La bêtise au front de taureau : du bullshit considéré comme un des beaux-arts

Une véritable « quantophrénie » scientifique

On peut toutefois se demander si de tels canulars sont toujours pertinents. Le contexte a en effet changé depuis Frankfurt et Sokal. L’autonomie du champ scientifique est aujourd’hui moins mise à mal par le relativisme postmoderne que par de profonds bouleversements des modes de publication et d’évaluation (on serait tenté de dire de production et de consommation) de la recherche. Sous couvert d’excellence, dans un contexte de compétition accrue, les chercheurs sont de plus en plus confrontés à des critères purement quantitatifs, en termes d’impact ou de réputation, une véritable « quantophrénie » qui privilégie de plus en plus la référence à des métriques et à des indicateurs dont les utilisateurs sont souvent les premiers à reconnaître le caractère mal construit. L’évaluation permanente conduit à une politique de publication à tout prix qui a pour conséquence une véritable inflation éditoriale, une surcharge d’information qui condamne l’immense majorité de ce qui est publié à l’invisibilité – au point que le philosophe allemand Peter Sloterdijk a pu parler récemment de « pacte de non-lecture » pour caractériser l’horizon d’attente de ces textes6.

Get me offUne telle situation ne peut que contribuer à élever la masse de bullshit à des niveaux totalement inédits. Première victime collatérale de cette situation : l’Open Access, dont il n’est que trop facile de démontrer le manque de rigueur et de contrôle collectif. En 2013, un journaliste américain a envoyé à des revues médicales en Open Access 304 versions d’un article sur les prétendues vertus anti-cancéreuses d’une molécule extraite d’un lichen, écrit par le chercheur fantôme d’un institut imaginaire. Les résultats de son expérience, publiés dans Science, sont édifiants – plus de la moitié des journaux ont accepté le papier7.

Mais sans doute n’était-il pas nécessaire de concocter un canular si élaboré. En 2009, des chercheurs avaient déjà réussi à faire publier un article entièrement généré par ordinateur, non sans se faire demander, au passage, des droits exorbitants par la revue8. Mieux : un article écrit en protestation contre la politique de sollicitation abusive de certains éditeurs prédateurs, consistant en la répétition de la phrase « Get Me Off Your Fucking Mailing List », a été republié en 2014, alors qu’il s’agissait, techniquement, d’un plagiat – la reproduction d’une réponse équivalente envoyée en 2005 par des chercheurs qu’irritait déjà cette pratique abusive9. Dans ce contexte de prolifération des incitants institutionnels à la stupidité, il n’y a pas lieu de s’étonner de la multiplication des cas de fraude. La palme du génie revient ici sans conteste au mystérieux R-L. Étienne Barnett, qui a réussi à plagier au moins dix-huit textes sur seize ans – certains articles ayant même fait l’objet de deux à trois plagiats10.

 

Une forme d'humour et de résistance

Bullshit AbstractsComment lutter contre ces formes inédites de bullshit ? La satire et le canular ont incontestablement encore un rôle à jouer, mais il convient d’élargir notre panoplie. La fulmination contre la bêtise – « l’énorme bêtise, la bêtise au front de taureau » de Baudelaire – dispose d’une longue et honorable tradition littéraire et philosophique, de Flaubert se désespérant des idées reçues à G. Deleuze renouant avec le projet nietzschéen de « nuire à la bêtise ».

Mais la colère ne procure qu’une satisfaction passagère. La lutte peut être transportée sur un terrain plus esthétique et existentiel. Depuis quelques années, avec quelques collègues dans le domaine des STS (Sciences, Techniques et Société) à l’Université de Liège11, nous produisons ce que nous appelons des « bullshit abstracts », vrais-faux résumés de communication qu’à la différence des auteurs de canulars, nous ne cherchons jamais à publier officiellement. Avec des titres comme « Jurassic Park : an Archeology of Responsible Innovation », « From Shooting Target to Vision Organs : New Mnemonics for Florida, Cuba, and the Gulf of Mexico at Large », ou « Rethinking Supply Chain Management : from Just-in-Time to Just-too-Late12 », nous empruntons nos thèmes à une grande variété de disciplines, mais avec une insistance sur la propension du monde académique à produire un contenu douteux, faussement informatif ou non-pertinent. L’exercice a pour nous valeur récréative et humoristique, dans un esprit sans doute voisin de la pataphysique, mais permet aussi de renouer avec une forme de liberté et d’attention au style que l’écriture scientifique ne permet plus que rarement aujourd’hui. Sans doute ces textes, rédigés dans le plus pur anglais globalisé, ont-ils pour nous valeur de défouloir. Mais ils représentent aussi une manière de nous réapproprier ce qui manque aujourd’hui le plus aux chercheurs soumis à des rythmes et à des impératifs de plus en plus contradictoires : le temps. En ce sens, si le bullshit n’est pas encore promu au rang des beaux-arts, il permet de renouer, à notre modeste échelle, avec une forme lente, très slow science, d’artisanat de la résistance à la stupidité.

Frédéric Claisse
Avril 2016

 

crayongris2Frédéric Claisse est chercheur post-doctoranten sciences politiques et sociales à l’Université de Liège. Ses enseignements et ses recherches portent sur l’épistémologie des sciences sociales et des méthodes participatives ; les interactions entre science, technologie et société ; la prospective et les visions du futur. Après une thèse sur la capacité du récit et de la fiction à configurer des dossiers complexes, il travaille sur les effets du storytelling sur le roman contemporain dans le cadre du projet de recherche PDR (F.R.S-FNRS) STORYFIC, au Département de Langues et Littératures romanes.




6 Peter Sloterdijk, « Plagiat universitaire : le pacte de non-lecture », Le Monde, 28 janvier 2012. En ligne.

7John Bohannon (2013), « Who’s Afraid of Peer Review? », vol. 342, n°6154, pp. 60-65. En ligne.

8 Bob Grant, « OA publisher accepts fake paper », The Scientist, 10 juin 2009. En ligne.

9 Jeffrey Beall, « Bogus Journal Accepts Profanity-Laced Anti-Spam Paper », 20 novembre 2014. En ligne sur le blog de l’auteur.

10 Michel Charles, « Le plagiat sans fard. Recette d’une singulière imposture », novembre 2014. En ligne sur le site Fabula.

11 Michiel van Oudheusden (auteur de la majorité de ces textes et inventeur de la notion) et Nathan Charlier. Nous avons récemment exposé ce projet au 17e colloque du réseau DiscourseNet, à l’Université de Navarre (Pampelune). Voir http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/194749

12Le lecteur trouvera quelques-uns de ces abstracts sur notre site.

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