignent des mèches de bombes, « Piss & Love ». De l’amour, oui. La paix, c’est déjà plus compliqué. Il y a des bombes occidentales, qu’on le veuille ou non, qui sont plus difficiles à éteindre dans les corps-machines des terroristes souvent revenus d’ailleurs.

Mais pourquoi soudain une majorité d’internautes s’accordent-ils pour trouver dans la bonne chair le support même d’une liberté qu’il s’agirait de défendre face à l’attaque terroriste ? Quel rapport aux « libertés fondamentales » entretiennent d’ordinaire les lieux de ces effusions de messages ? Et dans notre vie quotidienne hors facebook ? Ici, et sans pour autant prôner le contraire de ces appels au bonheur, le constat peut être défaitiste. Car s’il faut une action terroriste pour se retrouver, à cette échelle, autour de l’invitation à « aller boire un verre », ce ne sont peut-être pas nos libertés fondamentales qui s’expriment à travers le dérisoire devenu acte de résistance, mais plutôt nos libertés marginales, c’est-à-dire celles que nous rappelle le bruit des bombes. Quelle place en effet ces moments de bonheur, les free hugs et autres invitations à « faire l’amour, pas la guerre » occupent-ils réellement dans nos institutions, sur les réseaux, au travail, en « temps normal » ? Pourquoi les lieux où se discute durement le sort du financement de la culture, de la politique internationale, des lois sociales n’inscrivent-ils pas au frontispice de leurs chapelles les frites, la bière et des bisous pour tous ? Pourquoi ces appels se limitent-ils au flux très passager de nos posts ou de panneaux provisoires accrochés à la hâte dans les halls d’entrée de nos institutions pour que chacun puisse y laisser son message de solidarité ?

frites bière

 

Free Katz

Quelques jours après les attentats parisiens du 13 novembre 2015, la police belge procède à plusieurs perquisitions dans des quartiers bruxellois qualifiés de sensibles. Dans ce contexte, les forces de l’ordre adressent une injonction claire aux journalistes et aux internautes. Prière de ne pas communiquer au sujet des opérations en cours. La consigne de blackout est largement suivie. Sur les plateaux de jt ainsi que sur les sites de la presse écrite, le flux d’informations sur les opérations anti-terroristes est interrompu. Et pendant quelques heures les journalistes-connectés responsables du dossier sont libérés de leur abonnement aux plateaux de l’actualité. La passivité, l’interruption du flux médiatique est pourtant une impossibilité. « On ne peut pas ne pas communiquer. » Ce constat trouve dans les réseaux un nouveau support matériel qui dépasse de loin l’inévitable échange de signes, même involontaire, qu’il visait à l’origine. Très vite, au lieu de se taire, les internautes reprennent en effet leur souris pour inonder les réseaux d’innombrables images de chats. Ici aussi, comme dans le cas des cornets de frites et du Manneken-Pis, le phénomène est viral et fait rapidement le buzz au point d’être relayé par de grands médias qui saluent la capacité des belges à « détendre l’atmosphère1 ».

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policeCes facéties belgo-belges aux yeux de nos voisins français ne répondent pourtant pas à des actes terroristes. Elles ne peuvent pas être assimilées aux cornets de frites et autres blagues grivoises adressées aux djihadistes. L’apparition des inoffensives frimousses de félins répond en effet à une injonction des forces de l’ordre elles-mêmes, et réalise une autocensure sans nul doute légitime qui se déploie pourtant dans le lieu même de ce que certains considèrent comme la Saint-Siège de la liberté d’expression. Ces chats me sont plus sympathiques que le Manneken-Pis. Certes, ils réalisent eux aussi l’apparition provisoire de la bonne humeur généralisée en heures sombres. Mais ils ne participent pas d’une marginalisation de nos libertés ou de notre envie « d’avoir bon ». D’abord parce que l’invasion des chats ne recycle nullement ce qui n’est qu’un amas de clichés nationaux. Ensuite parce que l’objet de la dérision est ici la liberté d’expression elle-même. Et cette dérision-là est bien plus contagieuse que tout autre consensus autour d’un « vivre-ensemble » passager.

Le 23 novembre 2015, pour remercier les belges d’avoir respecté son invitation au silence, la police fédérale twitte à son tour une photo pour le moins inhabituelle : une gamelle de croquettes pour chat. Cet humour ne vise personne, si ce n’est le sérieux de la police lui-même. De l’autodérision dans sa plus simple expression.  

« …sinon, ce sont les terroristes qui gagnent. »

Dans ce texte rédigé « à froid », alors que la réflexion sur ce qui vient de se passer en Belgique n’est pas encore aisée, j’ai essayé d’aborder la dérision, l’humour et le satirique qui se généralisent chaque fois que nous sommes touchés par un événement terroriste. Les objets rapidement évoqués dans ce cadre associent nos libertés fondamentales aux plaisirs simples et à l’envie de vivre joyeux. Il ne m’appartient pas de dire ici si cela est souhaitable ou non. Par contre, il me semble impératif de réfléchir sans trop tarder à la place d’exception qu’occupe dans notre société l’envie de vivre joyeux. Car si nous croyons que le plaisir fait notre liberté, s’il faut réellement faire l’amour plutôt que la guerre et sortir pour boire un verre plutôt que de se murer dans la tristesse, alors il est une victoire qu’il ne faut pas accorder aux terroristes : de décider à notre place quand il est temps de se souvenir de l’importance de la dérision généralisée.

 

Jeremy Hamers
mars 2016

crayongris2Jeremy Hamers est chercheur au département des Arts et sciences de la communication de l’ULg. Ses principales recherches portent sur la représentation cinématographique et médiatique d'actes de violence politique et sur les rapports entre théorie critique, télévision et cinéma allemand après 1945.


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