Satire, réception, attention

La satire semble aujourd’hui occuper une place prépondérante dans le discours social et en vient à servir ce que certains désignent comme une « dictature de l’humour ». Elle n’est pourtant pas toujours reçue au second degré…

 

À l’occasion d’un « Éloge du détournement » publié il y a deux ans sur ce même site, je pointais les vertus de la parodie et de la satire en tant que procédés témoignant d’une capacité de perturbation et de questionnement permanent du monde tel qu’il va. François Provenzano, dans l’article qu’il signe dans le présent dossier, se demande si l’omniprésence du discours satirique ne contribue pas, de nos jours, à diminuer sa puissance contestataire. Les exemples de ratages procédant de la routinisation du procédé, en effet, ne manquent pas.

GaitetEn témoigne notamment la dernière édition du Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême : déjà troublé par le scandale lié à l’absence de femme parmi les 30 auteurs en lice pour le Grand Prix, l’événement s’est terminé comme il avait commencé ― dans l’indignation. La cérémonie de clôture a en effet été vivement critiquée après que son animateur, Richard Gaitet, a cru bon d’organiser une fausse remise de prix en prélude au véritable palmarès. Problème : la cérémonie parodique n’était pas explicitement présentée comme telle et des prix existant réellement ont été décernés à des auteurs susceptibles d’être effectivement récompensés. Dès lors, quand Richard Gaitet révèle que ce qui vient de se dérouler était un canular, l’assemblée est consternée : les auteurs qui pensaient avoir été primés et leurs éditeurs sont déçus, et ne comprennent pas ce qui a motivé une telle mascarade. Franck Bondoux, le délégué général du Festival, a réagi en précisant que toutes les remises de prix sont aujourd’hui animées par des humoristes, que l’apparence de Richard Gaitet (vêtu d’une veste bleue et d’un nœud papillon rouge, présentés rétrospectivement comme un déguisement de Fantasio) suffisait à indiquer la dimension factice de la cérémonie et que ― argument suprême ― la bande dessinée était un univers supposant l’autodérision. 

La fausse cérémonie et le discours qui sert à la légitimer soulèvent au moins deux problèmes. Il s’agit, en premier lieu, de ce que certains appellent la « dictature de l’humour », locution de plus en plus fréquente dans le discours social et désignant à la fois l’omniprésence du discours humoristique et son incontestabilité, au sens premier du terme ― à savoir, le fait qu’un discours ne peut être critiqué dès lors qu’il prétend appartenir à une veine « humoristique », le fait que, sous couvert de cette valeur revendiquée, il se révèle inattaquable.

La problématique est particulièrement vive depuis les attaques contre Charlie Hebdo et les élans en faveur de la liberté d’expression qui y ont succédé, symbolisés par la reprise à l’unisson du slogan « Je suis Charlie » ― unisson apparente, en réalité, dissimulant une multiplicité d’intérêts, jusqu’à ceux des réactionnaires les plus durs qui voient là une occasion rêvée de légitimer la libre circulation d’un racisme ordinaire (« c’est pour rire… 1»).

Le même argument d’autorité érigeant l’humour comme valeur absolue est du reste brandi par un Cyril Hanouna (étudié par Grégory Cormann dans ce même dossier) pour légitimer le fonctionnement potache de l’émission Touche pas à mon poste ― et de conférer dans le même geste une double fonction d’inclusion ou d’exclusion à l’humour (qui peut se résumer à : si tu ris, tu es avec nous ; sinon, tu es contre nous...).   

Le second écueil tient à l’épineuse question de la réception du discours humoristique. Dans Le rire2, Bergson traitait de l’humour en termes de « déguisement », de « feinte », d’« affectation » : pour que la communication humoristique fonctionne, il faut toutefois que ce déguisement soit identifié par le récepteur. La satire, la parodie, la caricature, qui sont autant de déclinaisons corrosives du discours humoristique3, ne sont pas tant efficaces quand elles dupent que quand elles sont reconnues comme telles, c’est-à-dire comme des productions inscrites dans une logique fictionnelle, dans une logique d’imitation de la réalité impliquant un « faire-semblant ». La soi-disant légitimation « De l’esclavage des nègres » ourdie par Montesquieu force le lecteur à reconnaître que les arguments énoncés par l’auteur sont absurdes, et c’est en cela qu’elle est efficace. La satire propose une simulation du monde fondée sur une logique de détournement, inscrite dans une perspective à la fois ludique et, disons, taquine ― si on entend ici taquiner comme une action de perturbation aux effets variables, qui peut aller de l’amusement à l’exaspération. Dans le cas de la fausse cérémonie d’Angoulême, les indices n’étaient pas assez clairs pour attester la dimension parodique de l’entreprise et pour permettre à l’assistance de reconnaître celle-ci. Le costume de Richard Gaitet, censé fonctionner comme un embrayeur du discours satirique, ne suffisait pas à dissiper tout malentendu : à considérer que l’idée d’un simulacre était pertinente, il aurait encore fallu imaginer des récompenses parodiques, par exemple, plutôt que de distribuer des prix existant réellement aux auteurs.

 



1 Dominique Bry livre à ce sujet un bel article sur la récupération cynique dont Desproges peut faire l’objet et sur le « prix » de l’humour. Voir « De l’art d’être le grand Pierre », Diacritik, [en ligne], 25 février 2016.

2Henri Bergson, Le rire (1901), éd.de Daniel Grojnowski et Henri Scepi, Paris, Flammarion, « GF », 2013.

3  Voir à ce sujet Dominique Noguez, L’arc-en-ciel des humours (2000), Paris, Le Livre de poche, 2010.

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