Satire, réception, attention

GenestIl est toutefois très fréquent que des productions satiriques explicitement désignées comme telles provoquent des réactions d’incompréhension ou de rejet d’individus les recevant au premier degré. Le cas du Gorafi, à cet égard, est éloquent. Ce journal satirique en ligne revendique, dès son titre, une dimension subversive en se présentant comme un travestissement du Figaro, et prolonge cette présentation ironique dans son paratexte, en se dotant d’un slogan volontairement absurde : « Depuis 1826, toute l’information de sources contradictoires ». La page Facebook du Gorafi compte près d’un million de membres et ses articles satiriques sont massivement relayés sur les réseaux sociaux. Pourtant, le nombre de commentaires naïfs tenant les fausses informations diffusées pour des faits réels ne cesse de s’accroître sur le site du journal.

Prenons l’exemple d’une dépêche publiée en mai 2013 et intitulée « Après le scandale Derrick, le passé de Véronique Genest durant la guerre fait débat ». Les contributeurs du Gorafi évoquent le scandale causé par la découverte du passé SS de Horst Tappert, acteur principal de la série Derrick, qui a entraîné la déprogrammation de cette dernière. Ils imaginent (c’est là que se déploie la fiction satirique) un similaire passé trouble à Véronique Genest, actrice-phare d’une autre série policière, Julie Lescaut. Le Gorafi joue la carte de l’absurdité : dévoilant une preuve qui n’en est pas une, le journal indique que l’actrice cherche visiblement à gommer tout trace de son passé antérieure à 1956, notamment sur sa page Wikipédia, qui n’apporte aucune information sur cette période. L’humour, évidemment, est lié au fait que le journal transforme en cause de suspicion un vide attendu : si la page Wikipédia de Véronique Genest n’indique rien avant 1956, c’est parce que l’actrice naît cette année-là… Au-delà du parallélisme entre deux héros de séries policières, le rapprochement est rendu possible parce que Véronique Genest est coutumière de ce que la novlangue desmassmédia désigne par l’euphémisme « dérapages », et qu’on pourrait plus objectivement qualifier de prises de position réactionnaires. La portée parodique est dès lors évidente. Entre les commentaires prolongeant la mystification et autres manifestations de trolling4, de nombreux lecteurs réagissent pourtant à cette information en la commentant au premier degré, critiquant le travail du journaliste et recommandant à la rédaction de faire preuve de plus de discernement5. Ces lecteurs anonymes ne sont pas seuls : on se souvient que Christine Boutin s’était également fourvoyée en citant un tweet du Gorafi comme une source fiable, au moment des débats sur la loi Famille.

 

routedurockUn autre exemple de cette lecture au premier degré de la satire s’observe avec la fausse affiche de La Route du Rock postée récemment sur la page Facebook des Inrockuptibles, après que le site du festival avait proposé aux visiteurs de créer leur programmation idéale. Les Inrockuptibles subvertissaient en effet le principe en imaginant une affiche cauchemardesque rassemblant ceux qu’ils considèrent comme les pires artistes contemporains, et relayaient celle-ci avec le lien permettant la simulation, en invitant leurs lecteurs à jouer le jeu à leur tour. Malgré la précision paratextuelle révélant la dimension factice de cette programmation (« Voici notre pire cauchemar pour la programmation de la Route du Rock. Et le vôtre ? »), la plupart des commentaires postés en réaction à celle-ci consistaient en autant d’évaluations de la qualité de l’affiche, considérée comme réelle6, et ne prolongeaient pas la logique de simulation engagée par les Inrocks7.   

Si la reconnaissance est l’une des conditions indispensables du fonctionnement comique de la parodie, que faire dès lors que, même quand la dimension fictionnelle est explicitement annoncée, une part importante du lectorat se laisse prendre à un piège qui n’est plus censé en être un ? Le problème qui se manifeste ici tient moins à une compétence encyclopédique qu’à une crise de l’attention située à un niveau fondamental : il ne s’agit même plus, dans le cas des exemples susmentionnés, de faire montre d’esprit critique et d’interpréter, il s’agit simplement de prendre le temps de lire8. À une époque où la punchline tient lieu de technique oratoire dans le débat politique et où les doctorants sont encouragés à présenter leur thèse en trois minutes, le problème dépasse évidemment le cas de la satire : il n’en contribue pas moins à affaiblir la puissance perturbatrice de cette dernière en l’obligeant souvent à opter pour le lissage et l’affadissement. Il est dès lors légitime de s’interroger sur la capacité du discours satirique à participer aujourd’hui d’une culture d’opposition.

PhilipponAu début de la Monarchie de Juillet, Charles Philippon et Honoré Daumier représentaient le roi Louis-Philippe respectivement sous les traits d’un maçon (préférant replâtrer un mur plutôt que de le reconstruire) et d’un Gargantua engloutissant l’argent du peuple : ces caricatures avaient pour fonction d’attirer l’attention du lecteur sur des travers, de dénoncer des abus, de provoquer une réaction.  Plus près de nous, l’émission Les Guignols de l’info a pu être critiquée pour son rôle dans le système politique français, et en particulier pour celui qu’elle aurait joué dans l’élection présidentielle de 1995, en diffusant une représentation favorable de Jacques Chirac à travers une marionnette le figurant clairement en « français moyen » menteur et cabotin, mais nettement plus sympathique aux yeux du grand public que le personnage de Lionel Jospin, présenté comme un raseur doublé d’un poltron. Le détournement produit en tous les cas un effet de consécration et accroît la visibilité ― « there’s one thing worse than being talking about and that is not being talking about », affirmait Oscar Wilde. Dans le contexte actuel, où les caricatures de certain candidat aux élections présidentielles américaines se multiplient en s’évertuant à faire de lui un bouffon (à l’image du sketch du miroir imaginé par Jimmy Fallon), on pourrait se demander si, au lieu de le desservir, ces saillies ne contribueraient pas à renforcer sa position, en accroissant sa présence médiatique, en participant à la construction de son ethos de self-made man capable de surmonter les obstacles et en transformant en une trop simple « bêtise » des prises de position dangereuses.

