La bêtise au front de taureau : du bullshit considéré comme un des beaux-arts

Fotolia 57268759 XSNul n’échappe à la bêtise, surtout pas le monde savant qui fait preuve, en la matière, d’une inventivité inépuisable. Parmi les variétés les plus retorses, l’espèce que les anglo-saxons qualifient de bullshit occupe une place de choix. Mais s’il est une chose qui peut faire reculer l’énorme animal au front de taureau, c’est le rire du satiriste…

« Procédés irritants pour camoufler l’absence de prise de position » ; « goût pour les 'écrans de fumée' masquant l'incapacité à répondre à une question » ; « abus de liens logiques ("en effet", "donc") pour créer artificiellement une cohérence entre des analyses disparates. » Voilà une bien misérable copie, et une bien légitime colère à la hauteur des attentes de l’évaluateur, car les misérables étudiants visés ici ne sont pas n’importe qui : les récents candidats au concours d’entrée de l’ENA, antichambre et matrice de cette véritable « noblesse d’État » qui, à travers les grandes écoles françaises, (re)produit les élites de la République1.

Cet étonnement du jury est lui-même étonnant : au fond, que peut-on attendre d’autre de candidats soucieux avant tout de plaire, hyper-préparés au jargon technocratique, connaissant par cœur tous les mots-clés du moment, sinon qu’ils tentent de masquer leur ignorance et pratiquent l’esquive rhétorique ? N’ont-ils pas tout simplement mobilisé les compétences adaptatives que l’on attend d’eux ? La langue anglaise dispose d’un terme très imagé pour qualifier ce mélange de bluff et de pacotille chez celui qui cherche à se sortir d’une situation qui requiert de s’exprimer sur des sujets dépassant ses connaissances : le bullshit – que l’on pourrait rendre tout à la fois par salade, galimatias, billevesées, c***. Sans doute nos candidats recalés à l’ENA ont-ils des progrès à faire sur ce plan. À moins qu’ils n’utilisent l’un de ces innombrables « générateurs de langue de bois », « pipotrons » ou autres « blablateurs » qui permettent aujourd’hui de reproduire les éléments de langage de plus en plus nécessaires à la conduite d’un État moderne2.

Ca ressemble à du talent

Il y a trente ans, le philosophe moral américain Harry G. Frankfurt tentait de clarifier les contours de ce phénomène aussi omniprésent qu’insaisissable, dans un article depuis lors largement cité et diffusé3. Pour Frankfurt, ce qui caractérise le bullshit, et qui le différencie d’autres manières de tromper son monde, c’est une « déconnection d’avec un souci pour la vérité », une « indifférence à la manière dont les choses sont réellement ». La personne qui a recours au bullshit n’est pas à proprement parler un menteur. Pour espérer s’en sortir avec un mensonge, encore faut-il, en effet, se situer par rapport à la vérité. Le bullshitter n’est, quant à lui, même pas obligé de connaître la vérité pour produire ses effets. De ce point de vue, sa performance relève davantage du domaine de l’invention. Pour se tailler un chemin à coups de bullshit (to bullshit one’s way through), il faut même une bonne dose de créativité, d’imagination, voire de métier. Des domaines comme la publicité ou la communication fournissent des exemples quotidiens de bullshit très soigné, réalisé selon des standards parfaitement professionnels.

sokalDepuis la charge contre les « Sorbonagres » de Rabelais jusqu’à la galerie de professeurs excentriques dans la trilogie de campus novels de David Lodge, le microcosme universitaire offre depuis toujours un terreau fertile à l’observation de cette forme de bêtise savante dont Robert Musil disait que, « si elle ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête ». C’est à une cible de ce genre qu’en 1996, dix ans après l’essai de Frankfurt, s’attaquera le physicien Alan Sokal à travers son fameux canular. Prenant au mot la prétention des philosophes postmodernes à considérer que nos connaissances les plus solides, même dans le domaine des sciences de la nature, ne sont jamais que des « constructions sociales », Sokal réussira à faire publier dans une revue de sciences humaines (Social Text) un vrai-faux article, collage pseudo-savant de citations d’intellectuels faisant autorité dans le domaine et de propositions absurdes visant à démontrer que la physique quantique n’est qu’une affaire de convention linguistique. Sokal attaquait les postmodernes sur un point extrêmement sensible pour toute communauté savante prétendant se réguler de manière autonome : son mode d’administration de la preuve, sa capacité à s’appliquer des critères de sélection rigoureux, en s’appuyant sur un système éprouvé de relecture par les pairs.

