Le présent article a été rédigé ce mardi 22 mars 2016 pendant la matinée et terminé en fin de journée. Devant la télévision. L’analyse de quelques articles de presse sur une émission de télévision réputée populiste face à l’actualité terroriste, tournant en boucle un jour de plus, désigne, dans la démesure des moyens, l’exigence de se détacher d’une passivité médiatique sans précédent.
Début février 2016, Le Soir Magazine consacrait une chronique de son supplément télé au passage de Cyril Hanouna sur « Le Divan » de Marc-Olivier Fogiel1. Soumis à la séance de psychanalyse un peu élémentaire de l’animateur de France 3, C. Hanouna n’en passe pas moins en cette occasion une épreuve de respectabilité. « Pari réussi », écrit-on alors, pour celui qui, de « trublion de D8 » ou de « clown du PAF », présente ce soir-là le profil « bouleversant » du fils de médecin d’origine tunisienne qui a fait preuve de patience et de persévérance sur « le long chemin de la reconnaissance ». « C’est aussi la force du concept de l’émission : le divan, avec une forme d’intimité, un face-à-face sans langue de bois qui vise à l’essentiel, sans promo. » Quelques semaines, quelques nouilles dans un caleçon et un étron plus tard, le même est « le premier empereur de la "buzzocratie" », « un Donald Trump à la française » et, pour tout dire, « l’homme à abattre ». Le présentateur est accusé de harcèlement sur les membres de son équipe et de menaces sur des journalistes2. L’expert sollicité par Le Soir dans le cadre de ce portrait largement à charge (Hanouna est présenté avec le doigt levé devant la tempe, dans un geste qui connote à la fois la menace et la folie) se fend d’une « analyse » qui rabat l’émission concernée – et la télévision en général – sur la logique du « dire tout et n’importe quoi » des médias sociaux, balançant entre nombrilisme et populisme3. Selon lui, l’affaire médiatico-juridique en cours révélerait simplement le fond marécageux d’une émission-poubelle. Peut-on s’en tenir à cette critique finalement banale de la télévision ?
La télévision d’aujourd’hui s’épuise entre multiplication des séries télévisées, info continue et recherche d’interactivité, d’une part, et rajeunissement, réduction des coûts et rediffusion à l’infini d’émissions du passé, d’autre part. La télévision à la télévision se présente comme un astre mort qui donnerait ses derniers feux. La Radio Télévision Belge Francophone en use et abuse au nom d’un passé glorieux, de A à Z. Et retour, vers le passé. Sur TF1, Arthur, en spécialiste raffiné et enfant de la télé, distille de plus en plus au compte-goutte les casseroles des invités de son émission. Plus généralement, les piliers de la télévision française sont invités les uns après les autres à prendre du recul. L’éviction de Julien Lepers est la partie la plus visible d’une course au rajeunissement et à la rédaction des coûts. On annonce ainsi la rediffusion de Tout le monde en parle de Laurent Ruquier le dimanche après-midi, le lendemain de sa première diffusion. Dans ce contexte, TPMP et son présentateur apparaissent comme une exception. Soutenu par des moyens financiers importants, Cyril Hanouna est le maillon fort de sa chaîne. Il peut s’appuyer sur des audiences considérables, de près de 2 millions de téléspectateurs chaque soir pour assurer l’héritage de l’histoire de la télévision. Derrick aussi bien que Michel Drucker, Christophe Dechavanne aussi bien que Patrick Sébastien. Le format de Touche pas à mon poste offre par ailleurs un format d’émission inédit, dans la tranche 19h-21h, une période stratégique pour la télévision, ne cessant de gagner du terrain dans le début de soirée, traditionnellement réservé aux films du soir.
Le fait est majeur. Les autres chaînes veulent copier le format comme on répète une formule magique. M6 veut son TPMP. TF1 aussi, où Arthur a déjà testé quelque chose de proche dans (Vendredi soir) Tout est permis avec Arthur. On compare souvent TPMP au Club Dorothée pour l’identification du présentateur à la chaîne qui le salarie. Dorothée avait en effet surfé sur la nécessité de remplir les cases « creuses » des nouvelles grilles des chaînes de la télévision privée française pour étendre sur des plages horaires presque illimitées ce qui passait déjà pour un « empire ». Le succès d’Hanouna est, avec les rediffusions du soir et du matin, de faire de même à un moment-charnière de la journée, à cheval sur l’access prime time et le prime time. Pendant plus de deux heures chaque soir, Hanouna parvient ainsi à parler de la télévision à la télévision en suscitant l’intérêt du public et des annonceurs. Avec ses comparses, il commente avec un vrai-faux sérieux la chronique hirsute de la télévision française, critiquant favorablement ou négativement les nouveaux formats, jaugeant en « spécialistes » le destin des émissions en place, élaborant le hit-parade des présentateurs (dont C. Hanouna est évidemment le leader incontesté pour la petite bande).