Je voudrais toutefois croire qu’il reste des espaces où l’option satirique n’est pas une finalité en soi et continue à s’envisager comme un moyen de remettre en question l’ordre établi. Au sketch de Jimmy Fallon, je préfère de cette manière l’analyse proposée par l’excellent John Oliver dans Last Week Tonight, qui prend le temps9 de déconstruire la campagne du même candidat en démontrant comment celle-ci se construit largement sur du mensonge et de la vacuité : la satire, comme dans les caricatures de Philippon et Daumier, y sert une argumentation fondée partiellement sur des analogies hyperboliques et officie comme mécanisme d’accroche, mais n’est pas un objectif en soi. De la même façon, Le Poiscaille, journal liégeois présenté ici-même par son rédacteur en chef, Luca Piddiu, se penche sur des dossiers délicats du paysage local10, en visant à ce que l’irrévérence satirique s’articule à la précision journalistique.

MarionLePenEt si tout cela ne résout pas nos failles en matière d’attention, celles-ci pourraient au moins ouvrir malgré elles un nouvel espace des possibles aux satiristes. Un bel exemple en la matière a pu s’observer durant les élections régionales françaises de 2015, où le détournement suivant comptait sur l’inattention des électeurs FN pour qu’ils considèrent le message comme authentique, suivent les instructions et provoquent en cela l’annulation de leur propre bulletin de vote.   

 

 

Denis Saint-Amand
Mai 2016

 

crayongris2Denis Saint-Amand est chercheur FNRS à l'Université de Liège. Ses recherches portent sur la littérature française du 19e siècle et sur la sociologie de la littérature.  Il a notamment publié en 2013 Le dictionnaire détourné. Socio-logiques d'un genre au second degré, PU Rennes, Coll. Interférences. 

 


 

4 Du type « Leave Véronique alone ! », qui reprend le « Leave Britney alone ! », clamé par Chris Crocker dans une vidéo de 2007 rapidement devenue un mème.

5 De cette façon, sam23 écrit : « Veronique Genest pendant la Guerre de 40 n’etait pas née … allez cela est d’un ridicule à force de vouloir prouver en inventant cela devient du n’importe quoi » ; dagues : « Véronique Genest est NÉE EN 1956, soit bien après la seconde guerre mondiale, et gamine pendant l’Algérie, je ne vois pas comment elle aurait put être lié à un passé trouble quelconque. Faîtes attention avant de publié n’importe quoi sur votre site » et flohimont : « je sais pas mais ils y en a qui doivent avant de refaire l histoire apprendre à compter, je voudrais savoir comment son passé de la guerre 40-45 est possible alors qu’elle est née en 1956 !!! ».

6Florilège parmi les premiers commentaires (anonymisés) sur les 577 postés en date du 9 mars 2016 : « C'est pas la route du Rock la c'est la route de la musique de merde la France musicalement est vraiment perdu. » ;« C'est une blague ??????????? (Hormis U2 M et Muse) Qu'est ce que les programmateurs ne comprennent pas dans “la route du rock” ???? » ; « Loooool la route du rock avec maitre gims shim et pourquoi pas Chantal Goya... C'est plus ce que c'était!!! » ; « Tu le vois le ROCK de “route du ROCK” dans la programmation toi ? Pas moi... Je crois qu'il est mort » ; « Y en a beaucoup dont on se demande se qu'ils foutent dans la route du Rock!!!!N'importe quoi!!!! » ; « Euh vous avez pensé a changer le nom de votre festival , je vois pas une seule annonce rock. Non mais Zaz quoi? »

7 François Provenzano, que je remercie d’avoir relu une première version de cet article, me fait remarquer que les Inrocks ont précisément pu miser, dans ce cas, sur la possible autonomie de la fausse affiche qui, détachée de son paratexte explicatif, se révèle un puissant générateur d’émotions (dans la logique d’un community manager : un générateur de buzz et de clics).

8Sur ce sujet, voir notamment Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014 et Matthew B. Crawford, Contact, pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, trad. Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2016.

9Un peu moins de 22 minutes : c’est évidemment beaucoup trop peu pour une question qui mériterait d’être étudiée plus en profondeur, mais c’est aussi la durée moyenne d’une communication à un colloque de sciences humaines, la moitié d’une mi-temps d’un match de football, quatre fois le sketch de Fallon et sept prestations de candidats à « Ma thèse en 180 secondes », soit une éternité dans le monde de l’entertainment.   

10 Dans les deux derniers numéros (43 et 44), on épinglera les enquêtes sur l’omniprésence de l’ASBL Les Ardentes, sur la grand’messe Karbon Kabaret et sur la fermeture des Ateliers d’Art Contemporain.

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