BilligLa bonne exécution de ces canulars suppose que, dans un premier temps, les codes rhétoriques et discursifs de la cible à satiriser soient parfaitement compris et imités, de manière à passer pour des formes légitimes et entraîner l’adhésion des évaluateurs. Dans un deuxième temps, à la faveur d’un démenti officiel, ces codes sont ensuite exposés pour ce qu’ils sont, de purs codes discursifs, des machines textuelles déconnectées de la réalité et reproductibles indépendamment de toute connaissance empirique – bref, du bullshit. La vacuité du jargon reflète et vient redoubler une faiblesse plus générale, un défaut de jugement, une incapacité de ces communautés à distinguer le vrai du faux, une propension à s’illusionner et s’éblouir de tout ce qui se donne un vernis de scientificité et flatte des orientations politiques et/ou paradigmatiques préétablies. Au final, il s’agit de dénoncer l’imposture (la « junk science » ou « science poubelle ») par l’imposture. En ce sens, ces canulars sont des sortes de simulacres. Pour reprendre la terminologie du théoricien de la fiction Jean-Marie Schaeffer, ils jouent de la frontière entre « feintise ludique » (le faux, la fiction) et « feintise sérieuse » (la tromperie, l’imposture).

Le procédé a, depuis lors, été reproduit à plusieurs reprises sur des cibles analogues. En 2015, c’était au tour du sociologue Michel Maffesoli de se faire piéger par un faux article sur les « soubassements imaginaires d’un objet socio-technique contemporain : l’Autolib’ », publié dans la revue Sociétés dont il était le fondateur et le directeur4. Personnalité controversée, notamment pour avoir dirigé la thèse de l’astrologue Élisabeth Teissier, mais aussi pour sa stratégie de mainmise institutionnelle, Maffesoli représentait cependant une cible de portée comparativement plus faible, impropre en tout cas à relancer la « Guerre des Sciences » que Sokal avait réussi à déclencher à la fin des années 1990.

Il en va de même pour un autre canular pourtant succulent, à l’encontre d’une cible encore plus spécifique, bien que toujours située dans le périmètre de la théorie postmoderne, à savoir le « tournant animal » que cette dernière aurait récemment pris. L’article, publié dans la revue Totalitarianism and Democracy, aurait pourtant dû mettre la puce à l’oreille des relecteurs, tant il fourmillait d’indices de fictionnalité : ainsi, la première victime du mur de Berlin n’aurait pas été un humain, mais un chien policier nommé Rex, qui plus est descendant direct, tout comme ses collègues canidés qui patrouillaient alors sur le mur, des bergers allemands déployés à Buchenwald5


 

 

1 « “Pauvreté des idées”, “conformisme”… Les candidats à l’ENA étripés par le jury du concours d’entrée », L’Obs, 16 mars 2016. En ligne

2 Chacun de ces outils est disponible en ligne. Le « blablateur » a, par exemple, été conçu pour Le Figaro avec l’aide du politologue Thomas Guénolé. Dans le même esprit, on peut voir, dans une vidéo extraite de son spectacle, l’animateur-militant Franck Lepage improviser deux discours successifs avec un jeu de cartes de dix-sept concepts.

3 Harry Frankfurt, « On Bullshit » (1986), Raritan Review, vol. 6, n°2. Repris ensuite en volume, puis publié séparément en plaquette (On Bullshit, Princeton and Cambridge, Princeton University Press, 2005).

4 Pour le communiqué officiel des auteurs du canular, voir Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, « Le maffesolisme, une ‘sociologie’ en roue libre. Démonstration par l’absurde », Carnets Zilsel, 7 mars 2015. En ligne. Le site des Carnets Zilsel comprend un dossier très complet sur l’affaire.

5Philip Oltermann, « Human-animal studies academics dogged by German hoaxers », The Guardian, 1 mars 2016. En ligne.

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