La bande à Hanouna se présente dès lors comme les experts d’une science sans expert, la « science télévisée », à savoir la science d’un objet fuyant, le flux télévisuel ininterrompu des images et des sons sur lequel le téléspectateur n’a pas de prise. Pas étonnant, du coup, qu’à côté des petites confidences du milieu, les avis des uns et des autres semblent souvent aléatoires, sinon arbitraires. Enora Malagré prédit le nombre de téléspectateurs pour l’émission du soir comme on lit dans le marc de café. Pourtant, il y a bien là comme une science de la télévision qui vise « l’essentiel » de la télévision. Certes une télévision de flux : il ne s’agit pas de faire droit à une télévision participative où le spectateur aurait sa place (un vrai-faux garde du corps, Moktar, marque la séparation entre le plateau et le public, dans lequel Hanouna n’hésite pas à reléguer un chroniqueur mal inspiré). Mais une télévision de flux qui rompt avec sa déclinaison contemporaine des chaînes d’information en continu qui n’ont de cesse de fasciner le spectateur sur le dernier attentat terroriste ou le dernier accident de car, où, comme le note Jeremy Hamers, le téléspectateur contemporain est confronté à des « images passées en boucle mais vides de contenu, prises de parole in situ et récits de témoins perplexes ou réduits à quelques onomatopées qui se substituent aux images absentes4 ». Face à cette télévision qui se dénonce dans le moment même où elle prétend informer, l’émission de Cyril Hanouna, qui n’a pas prétention à informer (même pas sur la télévision, contrairement à ce que fait Jean-Marc Morandini), met en scène le flux télévisuel dans le moment le plus important de la journée, alors que les émissions de décryptage et de médiation sont diffusées à des moments où, tendanciellement, personne ne regarde la télévision.
L’enchaînement des séquences de TPMP alterne commentaire direct des émissions diffusées par les différentes chaînes françaises, jeux et défis entre les chroniqueurs et montages de séquences humoristiques. L’émission met en abîme le flux télévisuel incessant, ne s’arrêtant jamais très longtemps sur une séquence, tel un « super-flux » télévisuel. Dans ce contexte, « Le journal de Bertrand Chameroy » constitue – ou constituait – certainement une séquence-limite de l’émission. Diffusé à 20h, à l’heure du JT en France, et « présenté » par un journaliste formé chez J.-M. Morandini puis au Petit Journal de Canal +, la séquence peut bien passer pour « l’info version Hanouna », comme l’écrivait récemment une autre rubrique « culturelle » du Soir au titre déconcertant, « Bertrand Chameroy le déserteur5 ». Mais que dire alors de l’information version Canal +, par le petit bout de la lorgnette de Yann Barthès, ou France Inter auxquels le profil et le talent de B. Chameroy semblent le destiner ? Mais qu’en est-il aujourd’hui de l’information des chaînes publiques comme France 2 ou La Une ? Une information réputée « sérieuse » qui ne trouve pourtant de crédibilité qu’à voir le dispositif informationnel (hommes- et femmes-troncs et images vides) flanqué d’autres « chroniqueurs », comme Audrey Goutard ou Justine Katz, branchés sur leur ordinateur et sur la ligne directe du ministère de l’Intérieur.
Face au sérieux aveugle de ce « vide informationnel », Touche pas à mon poste a le mérite d’offrir une forme de réflexivité aussi réelle qu’elle est certainement involontaire. À prendre au sérieux le titre de l’émission, on peut bien penser que la bande d’Hanouna prend sur elle de rejouer le flux télévisuel dans ce qu’il a de chamarré, de ridicule et d’insupportable. On peut à raison soutenir que TPMP rejoue au carré les séances d’humiliations ridicules de Patrice Carmouze par Christophe Dechavanne. Il faut pourtant, au-delà, relever un dispositif complexe. Autour de l’animateur-vedette, l’équipe de TPMP joue tous les rôles et rejoue tous les moments du flux, avec ses personnages secondaires et ses seconds rôles masculins et féminins, ses personnages stabilisateurs (Jean-Luc Lemoine ou Julien Courbet), ses souffre-douleurs (Mathieu Delormeau), le bras droit du patron (Enora Malagré, minuscule mais toute-puissante) et, finalement, les comparses du chef (Camille Combal ou Bertrand Chameroy) qui, dans une improvisation jouée, cherche chaque soir à réactiver le moment où, enfin, quelque chose se passe dans le flux des images et des sons télévisuels.
Où est la satire dans ce montage bigarré, incertain, tumultueux, parfois de mauvais goût que constitue TPMP ? Dans le fait qu’il nous amène à nous demander, lorsque nous attendons quelque chose de la télévision, où se trouve l’information dans le flux ininterrompu de l’information en continu qu’on nous impose.
Grégory Cormann
22 mars 2016
Grégory Cormann est chercheur en philosophie politique et sociale à l’ULg. Il codirige le centre de recherches en philosophie politique –Matérialités de la politique (MAP). Ses travaux portent notamment sur les émotions collectives et sur la violence politique.
2 Maxime Biermé, « Cyril Hanouna, premier empereur de la "buzzocratie" », Le Soir, 16 mars 2016, p. 32-33.
3 Nicolas Crousse, « "Tout ça, c’est beaucoup de nombrilisme". Entretien avec Jacques Folon », ibid., p. 33.
4 J. Hamers, « "Nous sommes en direct" », Politique, n° 93, janvier-février 2016, p. 51.