Manneken-Pis, les chats et la gamelle de la police

En ces temps d’actualité terroriste, politiques, journalistes et citoyens partagent un même constat : « nous avons été attaqués dans nos libertés fondamentales. » À en croire les expressions qu’elles adoptent sur les réseaux sociaux, ces libertés fondamentales sont surtout des droits. Droit de vivre ses passions, ses désirs, ses amours, droit d’aller en terrasse, droit de boire encore des bières, de manger des frites et des moules. La circulation virale de multiples pieds-de-nez épicuriens après les attentats de ce 22 mars rappelle une fois de plus que, conformément aux clichés, le belge aime rire, bien manger et se moquer de tout qui s’attaquerait à sa belgitude. Faut-il pour autant y trouver la consolidation de ce que les terroristes risqueraient de nous dérober ?

« Allons boire un verre ! »

La dérision et l’autodérision ont depuis longtemps droit de cité à la radio-télévision belge. Sous la forme de fausses chroniques, faussement sérieuses mais aussi parfois faussement politiquement incorrectes, des humoristes/chroniqueurs de plateau nous offrent quotidiennement notre dose de satire. Leur efficacité médiatique tient dans la brièveté du moment qui leur est aménagé au sein d’un flux informationnel sérieux. Leur inefficacité politique tout autant. Après la blague politique du jour, retour à l’invité qui, très peu éclaboussé par les attaques dont il vient de faire l’objet, rigole de bon cœur avant de redevenir extrêmement sérieux. C’est de bonne guerre. Il sait que la blague est momentanée. L’épreuve politico-médiatique, la vraie, l’opposera à son interlocuteur qui n’est jamais le satiriste de passage. Lui est prié de n’être qu’un fou du roi, un garant indirect de l’autorité (l’information sérieuse) qui canalise et neutralise donc ses moqueries les plus virulentes.

Manneken peace still pissing chocolate

Au lendemain des attentats de ce 22 mars 2016, nos chroniqueurs sont fidèles au poste. Mais cette fois, en un premier temps, point de blague ou de dérision sur l’actualité. Plutôt des appels répétés au premier degré pour dire qu’ils aiment tout le monde ou qu’il faut aujourd’hui retourner près des siens pour leur montrer combien on les aime. Trois compréhensions différentes s’imposent. À première vue, il ne s’agit là que d’une concession faite à l’émotion « collective » qui s’est emparée de la population belge. Ne rions pas des meurtriers qui viennent de sévir sous nos yeux. En deuxième lecture pourtant, on peut aussi suggérer que le chroniqueur a compris que l’heure n’est pas aux fausses attaques cinglantes, à la satire inoffensive. Fini de rire, c’est-à-dire : fini de jouer le jeu d’une critique drôle mais concédée. L’appel à l’amour est alors à prendre au premier degré. Enfin, une troisième compréhension des injonctions à s’aimer les uns les autres brouille encore un peu plus les pistes. Peut-être peut-on en effet les comprendre comme des moqueries dirigées contre ces mêmes appels qui fleurissent un peu partout sur la toile. Impossible de trancher pour une fois. Tant mieux, car cela signifie que le chroniqueur s’est affranchi, le temps d’un billet, du jeu qui lui assigne d’ordinaire une place inoffensive.  

pis and laughAu même moment les internautes prennent le relais de la blague et du trait d’esprit espiègle. Dessins et maximes humoristiques, montages qui détournent des artefacts de symboles nationaux, et brefs commentaires adressés aux terroristes qui vont perdre la guerre « parce qu’ils n’auront pas les terrasses et la bonne bière » circulent et se démultiplient de façon exponentielle sur facebook, twitter et instagram. Des doigts d’honneur faits de frites, des Manneken-Pis qui éteignent des mèches de bombes, « Piss & Love ». De l’amour, oui. La paix, c’est déjà plus compliqué. Il y a des bombes occidentales, qu’on le veuille ou non, qui sont plus difficiles à éteindre dans les corps-machines des terroristes souvent revenus d’ailleurs.

Mais pourquoi soudain une majorité d’internautes s’accordent-ils pour trouver dans la bonne chair le support même d’une liberté qu’il s’agirait de défendre face à l’attaque terroriste ? Quel rapport aux « libertés fondamentales » entretiennent d’ordinaire les lieux de ces effusions de messages ? Et dans notre vie quotidienne hors facebook ? Ici, et sans pour autant prôner le contraire de ces appels au bonheur, le constat peut être défaitiste. Car s’il faut une action terroriste pour se retrouver, à cette échelle, autour de l’invitation à « aller boire un verre », ce ne sont peut-être pas nos libertés fondamentales qui s’expriment à travers le dérisoire devenu acte de résistance, mais plutôt nos libertés marginales, c’est-à-dire celles que nous rappelle le bruit des bombes. Quelle place en effet ces moments de bonheur, les free hugs et autres invitations à « faire l’amour, pas la guerre » occupent-ils réellement dans nos institutions, sur les réseaux, au travail, en « temps normal » ? Pourquoi les lieux où se discute durement le sort du financement de la culture, de la politique internationale, des lois sociales n’inscrivent-ils pas au frontispice de leurs chapelles les frites, la bière et des bisous pour tous ? Pourquoi ces appels se limitent-ils au flux très passager de nos posts ou de panneaux provisoires accrochés à la hâte dans les halls d’entrée de nos institutions pour que chacun puisse y laisser son message de solidarité ?

frites bière

 

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